Quelques pas ensemble
Jour 4 - Maison.
Quelques commentaires sont tombés, bienveillants. Et c'est un peu comme je l'espérais au départ. La curiosité piquée d'en savoir un peu plus sur les productions de ceux qui ont la gentillesse de laisser quelques mots, je pars à la découverte de nouveaux Auteurs. A chaque découverte, c'est aussi le regard qui se pose sur des textes construits autrement, agencés avec délicatesse. Ou maladresse aussi, parfois.
Ainsi, je viens de découvrir un texte qui m'a tout simplement ébloui. Véritablement. Il est dépouillé de tous les habituels artifices, écrit avec simplicité, avec une vérité totale, une sensibilité vraiment particulière. Chaque argument s'y développe sans fard, sans fausse pudeur. Sans exhibitionnisme, surtout.
Un texte profondément...intelligent.
Une histoire qui parle, qui se parle à elle-même. Et qui s'adresse à tous. Un message, presque. Jamais encore je n'avais rencontré texte plus profond. Pas totalement abouti, mais suffisant par sa taille, par le choix de ses mots, par la clarté de ses idées. Le style est aussi dépouillé que le sujet qu'il aborde. Je n'ai jamais su faire ça... Et puis, j'ai découvert une façon adaptée à la lecture de ceux qui n'ont pas de temps à perdre dans de longs chapitres.
Oui, un texte vraiment intelligent. Empli d'une gentillesse et d'une lucidité affable, compatissante. Incroyable, tout simplement.
***
Les Candidats en retard sont priés de quitter la Station N°1...je répète : les Candidats en retard sont priés de quitter la Station N°1...
Suivent quelques notes de musique, genre hall de gare. La voix, ronde et presque sensuelle est quand même un message à l'intention des concurrents comme moi. En retard. En clair : allez, déguerpissez de là et accélérez un peu la cadence, bande de lambins !
Dommage, cette station me plaisait déjà. C'est parce que le décor est encore en fête. D'innombrables déchets jonchent le sol ; gobelets, assiettes en carton, pailles en plastiques. Tout le bazar habituel quand les gens se réunissent pour s'amuser au grand air. Il y a même une fanfare qui traîne encore dans le coin. Les types sont tous en uniformes rouges, déguisés dans des veste boutonnées d'or, et les instruments qui les accompagnent rutilent de tous leurs feux.
Je ne peux m'empêcher de penser que le message que je viens d'entendre est sûrement justifié par l'envie de partir pour tous ces musiciens qui semblent s'ennuyer, maintenant que le principal des concurrents est passé... J'aurais bien abusé encore un peu du jus d'orange que des mémères souriantes proposent à tout bout de champs. Elles sont parfaites pour le décor, justement. La station est une de ces vieilles gares du début de l'ère industrielle, tout en acier noir et rivets ronds. Les poutres métalliques dessinent une grosse toile d'araignée, couverte d'immenses verrières ternies par les intempéries. Les mamies qui nous gavent de jus de fruit papotent entre elles, s'interrompent quelques secondes pour considérer un môme qui, le nez dépassant à peine de la table, vient leur quémander quelques derniers bonbons. Et les mamies, les mains jointes sous leur énorme poitrine, sourient de bon cœur avant de plonger les mains dans un bocal en verre pour en extraire une belle poignée de friandises que l'enfant emporte sans remercier, les yeux pétillants de joie.
Il règne une ambiance de dimanche en famille, ne manque plus que ces jeunes femmes ravissantes en dentelles blanches, petit parapluie assorti à de magnifiques chapeaux fruités... Un dimanche à la ville, loin des champs terreux qui salissent les bottes et les robes en quelques pas.
