I. Le rocher en pleine tempête.
Extrait du journal intime de Sahenann
- Le troisième jour de la sixième Lune Blanche -
Ça fait le sixième carnet que je commence en un an. Et c'est le jour de mon anniversaire. Quelle coïncidence. J'écris tant que ça ? Je ne m'en étais même pas rendue compte.
C'est vrai que j'ai beaucoup de matière. Et écrire fait tellement de bien. Cette journée n'a pas été fameuse, mais ça, ce n'est pas une surprise. Plusieurs feuilles, carnets et autres supports ont dû supporter mes coups de crayon acharnés. Ils finissent par prendre l'habitude, celui-là ne fera pas exception. J'adore écrire. Et pas que pour conter mes malheurs.
Aujourd'hui, ma mère a pleuré. Ça fait des semaines, depuis la mort de mon père. Attaqué par une bête inconnue qui lui a mordu le cou, détruisant sa vie. Je n'ai pas pleuré une seule fois. J'ai juste contemplé son corps sans énergie, assisté à ses funérailles de lumière, sans qu'une seule larme ne vienne s'inviter sur mes joues. Contrairement à ma mère, qui elle ne cesse de fondre dans sa chambre. Je ne voudrais pas lui rajouter du tracas en lui contant mes problèmes.
Alors, si je n'en parle pas à voix haute, je consigne tout par écrit. Je suis trop différente pour qu'on me témoigne la moindre forme de politesse, à l'école, donc je ne parle pas. J'écris ici.
Mes différences, au lieu d'être une force, sont une faiblesse pour moi et un atout pour mes bourreaux.
Aujourd'hui petit carnet, à l'école de Liniorath, je me suis faite insulter dans le couloir pendant qu'on attendait le prof' d'études des plantes. Ils étaient une dizaine contre moi, j'étais contre le mur, et je ne pouvais rien faire d'autre que d'attendre qu'ils aient fini.
Ils me disaient que j'étais trop différente pour rester ici, que j'étais nulle et sans amis. Moi, j'ai donc pensé que si j'étais comme eux, ils m'auraient peut-être au moins épargnée. Mais je ne souhaite me lier d'amitié avec aucun de mes camarades. De toute façon, il passent leur temps à critiquer la pauvre elfe aux cheveux et yeux violets. J'aimerais bien l'aider... Mais on n'a pas d'autres horaires en commun que ceux des récréations, et j'ai peur d'aller lui parler. Les gens et moi, ça fait deux.
Ils m'ont brisé le cœur. Il se morcelle un peu plus à chacune de leurs injures. Ils aiment ça. Je lis pendant le midi, je n'ai pas besoin de beaucoup de temps pour manger. Puis, je n'ai pas trop faim en ce moment. Mais ça reviendra.
Carnet, page blanche que je noircis avec mon crayon, est-ce que tu te rends compte ? Luzenn a même glissé que je ne sers à rien, que tout le monde me déteste, que le monde entier ne voudra pas de moi. Ils ont dit des choses affreuses, aujourd'hui, ils m'ont insultée de tous les noms, et quand Maître Megran est arrivé, plus personne n'a rien dit. On m'a lancé des regards, du genre « si tu parles, tu vas morfler ».
Alors je n'ai rien dit. J'ai juste demandé au prof de changer de place, un endroit où je pourrais être toute seule. Il n'a pas trop compris pourquoi j'ai demandé ça, mais il a accepté. Demain, je serai dans le fond, à gauche, toute seule. Au moins, je n'aurai pas de voisin pour m'embêter et prendre toute la place de la table.
Ça m'a rappelé un événement, quand j'étais en première année, à l'Académie. Tu sais, cet enfer dans lequel je traîne encore... Un garçon, qui s'appelle Lossa, était assis à côté de moi en étude de langues anciennes, et il passait son temps à me dire de ne pas lever la main. Il prenait toute la place, et un jour, alors que j'allais lever la main, il a poussé mon bras et je me suis claqué les doigts sur le bord de la table. Ça fait mal.
Dis, pourquoi ça ne s'arrête jamais ? J'en ai marre. Je ne peux pas partir. On ne peut pas, ma mère et moi appartenons au Clan de la Lumière, - enfin moi, ça reste à vérifier - et le Pays de Liniorath ainsi que sa ville est notre seule maison.
Je ne cherche plus, je fuis, tu m'entends, petit carnet ? Je plonge ma différence dans le néant le jour - enfin, j'essaye - et m'en vais la chercher le soir. Je suis un rocher en pleine tempête. Face à moi, les vagues immenses, me submergeant, menaçant de me noyer. Et même si je suffoque, je reste ancrée. Je suis bloquée. Je suis obligée de me laisser submerger. Écraser. Accepter qu'ils me marchent dessus.
Je suis le rocher solitaire dominé par les vagues immenses. Et l'écume qui me retombe dessus est le vestige de chacune de leurs insultes. Elle s'infiltre, tel un produit corrosif, détruisant mon cœur au passage.
Je suis juste un rocher en pleine tempête.
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