Un banc public
Jour 5
Ainsi, telles deux vieilles locomotives, nous reprenons notre route. Les autres nous ont largués depuis longtemps. Probable qu'ils courent ensemble... en solitaires.
Je ne dis rien mais je suis content de pouvoir cheminer avec cette inconnue. Quelque chose me dit que sous ses cheveux gris, derrière son regard tranquille se cache un trésor.
Certes, elle a vécu des choses et traversé des jours que je n'ai pas connus mais, plus loin que ça, je subodore une originalité, une créativité sur le point de revenir à la lumière. Ce départ pour une course inutile ressemble à une chance pour elle. J'ai nettement l'impression que je lui serai autant utile qu'elle me le sera. Peut-être suis-je le prétexte qu'elle attendait pour s'élancer, pour s'enfuir, pour se libérer de chaînes qu'elle n'aurait pu rompre sans ma présence inattendue dans sa ville. Encore une fois, je me dis que je me donne bien trop d'importance, que mon petit nombril se permet de pérorer comme un merle sans rien savoir. Je me trompe sûrement.
Je me trompe sûrement, pourtant, je sens près d'elle une présence différente. Une aura. Elle est un soleil radieux qui réchauffe l'air autour d'elle. Son assurance évidente ? Peut-être. Elle distille une atmosphère. Un parfum. Une opiacée discrète qui étale ses senteurs sans faire de bruit mais qui incite à se dépasser, à croire que tout est possible si on veut bien faire abstraction des éternelles objections qu'on oppose à tout rêve précieux. Qui donc est cette femme ? Je ne voudrais pas être indiscret, pourtant je brûle d'en savoir plus à son sujet.
***
L'avantage avec les vétustes motrices de notre genre, c'est qu'il est inutile de rappeler certaines choses... Qui veut aller loin, ménage sa monture, dit le proverbe. Aussi, sans en avoir convenu, nous courons...lentement. A vrai dire, nous trottinons. Plus petite que moi, ses pas le sont aussi. Ce qui me permet de courir sans effort... Avec un peu de bol, je n'aurais pas l'air aussi ahuri que d'habitude. Et puis, en restant un demi-pas en arrière, je pourrai l'observer en toute discrétion...
Pour découvrir un peu de cette femme étrange, je peux donc observer tous ces traits qui font d'un visage une personne. C'est vrai que je ne la vois que de trois-quarts mais quelques menus indices me permettront, tels la démarche, le souffle, les gestes, de deviner un peu de sa nature.
Dans la seconde qui suit, je me fais l'effet d'un docteur à deux francs-six sous ! Comme si j'étais un de ces "profileurs" dont nous inonde la télé ! Quel savoir divin me permettrait de deviner ce qui se cache sous cet air détaché ? Décidément, je réalise que je suis loin de savoir quoi que ce soit. Il me reste tout à apprendre.
J'ai souvenir que, naguère, certains scientifiques prétendaient démontrer que la forme d'un visage expliquait le caractère de son propriétaire. Terrible mémoire humaine qui me fait monter le rouge au front. Loin de moi l'idée...
Et si je me contentais de courir un peu sans plus penser à rien ?
En attendant, Madame poursuit son petit bonhomme de chemin. A son rythme. Nous avançons de la sorte pendant quelques dizaines de minutes le long de grandes avenues ternes, parsemées de platanes tristes quand, sans prévenir, elle bifurque dans une rue voisine. Surpris, je manque poursuivre ma route avant de lui emboîter le pas. Elle connaît la ville mieux que moi, à l'évidence, alors je me laisse embarquer dans cette petite rue. Rapidement, les maisons sont moins hautes. La froide hostilité des façades de verre disparaît pour céder la place à de vieilles constructions un peu fatiguées. Les trottoirs sont plus irréguliers, moins tâchés aussi. L'air est moins lourd, le ciel est plus visible, les perspectives plus douces, les angles plus arrondis. Nous sortons du chemin conventionnel...
Mais Isabelle ne ralentit pas la cadence pour autant. Elle court avec aisance. Avec grâce ? Non. Mais vraiment sans s'imposer de souffrances inutiles. Sa démarche coulée semble se moquer de ces sportifs du dimanche qui se targuent de battre leur record personnel de la semaine précédente à force de douleurs aux mollets, après une lutte terrible pour gagner quelques secondes sur un record dont tout le monde se fout sauf eux.
Nombrilisme permanent, entretenu par une société qui, non contente d'avoir séparé les humains, les monte maintenant contre eux-mêmes, contre leur propre individualité. Peut-être conviendrait-il qu'ils soient tous rendus à l'état de machine pour faire oublier leur médiocre humanité ?
