21 – Orah : Vacances sur une lune glacée
Le voyage par upload ne l’a jamais vraiment dérangée, mais ces enveloppes synthétiques temporaires lui donnent toujours un peu la nausée dans les heures qui suivent l’injection. Il reste que c’est une bien faible contrepartie pour pouvoir traverser le système solaire à la vitesse de la lumière : en temps normal, un vol Mars – Titan prendrait entre vingt jours terrestres et un mois, pas une heure trente.
Avec Mars, Titan est le seul astre qui porte majoritairement des colonies dômes. Ceux de la lune de Saturne ne sont toutefois pas complètement similaires. Beaucoup plus grands, la plupart des citées titanes n’en possèdent qu’un ou deux. La plupart ne sont pas transparents non plus. Entre l’éloignement du soleil, l’écrasante couverture nuageuse et un faible albédo du sol, l’extérieur est souvent décrit comme aussi sombre que l’asphalte d’une route isolée et éclairée par le seul crépuscule d’un ciel nuageux. Autant dire, que le contraste avec la lumière de la colonie rendrait cet extérieur indiscernable.
À la place, les dômes portent de gigantesques écrans holographiques qui le transforment en un ciel artificiel qui reproduit généralement l’aspect de celui de la Terre mais avec Saturne et ses autres lunes. Le soleil, artificiellement agrandi y est plus grand encore que le réel vu de Mars.
Bien que capitale de Suan, Ombrenade n’y fait pas exception : la cité est majestueuse et son dôme masque le véritable et ténébreux ciel de la lune. Entouré d’un véritable mur circulaire d’habitation, un grand parc forestier occupe la majorité de la surface de l’espace habitable. Au centre la grande tour transperce le plafond holographique et écrase la cité. Quelques petits parcs suspendus sur le mur apportent un peu de chaos et de naturel à la cité.
C’est à la tour que les deux agents se rendent, pour y rencontrer une partie de l’équipe technique sous couverture d’une interview pour une communauté de fan. Sa couverture : Elizard, la technicienne qui accompagne Medrus, un fan de technologie. Avec quelques mots bien placés et une recommandation, décrocher l’entretient ne leur pas vraiment posé de problème. C’est la conceptrice Drea, une chercheuse de renom dans les technologies hyper-hybrides, qui doit les recevoir et répondre à leurs questions. Le directeur exécutif, Lother, n’était pas disponible. Quant au fondateur et réel propriétaire de la société, Melandro Elmeth, il est très occupé par de la prospection pour de nouveaux projets.
À leur arrivée dans les locaux, situés dans la tour à mi-hauteur du dôme, un synthétique les accueille : « Bonjour, en quoi puis-je vous aider ?
– Nous sommes Medrus et Elizard, nous avons rendez-vous avec Drea pour une interview, répond Steeve.
– Suivez-moi, je vous prie. », répond l’androïd qui se retourne pour gagner l’une des portes du hall.
Le groupe le suit et après avoir traversé plusieurs couloirs, ils arrivent dans une étude à la lumière tamisée et douce. Une synthétique, aux proportions grotesques, prend le relais. Son enveloppe est presque filiforme, sa peau pâle associée à ses cheveux et yeux cyans lui donnent une touche volontairement artificielle.
« Bonjour, je suis Drea. Je suis la directrice scientifique de la division recherche et développement d’Elmetech Philorganics. Je vous en prie, installez-vous. », les accueille-t-elle en leur présentant deux sièges.
– Merci de prendre ce temps pour nous recevoir, exprime Steeve. Je suis Medrus et voici Elizard, mon amie et assistante.
– Bonjour, complète Orah.
– Oh, mais je suis toujours heureuse de pouvoir partager mon travail avec d’autres. Je suppose que vous avez déjà préparés vos questions ?
– C’est exact, confirme Steeve.
– Commençons, alors ! l’invite la cybernétique filiforme.
– Vous êtes les plus avancés dans le développement et l’intégration des technologies hyper-hybrides. Ces nouvelles enveloppes sont vues comme la technologie montante et beaucoup y voient le futur pour les solaires. Est-ce que vous partagez ces impressions ?