Je rêve, probablement. Mieux, je pense que je délire un peu. C'est curieux cette atmosphère un peu surannée. Moi qui me fais l'effet d'être une vieille Lincoln des années western, je me sens bien ici. C'est comme une invite à ne pas aller plus loin. La douceur de vivre semble assurée, loin de mes soucis du quotidien. C'est exact de dire que je ne connais absolument personne dans le coin mais, après tout, ce serait l'affaire de quelques temps avant que je ne fasse la connaissance de quelques personnes intéressantes, ou que j'intéresserais un peu. D'ailleurs, pourquoi ne m'arrêterais-je pas ici, maintenant ? Je sais déjà que je n'atteindrai jamais leur fichue ligne d'arrivée. Trop loin, trop difficile, trop exigeant. Seuls les équipements ferroviaires dernier cri sauront accomplir cette étrange quête d'écrivain en mal d'écriture. Ceux qui sont apparus en plein jour, nantis de savoir, d'expérience et de qualités que je n'aurais plus assez de temps pour les copier, comme un stupide petit singe savant... Autant les laisser courir et se battre pour ceindre les lauriers de la victoire. Moi, j'aimerais bien me trouver un petit hangar en peu en retrait de l'agitation pour prendre le temps d'écouter chanter les oiseaux. Une petite retraite planquée entre poussière et soleil. Un coin rien qu'à moi, seulement envahi de temps en temps par des gamins qui viendraient jouer sans le savoir quelques scènes de la Bête Humaine. Je dormirais tranquillement sur des rails qui ne mèneraient nulle part, caché au fond de mon entrepôt où les rayons du soleil perceraient les fenêtres salies des façades...
Oui...j'aimerais bien pouvoir me reposer un peu, en fait.
Pourtant, je crois que je vais devoir repartir sous peu. Une vieille femme s'approche de moi, doucement pour ne pas m'effrayer. Ou ne pas me réveiller brusquement. Arrivée près de moi, elle s'appuie sur une rambarde qui marque la fin du quai, me regarde longuement sans rien dire puis, d'une voix fluette et un peu cassée, me demande ce que je fais là.
- Je crois que cherche mon souffle... fais-je, un peu dépité.
- Votre souffle ? Ou un second souffle, plutôt ? fait-elle en souriant.
Je lève la tête vers elle. C'est une vieille femme, un peu courbée par les ans, vêtue de laines légères. Son visage est creusé par les années qui sont passées en laissant quelques profondes traces. Ses yeux bleus, derrières les montures épaisses et disgracieuses de ses lunettes, m'observent avec un petit air rieur. Au temps de sa jeunesse, ce fut assurément une très belle femme. Il y a, imprimés sur son visage, les souvenirs d'une personne qui a dû briser quelques cœurs... C'est indéfinissable. Un air un peu provocant, une morgue ancienne qui laisse à croire qu'elle ne devait pas se laisser compter fleurette facilement. Son grand front dégagé éclaire encore son regard.
Elle me laisse la dévisager sans rien dire. Peut-être n'a-t-elle plus senti depuis longtemps peser sur elle le regard d'un inconnu ? Non...je ne pense pas. Elle semble plutôt en train de préparer la suite de ce qu'elle compte bien m'annoncer.
- Quand partez-vous ? fait-elle enfin.
- Partir ? Pour aller où ?
- Pour bousculer un peu les molécules d'air, par exemple ?
- Pourquoi pas, soupiré-je. Si je comprends bien, vous êtes là pour me rappeler que je dois partir de votre gare, n'est-ce-pas ?
- Oui. Il vous faut repartir. Vous ne pouvez pas rester ici. Ce n'est pas votre place.
- Mais je n'ai pas de place. Nulle part. Votre gare me plaît bien, vous savez. A franchement parler, je me verrais plutôt bien finir mes jours ici. Une petite place me suffirait, vous comprenez ?
- Bien sûr, je vous comprends, répond-elle doucement. Pourtant, vous perdriez votre temps à rester immobile. Combien de choses se dérouleront loin de vos yeux ? Combien de personnes magnifiques ne rencontrerez-vous pas si vous calez vos machines ici...
Il y a tant de choses à voir et de personnes à rencontrer ici aussi, pourquoi me faudrait-il reprendre la route ? Regardez-là bien, cette route. Ce sont deux rails parallèles que tout le monde suit sans rien trouver à y redire. Tout le monde suit le même chemin...
Cette conversation prend une curieuse tournure. Je me sens soudain accablé d'un poids que je ne sentais pas, il y a quelques minutes à peine. En lui désignant la voie ferrée, c'est à moi que je viens d'ouvrir les yeux.
- Et alors ? reprend la vieille femme. Tout le monde finit donc par rencontrer toutes ces choses que personne ne peut connaître sans se risquer à changer de place tout le temps. Et de même pour toutes ces merveilleuses et trop rares personnes d'exception que, seuls, les voyageurs rencontrent au hasard d'un quai surpeuplé !
