Je jette un coup d'œil autour de moi. Les autres élèves ont l'air d'avoir subi un grand choc, eux aussi. Merenda me serre dans ses bras, secouée. Je reprends peu à peu mon souffle. C'est terminé.

Les Mages se sont éloignés du chaudron. Leurs mains n'émettent plus de lumière. En revanche, défiant les lois de la gravité, quelque chose flotte au-dessus du chaudron de magie liquide. Une carte d'Enchanteur. Un rectangle, éclairé de lumière, détenteur d'une vie, d'une identité. Qui fait briller les yeux de tous les jeunes présents dans le Temple.

Le Mage qui s'était retiré au début de la cérémonie réapparaît dans la lumière de notre vision, tandis qu'un coup de tonnerre retentit. Je lève les yeux au ciel, et constate qu'en effet, il n'y a plus aucun rayon de soleil, juste de gros nuages très noirs, et une pluie qui bat les vitres. Mais celles-ci sont trop hautes pour qu'on entende le moindre son.

Le Mage attrape la carte, et lit ce qu'il y a inscrit dessus. Quelques secondes plus tard, il lance :

- Eldor !

Un élève au fond du Temple se lève, et s'approche timidement. Le Mage lui tend sa carte, et avec un grand sourire, crie :

- Eldor est Ferin, du Clan de la Lumière !

Un tonnerre d'applaudissements. Et le reste va très vite. Les Cartes apparaissent les unes après les autres, les élèves se suivent, apprennent leur nouvelle identité, et retournent à leur place, complètement obnubilés par cette carte qui va changer leur vie.

- Luzenn !

Ma tortionnaire se lève, fière dans sa robe blanche, et s'avance d'une démarche gracieuse jusqu'au chaudron. Le Mage lui tend sa carte, et elle se tourne vers l'assemblée, tandis que retentit le :

- Luzenn est Maörenn, du Clan de Lumière !

Tout le monde applaudit, comme pour tous les autres jeunes passés avant Luzenn, ou Maörenn, plutôt. Elle retourne à sa place, une carte émettant une petite lueur dans ses mains. Ses amies s'extasient, elles qui n'ont pas encore eu leurs cartes. Mais ça ne saurait tarder.

Peu à peu, tous les élèves reçoivent leur Carte. Plusieurs filles et garçons apprennent que leur Clan d'appartenance n'est pas le Clan de Lumière. En voilà plusieurs qui partiront pour des contrées lointaines...

Les amies de Maörenn reçoivent elles-aussi leurs Cartes. Elles appartiennent toutes au Clan de Lumière, sauf une qui s'en ira pour le Clan du Feu.

- Merenda !

Mon amie se lève, un grand sourire aux lèvres. Elle me jette un regard empli de braises, et s'en va sur le devant de la scène, ses longs cheveux bouclés battant contre son dos. Le Mage lui sourit également, lui tend sa Carte, et clame d'une voix forte :

- Merenda est Alena, du Clan des Télépathes !

Tout le monde applaudit, et moi également. J'entends les idiotes de derrière râler, et ça ne fait que me combler de joie. Faire partie du Clan des Télépathes est un immense honneur. Et c'est rare. Merenda est unique. Elle est la première, et sera sûrement la seule à accéder à ce Clan, aujourd'hui, dans la ville de Liniorath.

Mon amie revient à sa place, et me montre sa Carte, le visage rayonnant.

Alena ( du prénom de naissance Merenda )

Appartient au Clan des Télépathes

En langue Univiale, âme Mezeïanne

Élément du Feu

D'autres sont encore appelés, mais je sens bien que la plupart des élèves présents dans la salle ont reçu leurs Cartes. Pratiquement tous connaissent leur identité, à présent. Et moi, je commence à me demander si les autres n'avaient pas raison. Je ne saurai jamais qui je suis vraiment. Je ne sais pas maîtriser la magie.

- Eh bah, Sahenaaaann, pas de Carte ? Comme c'est surprenant...

Ses amies se joignent à la partie, et c'est un concert de murmures désobligeants qui m'atteint en pleine figure. Merenda les foudroie du regard, en leur chuchotant :

- Sahenann aura sa Carte ! Moi, j'en suis certaine ! Alors fermez-la !

Puis à moi :

- Ne les écoute pas. Elles sont trop stupides pour voir la beauté de ton âme. Tu vas l'avoir, ta Carte, je te le jure.

Je lui réponds par un sourire, et me retourne, pour ne plus affronter les regards pleins de haine et de mépris. Un grand garçon est assigné au Clan de la Lumière. Un énième. Ça doit bien faire deux heures que nous sommes ici. Je suppose que ceux qui ont eu leurs Cartes les premiers doivent bien s'ennuyer. Par contre, ceux qui ne l'ont pas encore eue doivent se ronger les sangs. Reste toujours une peur insidieuse qui vient les tourmenter, cette peur de ne rien voir apparaître pour eux. Mais je suis certaines que ces élèves auront leur petit rectangle, eux aussi.

Néanmoins, je doute terriblement à mon sujet. Est-ce qu'une elfe sans magie peut obtenir une Carte ? Est-ce qu'elle peut être assignée à un Clan ? A-t-elle une place sur le continent ? Rien n'est moins sûr, et pourtant, Merenda, ou Alena d'ailleurs, est certaine que j'ai aussi un destin.

Un élève arrive, prend sa carte, et repart. Le Mage attend devant le chaudron, mais rien ne se passe. Rien n'apparaît.

Je sais que tout le monde a eu sa Carte. Je le sens. J'en suis certaine. Et moi, je n'ai rien eu. Et Luzenn – pardon, Maörenn – ne perd rien pour attendre.