– Eh bien, je vous avoue que je mettrais un peu d’eau dans mon vin, atténue-t-elle. Chaque technologie possède son champ d’application et j’éviterais pour le moment d’exposer une enveloppe hyper-hybride directement à l’environnement de Titan. Les enveloppes cybernétiques restent les plus adaptées.
– Quel est le champ d’application selon vous ?
– Pour le moment, la technologie hyper-hybride permet de faire un pont entre l’organique et le cybernétique et ce de façon bien mieux intégrée que les implants. Ici, nous nous concentrons principalement sur le remplacement des substituts des enveloppes organiques, notamment les enveloppes et agents pour lesquels les interactions sociales sont importantes.
– Vous voulez remplacer les synthétiques et les cyborgs ?
– Nous voulons proposer des alternatives, oui, confirme-t-elle.
– Vous commencez à disposer d’une gamme conséquente d’enveloppe hyper-hybrides, ainsi qu’une gamme d’assistants domestique. Tiens. Pourquoi, cette distinction ? interroge Steeve.
– Oh, les nevians ? Ils sont destinés à encadrer et prendre soin de leur propriétaire, et plus particulièrement des enfants. Nous ne souhaitons pas qu’il puisse y avoir la moindre confusion entre ces assistants et les enveloppes à usage général. Une histoire d’image mais aussi de fonction.
– Même s’il y avait une forte demande ?
– Oui. Mais si cela peut vous rassurer, nous avons développé une gamme d’enveloppe zoomorphe qui couvre la plupart de ces demandes.
– C’est intéressant, joue Steeve. Vous êtes devenu les leaders de faits sur la technologie hyper-hybride, allez-vous abandonner les enveloppes organiques, notamment vos chimères ?
– Non, ces enveloppes hyper-hybrides ne sont pas des remplacements directs de ces enveloppes. Elles visent plutôt le marché des enveloppes cybernétique qui tente d’imiter l’aspect des enveloppes organiques en offrant une alternative plus proche sans sacrifier les performances.
– Le meilleur des deux mondes ?
– Et certains de leurs problèmes cumulés, contredit Drea. Les hyper-hybrides ont besoin d’une source d’énergie électrique et d’une source de nutriment qui contient aussi des nanites. S’ils possèdent une capacité limitée de régénération, beaucoup d’infirmeries sont obligées de nous contacter pour savoir comment les soigner. La technologie est encore récente et est encore amenée à évoluer vite.
– Mais le traité n’oblige pas les corporations à rendre les schématiques des enveloppes publics ?
– Si bien sûr. Mais avoir la schématique n’est pas toujours suffisant pour effectuer des réparations. Les technologies hyper-hybrides restent très complexes et assez peu connues en dehors de la recherche.
– Je suppose que vous ne fournissez pas les schématiques des nevians, déduit Steeve.
– Exact, répond la conceptrice.
– Pourquoi ?
– Eh bien, comme pour la raison pour laquelle nous ne les commercialisons pas sous la forme d’enveloppe, nous ne souhaitons pas fournis les schématiques et permettre d’en produire des versions modifiées. Si un propriétaire endommage son nevian, il doit nous contacter, precise-t-elle.
– Endommager un nevian ? s’étonne Steeve.
– Oui, gardez à l’esprit qu’ils sont non-sentients et donc comparable à robots. Je sais que leur air mignon et leur logiciel de sociabilité peut les faire paraître bien plus vivant, mais c’est surtout un effet d’anthropomorphisme. Ne vous méprenez pas : je les adore quand même !
– J’imagine. Vous êtes leur mère d’une certaine façon, non ?
– Nous somme une équipe de plusieurs personnes vous savez, mais oui, j’ai été la principale conceptrice et intégratrice de ce projet, confirme Drea.
– Est-ce que la nature hyper-hybride a rendu cette tâche a été plus difficile que pour d’autres types d’enveloppe ?
– Les hyper-hybrides viennent avec la complexité des organiques. Sur ce point, il est difficile de faire pire. C’est le développement de la technologie qui est particulièrement difficile, pas vraiment son utilisation. Enfin, relativement aux technologies organiques s’entend.
– Nous avons beaucoup parlé des enveloppes, mais mon amie s’intéresse beaucoup aux logiciels, rebondit Steeve. Est-ce que travailler sur des systèmes hyper-hybrides apporte des complexités particulières ?
