15 – Jumper : Reprendre le contrôle
Suivre l’androïde n’avait pas été une mauvaise idée en réalité. Arrivé à une vingtaine de mètres d’un des points d’accès, le pirate avait considérablement accéléré son rythme de marche et s’était immobilisé contre un mur. Un empressement qui signifiait une chose : quelque chose était en train de se produire et l’agent de cette faction inconnu avait été rappelé en urgence.
Jumper s’était saisi de l’opportunité pour récupérer le contenu de la mémoire du robot, notamment son faux certificat privé. Il y avait aussi découvert quelque chose d’intéressant : le robot relié à un réseau profond de surveillance. Heureusement pour lui, ceux qui l’avaient établi était occupé par autre chose. Et ces gens, il en avait le cœur net désormais, n’étaient autre que les ennemis numéros un des Phobos’ Heights : ceux qui l’ont coincé sont les funestes services de renseignement martien.
La machination de Mathew avait eu lieu et quelques heures après les nouvelles font état de l’assassinat d’une résidente de Lunae. La jeune femme que son ancien patron lui avait demandé de surveiller : Émergence, héroïne de mercure et nouvelle citoyenne de Mars. L’ancien chef de la cellule de Lunae a dont bien franchi cette limite que Jumper s’était juré de ne jamais franchir : le marché noir, le matériel illégal, les drogues, les armes… avec des réserves, le technicien s’en était accommodé, mais le meurtre gratuit d’innocents, jamais. Curieusement, ceci fait de l’androïde et de sa faction, des alliés temporaires. La réaction du pilote de l’androïde et la possibilité de cet assassinat, éclaircissent considérablement leurs motivations.
De retour chez lui, il consulte ses sources d’informations et récupère les dernières rumeurs à filtrer. Depuis qu’il a mis un pied hors de son travail, l’appartement est devenu l’endroit où il passe le plus de temps. Quelques images de l’immeuble de la victime, filmé par un curieux poussé par l’attrait de la morbidité, attirent l’attention de Jumper : aux côtés du cortège des services d’urgence se tient un nevian. Pas n’importe lequel : Snack.
Serait-il possible que le nevian se soit attaché à un nouveau propriétaire après la disparition de Bill et la mise à sac de l’arène ? Ceci soulève quelques questions : si Snack est désormais proche de la cible de ses anciens employeurs, quelle est sa responsabilité dans tout ça ? Mathew s’en servirait-il encore comme d’un agent pour espionner la femme ?
Une chose ne colle pas, remarque Jumper alors que d’autres images montrent le nevian accompagnant la femme à la sortie du dôme de Mnemesics. S’il était responsable de quoi que ce soit, les renseignements ne l’auraient pas laissé près d’elle. Ça n’aurait pas été le premier à disparaître de la circulation pour réapparaître dans une autre cité, les souvenirs « retouchés ».
Et ce second nevian roux… qui apparaît dans le même intervalle de temps que la neutralisation de Prof’… L’homme brisé n’arrêtait pas de lui parler de l’assassinat et de son « Zoy » qui lui avait tourné le dos, comme une sorte de métaphore du destin. Est-ce que ce serait lui ? Ce nevian roux ? Dommage que dans un élan de compassion, Jumper ait apporté Prof’ aux services de psychochirurgie : il aurait eu quelques questions à lui poser. Bah, les réponses n’auraient probablement pas été exploitables et le malheureux est bien mieux entre les mains des médecins.
Jusqu’à présent, Jumper s’était interdit de trop creuser du côté de Phobos’ Heights, du côté « des siens ». Mais les choses évoluent et Mathew est certainement encore en activité dans la cité à accepter des contrats de puissances extérieures pour son propre bénéfice. Il a attiré l’ire de renseignements et mis en danger sa propre organisation : à l’image de son arène exubérante, inutile et cruelle, qui a valu la déchéance de tant d’homme de Lunae.
Évidemment, contacter directement Mathew ou Bill ne serait pas une bonne idée. Non, Jumper va d’abord commencer par faire l’inventaire des membres qui n’ont pas été pris dans l’incident de l’arène. Chose amusante : la plupart de ceux qui n’étaient pas présents ce soir-là n’ont jamais été particulièrement partisans de Mathew : il ne sera pas difficile d’obtenir quelques informations d’eux sans éveiller la suspicion du chef de la cellule.
Consultant son exo-mémoire, le technicien reconstruit le réseau de la cellule et croisant ses données avec les captures, il catalogue les agents : un bon tiers ont été arrêtés ou sont sous une surveillance active. Sur les deux tiers restants, plus de la moitié ne semblent pas dignes de confiance : entre ceux qui sont trop proches de Mathew et ceux trop à la limite d’autres cellules, Jumper préfère les éviter. Sa liste prend rapidement forme et plusieurs noms attirent son attention.