- Mais c'est que c'est fini, on dirait... Qu'est ce qu'on avait dit, petite débile ?

Merenda se lève et crie :

- Attendez ! Il manque quelqu'un !

Tous les élèves se tournent vers mon amie, alors que je lui lance un regard de désapprobation. Le Mage paraît désorienté. Les autres, eux, ne disent rien, et restent assis dans leur coin. Maörenn ricane avec ses amies. Et Merenda me regarde, tremblante, le regard brillant.

- Il manque une Carte, mon amie ne l'a pas eue ! Attendez un peu...

Le Mage hausse les épaules, en signe d'impuissance. Mon amie se rassoit, et fixe le chaudron, qui perd peu à peu de sa lumière.

- C'est fini, laisse tomber, je lui murmure.

- Non, je refuse que ce soit fini.

- Je te dis qu'il n'y a plus rien à faire. Je m'en doutais, de toute façon, je réplique.

 -Mais...

- Chut.

Et le chaudron s'éteint totalement, laissant le reste de lumière s'échapper dans les airs, comme un adieu. Adieu mon destin. Adieu ma vie. Adieu tout, je ne suis et ne serai jamais rien. Le monde m'ignore, j'ignore le mien et c'est ainsi que je vivrai le reste de ma vie.

Le Mage reprend son air enjoué et signifie que la cérémonie est terminée. Les jeunes se lèvent dans un joyeux brouhaha, et sortent peu à peu du Temple, en même temps que leurs familles, fières de leurs enfants.

- Sahenann, je suis sûre que tu as toi aussi un Clan, un prénom, une vie, un avenir. Je t'en supplie, attendons.

- Si tu veux... Alena.

- Mais enfin, ne te laisse pas abattre ! Ne te laisse pas faire ! Va voir ce stupide Mage, va lui dire que toi aussi t'as le droit de vivre, de connaître ton identité, dis-lui de rallumer le chaudron, de faire venir ta Carte, j'en sais rien, mais bats-toi ! On dirait que tu abandonnes, comme si tu savais depuis le début que toute ta vie était vouée à l'échec ! Mais ce n'est pas vrai, Sah', ce n'est pas vrai ! Les autres on s'en fiche, remue-toi ! Ne laisse pas leurs paroles te détruire, t'assassiner, parce qu'ils ont tort !

Je sens les larmes perler sur le coin de mes yeux, et je les essuie d'un geste rageur, en lui criant :

- Mais regarde-moi ! Regarde ! Je ne sais rien faire, je ne sais pas faire de magie ! Je suis différente, incapable d'être comme les autres ! Je ne suis pas comme vous, ma vie est détruite depuis le début, et tu le sais parfaitement ! Pourquoi t'échines-tu, toi, à vouloir sauver quelqu'un qui se détruit et qui ne servira jamais à rien dans ce monde ? Le Mage m'a ignorée, t'a ignorée, ma mère doit pleurer de honte, et les autres me tueront jusqu'au bout !

- Sahenann, je t'en prie... Ne dis pas de choses pareilles. Être différent n'est pas un crime, au contraire cette différence doit faire ta force. Elle est un atout, elle te rend unique, elle te rend belle, et j'en ai marre de devoir te déverser un seau de niaiseries pour te faire comprendre que tu as le droit d'être heureuse, que toi aussi tu as une place, qu'importe où...

- Ce ne sont pas des niaiseries.

Je baisse la tête, pour ne pas qu'elle voie mes larmes couler. Les quelques élèves encore présents dans le Temple nous regardent, je le sais, les regards me tuent, sans cesse. Il doit y avoir cette lueur de pitié, cette lueur de mépris, aussi, dans leurs yeux...

Puis d'un seul coup, le silence se fait.

- Sahenann, regarde.

 - Non, je réponds un peu trop brusquement.

Une main m'attrape le menton et relève ma tête. Alena me pointe quelque chose. Le chaudron, en l'occurrence. Une lumière s'en échappe, minuscule. Mon amie court vers la lumière, et plonge son regard à l'intérieur du chaudron.

- Allez, s'il te plaît... dit-elle.

Et une intense lueur bleue explose dans le hall, nous aveuglant quelques instants. Et une fois la lumière estompée, je remarque quelque chose :

Un rectangle, brillant d'une lumière bleue turquoise, flotte dans les airs. Et Alena me lance un grand sourire. Elle attrape la Carte, et clame d'un voix forte :

 - Sahenann... Est Inawan, du Clan des Eaux Turquoises !!

Je n'ose plus faire un geste. Puis, quelques applaudissements, puis des centaines, retentissent derrière moi. Tous les gens qui étaient restés dans le Temple battent des mains, heureux que j'aie moi aussi une Carte. Ils ne me connaissent pas, mais ils sont heureux pour moi. Et ça m'emplit de joie.

Le cœur bondissant, j'accours, et serre de toutes mes forces Alena dans mes bras, heureuse. Elle me donne ma Carte, et enfin je peux poser les yeux sur ce que je suis.

Inawan ( du prénom de naissance Sahenann )

Appartient au Clan des Eaux Turquoises

En langue Univiale, âme Menaraïenne

Élément de l'Eau

Ewari

- Ewari ? Qu'est ce que c'est ? Je demande à Merenda, maintenant Alena.

 -Je ne sais pas, ma chère Inawan. On verra plus tard ? Viens, on va rejoindre ta mère, qu'elle apprenne la bonne nouvelle.

Et elle m'entraîne à l'extérieur du Temple, tout guillerette, sous une pluie battante.