– À quel niveau ? demande Drea.
– L’étalonnage des logiciels d’émulation, ou l’intégration de l’IA des nevians par exemple.
– Oh, l’étalonnage n’est pas vraiment différent de celui des chimères cybernétisées vous savez, explique Drea. Ce n’est pas une affaire simple, mais il s’agit principalement de connecter tous les sens qui sont très proches d’une enveloppe organique et de calibrer les réponses. Contrairement à un pur cybernétique, il n’est pas nécessaire d’émuler toute la partie sensorielle comme le toucher, l’odorat ou le goût.
– Pour les nevians, j’imagine que ça n’a pas été aussi simple qu’un spiderbot, fait remarquer Steeve.
– En réalité, nous ne nous sommes pas occupé de l’IA des nevians. Nous avons fait appel à Ilyade Sensitive pour cette partie.
– C’est habituel ?
– Oui et non. Nous réalisons nous-même la partie logicielle de nos enveloppes, mais nous n’avions pas leur savoir faire pour l’entraînement d’une intelligence artificielle complexe comme celle des nevians. Il s’agit de notre seul produit qui ne soit pas une enveloppe en fait.
– D’accord. Est-ce que vous avez des projets pour une suite ? Des nevians 2.0 ? interroge Steeve.
– Pas pour le moment. Nos clients sont globalement très satisfaits de leur nevian et la plupart y sont tellement attachés qu’ils auraient du mal à se débarrasser de leur nevian pour en changer. Nous envisageons plutôt des options de mise à jour, mais ce terrain reste sensible.
– Pourquoi ? s’étonne l’émissaire.
– Comme je viens de vous l’expliquer, nous n’avons pas la main sur le logiciel, rappelle la conceptrice. Or si nous devions faire des mises à jours, il faudrait aussi pouvoir effectuer des mises à jour. Nos clients n’accepteront certaines pas que nous effacions leur nevian pour installer une nouvelle version. Il y a vraiment un affect très fort entre nos clients et ces petites créatures. »
Un affect très fort… Sait-elle à quel point certains de ces petits êtres sont devenus autonomes ?
Orah reste silencieuse et prend des notes de l’entretien. Elle prépare les questions pour Steeve qui les pose à l’androïde filiforme. La suite ne leur apporte qu’assez peu d’informations, mais Orah essaie de maintenir un ton neutre à l’entretien, notamment en évitant de le centrer sur les nevians. La tâche n’est pas aisée car Drea semble tirer beaucoup de fierté de ce « projet ».
À la question : « Pourquoi vous n’utilisez pas une enveloppe hyper-hybride ? », elle avait répondu : « Je n’utilise que très peu cette enveloppe en temps normal. Je suis surtout une informorphe vous savez. »
Une intelligence artificielle de recherche sentiente en fait.
Au gré de l’entrevue, Orah parvient à établir plusieurs faits : elle ne sait pas qu’il existerait des nevians sentients et il semble même qu’elle accorde une suffisamment grande confiance à Ilyade Sensitive pour considérer leur existence impossible. De ce côté-là, c’est une impasse. Ou presque.
De façon inattendue, elle explique en effet : « Beaucoup de nos fans semblent espérer l’existence de nevians sentients. Ils vont quelques fois jusqu’à inventer des anecdotes.
– S’il y en avait vraiment quelle serait votre réaction ? demande Steeve.
– Le mettre à l’abri en notifiant les forces de sécurité pour commencer, indique Drea comme si c’était une évidence. Le Traité des solaires est là pour une bonne raison. Ensuite ? Essayer de comprendre comment c’est arrivé et si c’était contagieux ou généralisé, faire un rappel de masse du produit, identifier ceux qui sont sentients et corriger ceux qui ne le sont pas. Mais je pense que ce serait purement et simplement la fin de ce produit.
– La fin ? relève l’émissaire.
– Si un nevian était sentient, son enveloppe serait son corps de naissance, remettant complètement en question notre classification. À moins de concevoir rapidement un nevian 2.0 significativement différent pour qu’il ne soit pas confondu, nous devrions abandonner le projet. Ce serait terrible pour nous, mais ce serait encore plus terrible pour eux.
– Comment ça ?