Mais le technicien ne veut pas tomber dans un biais de sélection sur cette dernière étape et décide d’effectuer un tirage aléatoire dans la liste finale. Quelques photons mesurés plus tard et c’est le nom de « Jay’nee » qui sort. Il n’en a pas beaucoup entendu parler : de ses souvenirs, c’est une decker qui travail beaucoup en freelance mais qui s’est souvent impliquée au sein de la cellule sur des choses relativement anodines. En particulier, si vous cherchez quelqu’un qui n’aime pas trop les manières de Mathew… c’est la bonne adresse.
Pour commencer, établir une ligne de contact. Jumper charge une carte du ciel et les éphémérides. Non pas celle des astres naturels. Mais celle de toutes les stations et relais en orbite. Gagnant son balcon, Jumper déploie et aligne une parabole vers l’un des relais areostationnaires : en passant directement par l’extérieur, personne ne pourra l’intercepter. Il lance la connexion et envoie un simple message de connexion : « Liaison un rebond ; relais : 2087-18 ; générateur de photon : 19 ; contact : 9e47-c7ff-925a-dd9e-b79d-aaf9-9a4b-18c3. – Jumper ».
Attendant une réponse, le technicien s’installe sur l’un des sièges du balcon et profite de la vue. En vérité, travailler pour les services de sécurité lui a permis de gagner un train de vie plus confortable que la moyenne et que ses trafics avec les Phobos’ Heights. Mais ses travaux de l’ombre lui ont permis de construire un réseau de contact bien plus intéressant et quelque part une certaine forme de prestige.
Ce n’est pas pour rien que l’organisation mafieuse peine à recruter : l’intérêt de l’illégalité dans un monde d’économie de l’abondance n’est pas évident. Plus le temps passe, plus Jumper constate qu’il ne semble fonctionner qu’en un cycle auto-fermé : comme un monde invisible qui n’existerait que pour lui-même. L’illégalité pour l’illégalité. Des luttes de pouvoir pour des luttes de pouvoir. Une recherche d’une influence et de pouvoir qui suit une longue et décadente tradition sans se remettre vraiment en compte. Au final, seul les ambitieux et ceux qui veulent avoir l’impression d’être mieux que « ceux de la surface » descendent dans les couches secrète de la cité dans ces coursives abandonnées des humains et laissées aux règles mécaniques des machines qui font vivre la colonie. Là ils complotent pour un pouvoir illusoire, s’enivre de secrets autosuffisants et se livrent à une débauche interdite en haut. L’arène de Mathew représentait tout ça à la fois : le maître de l’arène, comme le chef d’une secte, imposant son terrible pouvoir et se délectant du sang fournis à l’arène tandis que les fidèles parient dans l’illusion de plaisir procurée par les gains et les pertes.
Snack, puis Nightly, ont mis un pied dans la fourmilière. Et aujourd’hui, parce que ces hommes n’ont pas su rester dans l’ombre et ont succombé aux promesses d’agents hors de ce monde : ils ont emporté une vie et gravé avec leurs mains et leur sang, une gigantesque cible sur leur front que les services de renseignement ne rateront pas. Et Jumper compte bien refermer cette boîte de pandore, remettre les jeux à plat, briser les illusions et redonner un sens à tout ceci.
Une notification de connexion le sort de ses ruminations. Jay’Nee viens de confirmer la clé de cryptage commune. Son avatar s’affiche. Assise en tailleur, sa peau mate aurait pu porter des tatouages. Ses cheveux sont tous rabattus en nattes à l’arrière et un câble émerge du faisceau capillaire. Ses deux yeux violets portent une expression intense de méfiance et de défiance. C’est elle qui ouvre le bal : « Salut Jumper. Pourquoi tu me contactes comme ça ?
– Hey, Jay’Nee, adoucis le technicien. Je ne vais pas te faire un dessin, c’est un peu la merde en ce moment et j’ai besoin de quelques informations.
– Quel genre d’informations ? le presse-t-elle. Je ne bosse plus pour la cellule. Si c’est pour du boulot, va voir quelqu’un d’autre.
– Pas pour la cellule. Pas pour le moment. Et certainement pas pour Mathew.
– Donc ? s’impatiente-t-elle.
– Mathew a déclenché une guerre et…
– Passe-moi les détails, que veux-tu ? », l’arrête la jeune femme, visiblement énervée.
Jumper reprend : « Ok. Où est Mathew et qu’est-ce qu’il fout ?
– Dôme Trizac, niveau moins deux, section dix-sept. De la merde, répond-t-elle d’un seul souffle.
– Oh, encaisse Jumper.
– C’est tout ?
– Oui. Merci, je trouverais un moyen de te revaloir ça, la remercie-t-il.
– Pas la peine. Fais le tomber. », se déconnecte-t-elle brutalement.
Dans ses souvenirs Jay’Nee était une femme hyperactive et plutôt enjouée. Pour qu’elle lâche Mathew comme ça, c’est qu’il a vraiment dû faire de la sacrée merde. Jumper n’a pas besoin de réfléchir bien longtemps : quelque chose lui dit que c’est certainement en rapport avec cet employeur hors monde.