- Je n'ai jamais su me contenter du chemin général. Au contraire, j'ai toujours espéré rencontrer de ces gens qu'on dit invisibles, inexistants. Pour quelle raison ont-ils pris place dans ce monde qui les ignore ? Au nom de quelle logique faudrait-il continuer de ne rencontrer qu'une élite hautaine, douée de talents inutiles ?
- Inutiles ? Comme vous y allez ! Mon jeune ami, sachez que ces gens-là sont la crème de l'humanité ! Sans eux...
- Sans eux, le monde tournerait certainement plus rond, voilà tout ! la coupé-je avec hargne.
La colère m'envahit sans raison pendant que les derniers concurrents s'élancent enfin à la poursuite de leur quête. Cœur battant un peu plus fort, je baisse les yeux. Puis, dans un souffle :
- Moi, je voudrais découvrir le monde. Pas celui que vos élites veulent absolument nous vendre. Jamais je ne croirai que les hommes ne sont rien s'ils n'ont pas un généralissime mégalo-maniaque à leur tête.
La vieille dame est en colère, elle aussi. Nos points de vue se heurtent déjà alors que nous ne nous connaissons que depuis quelques minutes.
- Vous avez raison, finis-je par dire d'une voix morne. Je dois partir d'ici. Non seulement, je n'y connais personne mais, en plus, je risque de me faire plus d'ennemis que d'amis...
- Il est indéniable qu'à parler comme vous le faites... dit-elle, les yeux encore emplis de rage.
- Je sais, madame... A parler autrement que les autres, on risque seulement de ne pas être entendu, encore moins compris. Que voulez-vous !
- Je suis... comme vous. Oh, avec quelques années de plus, c'est évident, mais je pense un peu comme vous. C'est bien pourquoi je peux vous comprendre... lâche-t-elle sans lever les yeux.
Sa voix s'est brisée. Je suis plus grand qu'elle. J'observe son chignon gris, fait avec soin. Elle est encore élégante, habillée simplement mais avec un soupçon de recherche...
- C'est à moi de comprendre... fais-je après quelques secondes de silence.
Elle ne dit rien mais lève le menton vers moi, le regard soudain plein d'interrogation.
- Oui, je crois que je comprends que...
J'ai du mal à finir ma phrase. Un peu désarçonné, je dois bien le reconnaître.
- Vous comprenez que...? m'encourage-t-elle doucement.
- Que, une fois de plus, je vais encore partir, mais...pas tout seul ? fais-je en la regardant bien droit dans les yeux.
Alors, son visage s'illumine d'une joie intense, presque enfantine.
- Et si nous faisions quelques pas ensemble ? demande-t-elle à voix basse.
- Vous voulez dire : et si nous voyagions ensemble, non ?
- Nous pourrions prendre quelques aiguillages rarement pris ? Et puis nous pourrions aussi revenir sur nos pas, pour repartir ailleurs ?
- Dites-moi, madame... Je ne voudrais pas que nous nous trompions sur la nature de notre conversation, vous savez. Vous pourriez être ma mère et...
- Petit con ! se rebiffe-t-elle en souriant. Vous n'espérez tout de même pas soulever une petite vieille ? Vous êtes bien trop ringard pour moi, de toute manière ! Non, croyez-moi, je ne vous propose qu'un voyage vers un inconnu que personne ne connaît peut-être. Et rien que ça !
J'essaie de ne pas le faire voir, mais je soupire presque. Au moins, les choses sont-elles éclaircies tout de suite.
- Quelques pas ensemble, disiez-vous ?
- Oui, avançons de concert. Pour le trajet que vous voudrez. Quand vous déciderez de me débarquer, alors je poursuivrai mon chemin toute seule et vous partirez de votre côté. Qu'en dites-vous ?
Je ne dis rien. Je la regarde en souriant à mon tour.
- Je vais remettre un peu de charbon dans le four...
Alors, une dernière rasade de jus d'orange, puis nous partons ensemble.
A petits pas vers la Station N°2. Au moins est-ce le nom que nous lui attribuons sans seulement nous consulter.
- Je m'appelle Isabelle.
Appelez-moi comme bon vous semblera, lui dis-je en me concentrant sur ma foulée..
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