– Bon nombre de nos clients ne sont pas particulièrement des gens biens, insinue-t-elle. Nous visons principalement les terriens et beaucoup sont venus dans les colonies pour de mauvaises raisons.
– Il y a déjà eu des incidents ? s’inquiète Steve.
– Oui, tristement, déplore la conceptrice. Six mois après leur mise sur le marché, un des nevians n’a pas réussi à protéger l’enfant à sa charge. C’était le mari. Il avait tué la femme et l’enfant et le nevians sans instruction s’est retrouvé à errer dans Ombrenade. Les forces de sécurité l’ont abattu, mais elles ont fini par reconnaître que ce n’était pas justifié. Heureusement qu’il n’était pas sentient, ça aurait alourdi le bilan.
– La famille a repris un nevian depuis ? demande Steeve.
– L’enfant n’avait pas de sauvegarde, le père est en stase et la mère est repartie sur Terre… Une histoire triste.
– Mince… réalise Steeve. C’était une exception ?
– C’était le plus grave : toutes les autres fois, nos nevians ont réagi à temps et ce sont plutôt eux qu’on nous a rapporté avec des dégâts parfois considérables.
– C’est terrible ! interrompt Orah.
– Oh, ça signifie surtout que nos nevians ont sauvé des vies, recentre Drea. Ils sont aussi là pour ça ! »
Quand l’entretien sera terminé, Orah ira recenser et vérifier ces cas. Il semble que l’histoire des nevians est rempli de drames et s’ils s’avèrent que certains puissent être sentients comme elle le pense, ce serait une catastrophe et jamais Mars n’acceptera ça.
L’entretien se poursuit quelques minutes encore avant de se conclure sur une note amusante.
« Si vous voulez, j’ai eu la permission de vous offrir un nevian à chacun, propose Drea. Vous aviez eu l’air tellement intéressés.
– Oh, c’est très gentil, mais nous sommes venus par upload, décline Steeve.
– Si vous préférez, je peux vous l’expédier. Vous venez d’où ?
– Mars. C’est sans doute un peu loin, non ? indique Orah ;
– Nous avons un envoi conséquent pour Mars très prochainement. En ajouter deux ne changera pas grand-chose.
– C’est que nous voyageons beaucoup, vous pourriez les envoyer à cette adresse ? envoie Orah. Ce sont des amis, ils les réceptionneront pour nous.
– Bien sûr ! C’était un plaisir de partager toutes ces connaissances avec vous !
– C’était vraiment très enrichissant et passionnant, je vous remercie, félicite Steeve.
– Notre article va être bien rempli, j’en connais au moins un qui risque de passer une commande d’enveloppe… s’amuse Orah. Merci beaucoup pour cet entretien. »
Drea les reconduit poliment à la porte de son étude et le synthétique de l’accueil les guide jusqu’à la sortie des locaux. Sur le chemin pour sortir de la tour centrale de la colonie, Steeve interpelle Orah : « Tu lui as vraiment donné l’adresse de notre couverture ?
– Ils n’arriveront pas avant un bon mois. On sera réaffecté d’ici là !
– Je reste perplexe, indique Steeve désabusé. Tu me diras, ça fera un cadeau pour les changelins !
– Bon. Que dirais-tu d’aller voir du côté d’Ilyade Sensitive ?
– Après le fabriquant du corps, celui de l’esprit ? Oui, j’aimerais vraiment comprendre ce qui s’est passé de ce côté-là. Tu n’es pas la première à trouver l’intégration logicielle… étrange. Et je te fais confiance là-dessus. »
Le prochain objectif est marqué. Bien sûr, Orah va devoir s’occuper de toute la paperasse et écrire l’article promis, mais ça peut attendre la visite d’Ilyade. Pour le moment, ils vont devoir se trouver une chambre pour se préparer. Revenir sur Mars ne serait qu’une perte de temps très importante. Ils se fixent sur un endroit visiblement calme au niveau trois de l’imposante tour. Ils auront la vue sur la canopée et l’impressionnant mûr de vitre bleuté qui assiège tout le dôme. Alors qu’ils entrent dans leur chambre, un enfant passe dans le couloir accompagné de son nevian. Orah lui sourit et entre.
Après tout, ils sont dans leur cité.
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