Avant de lâcher les chiens : le technicien aimerait quand même faire quelque chose. Quel que soit ce qui va leur tomber dessus, il aimerait mettre à l’abri son meilleur ami de l’orage. Bill est certainement encore près de Mathew, aussi bien relationnellement que physiquement et connaissant la portée des représailles des services de renseignements, il est gravement menacé.
Les prochaines étapes seront dangereuses. Le technicien va devoir se montrer très prudent, mais aussi très convainquant : ceux d’en face ne jouent pas et si la chute de Mathew est inévitable, les dégâts collatéraux risquent d’être considérables. Une autre chose est certaine : s’il a réussi à prendre un peu l’ascendant lors de la précédente rencontre avec les agents de l’ombre, le prochain rendez-vous aura certainement un autre goût.
Rangeant, son antenne clandestine, Jumper repense à Snack. S’il n’avait pas été là, serait-il en train de préparer le Majhra pour payer Le rasoir de sang à la demande de Mathew ? Malgré tout leur cynisme, le nevian était resté d’une incroyable gentillesse et a laissé sa marque : une candeur bienveillante.
Le début de la soirée tourne autour d’un verre d’alcool. Comme tout ce qui représente un risque sanitaire, la substance est régulée dans les colonies. Pas interdite pour autant, mais son usage est sans commune mesure avec la situation sur Terre. La société des solaires est bien différente, plus responsable ? Les événements récents continuent de contredire cette assertion.
Un nouveau message : « Viens seul ; dans une heure ; tu sais où. ». Ça commence à être lassant. Enfilant sa veste, le technicien se lève et se prépare pour une promenade nocturne. Il hésite encore sur l’approche à tenir, mais réalise qu’il n’aura probablement pas l’occasion de choisir : après le fiasco, l’agent des renseignements va certainement chercher à regagner sa crédibilité et passer ses nerfs sur le technicien. Un peu démoralisé, il se sert un second verre ambré, puis un troisième.
Jumper débarque finalement à l’heure dite. Le courage liquide n’a pas vraiment l’effet qu’il aurait aimé et le patrouilleur piraté brise le silence à son arrivée : « Bonsoir Jumper. Nous avons quelques sujets à aborder.
– Bonsoir. Dôme Trizac, niveau moins deux, section dix-sept. Épargnez Bill Tagarne. », laisse échapper le technicien d’un ton désillusionné.
Le robot des forces de sécurité marque un long moment de silence, comme en conflit avec lui-même ou avec les autres agents qui doivent le suivre.
Le robot reprend : « Pourquoi devrions-nous l’épargner ?
– Parce qu’il ne vous intéresse pas et que vous êtes supposés être du côté des gentils, non ? Déballe sarcastiquement Jumper.
– Mais qui croyez-vous que nous sommes ?
– Les services de renseignements de Mars ? hasarde faussement le technicien ivre.
– Ce n’était pas une question qui appelait à une réponse monsieur Jumper, précise autoritairement l’agent.
– C’est mon pseudonyme, pas besoin d’y ajouter un monsieur.
– Vous allez bien ? recentre l’androïde.
– Vous savez pourquoi toute cette merde a éclaté comme ça ? l’ignore Jumper.
– Non ? s’impatiente-t-il.
– Orgueil, soif de pouvoir, perte de contact avec la réalité et décadence.
– Dans cet ordre-là ?
– J’en sais trop rien, avoue l’homme. C’est important ?
– Vous êtes le pire informateur que j’ai jamais eu, annonce l’agent de dépit.
– Parce que vous n’avez pas eu besoin de me tabasser ? réplique Jumper.
– Vous êtes trop honnête. Comment vous avez atterri chez les Phobos’ Heights ? Laissez-moi deviner : un ami. Un ami qui s’appelle Bill Tagarne ?
– Allez vous faire foutre, vous avez ce que vous voulez, essayez de faire les choses bien ce coup-ci. », assène Jumper.
Reconsidérant l’état de son interlocuteur, le robot termine : « Les drogues ne vous réussissent pas, Jumper. La prochaine fois, venez sobres, ou je viendrais avec de quoi vous dégriser. »
Alors que l’agent des renseignements disparaît dans la coursive habituelle, le technicien ne réalise pas tout à fait ce qui vient de se passer. Traînant un peu en chemin, il s’arrête devant l’une des machines de la section de maintenance. S’il n’avait plus cette contrainte, les choses seraient tellement plus simple.
L’homme reprend sa marche et suis consciencieusement le tracé virtuel jusque chez-lui, déprimé. Il se souvient à nouveau des raisons pour lesquelles il se tient loin de la boisson d’habitude.
« Voie le bon côté des choses : la journée s’est terminée et l’apocalypse n’est pas encore venue. »
Demain par contre…
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