Je me surprends à penser de la sorte. A quoi cela me mène ? Râler, rager, protester n'a d'effet que si action et réaction s'enchaînent. Ou se déchaînent.
Et puis, à m'aveugler avec ces pensées stériles, voilà que je manque m'affaler en trébuchant sur les pavés mal joints de la vieille chaussée. Elle m'entend jurer un peu, jette un œil vers moi puis, toujours en silence, se dirige vers un petit jardin public tout proche. Nous en franchissons les petites haies vertes et, quelques pas plus loin, nous faisons halte sur un vieux banc de bois vert sombre. Elle arrête ses pas en souplesse pendant que j'arrive avec un peu de retard, me posant sans grande élégance à côté d'elle.
Toujours le silence. Seulement perturbé par mon souffle un peu saccadé. J'aurais voulu paraître... plus frais. Malheureusement, j'ai le teint rouge, la sueur me brûle les yeux et mon corps est poisseux d'efforts... Il n'est donc pas utile de courir vite pour mettre tout son être en feu ? Elle, au contraire, ne semble pas avoir fait le moindre exercice physique. Dépité, presque vexé sans savoir pourquoi, je baisse la tête et je regarde le sol pour fuir son regard que je sens peser sur moi.
Un type en jogging passe devant nous. Cheveux coupés en brosse, la bouche ouverte et l'air renfrogné par l'effort, je n'ai pas le temps d'en voir plus, il nous dépasse rapidement puis disparaît dans le martèlement lourd de ses pas de percheron.
- Alors, si vous me disiez ? fait-elle soudain d'un ton engageant ?
- Si je vous disais quoi ? rétorqué-je, ébahi.
- Qu'est-ce qui vous tracasse si fort ?
- Mais...rien. De quoi parlez-vous ?
Je suis maintenant très mal à l'aise. Bravo !
Que me veut-elle ? Encore une psy à deux balles qui se croit investie du droit de sonder le premier venu ? Elle se prend pour Sœur Thérésa, la vieille ? Ma première réaction est de me lever, un peu furax de me faire bousculer ainsi. Preuve que je me suis encore fourré le doigt dans l’œil en accordant à cette femme, qui n'est plus dès lors qu'une grand-mère à la con à mes yeux outragés, des vertus qui ne sont pas les siennes ? Bien sûr... Quel con je suis ! Pendant que je rêvassais tout à l'heure, cette vieille pelure m'a repéré et s'est dit qu'elle tenait un bon candidat à la toute dernière pigeonnerie de sa carrière d'ex-belle-femme-séductrice-sans-en-avoir-l'air !
Et moi, pauvre pomme, toujours curieux comme une pie, j'ai plongé la tête la première dans le baquet en me disant que je faisais peut-être là une rencontre riche de surprises ! Non mais, les vieilles ont perdu la raison au point de se croire encore comestibles ou quoi ? Qu'elle se regarde un peu dans un miroir, avec sa tronche parcheminée pire qu'une reliure antique ! Ferais-je déjà plus vieux que mes artères, merde ?
Ou aurais-je l'air plus con que la moyenne ? Un benêt, un simple d'esprit ? Y a-t-il écrit en capitales sur mon front que tous les cons du monde peuvent venir se torcher les pompes sur moi comme sur un vulgaire paillasson ?
Chaque seconde qui passe ne fait qu'enfler ma colère. Pour un peu, je la choperais bien par les épaules pour la secouer et lui remettre les idées en place, à cette vieille peau ! Je la considère d'un air mauvais, pas loin de vouloir la gifler.
Pourtant, elle reste impassible, son regard soutenant le mien sans laisser paraître la moindre crainte... Elle se contente de me regarder. En silence. Comme si elle avait décidé de laisser passer l'orage. Mais ce n'est pas d'un orage qu'il s'agit, mais bien d'une tempête qui s'est déclenchée sans prévenir ! La fureur m'envahit un peu plus quand je la regarde. Mais pour qui se prend-elle, cette vieille toupie ?
- Je...je ne...vous permets pas ! suffoqué-je, plein de rage.
- Allons...ne vous fâchez pas. Ce n'est qu'une simple question qui m'est venue parce que je pense, à votre air soucieux, que quelque chose vous empêche de respirer. D'ailleurs, si vous le me permettez, regardez-vous... Vous êtes pâle comme un cierge et vous semblez sur le point de défaillir. Allons...ne vous fâchez pas. Je ne vous veux pas de mal !
Elle à dit tout ça sans lever le ton, juste en articulant bien chacune de ses paroles. D'une voix presque enfantine, d'un petit air buté qui m'exaspère encore un peu plus. Mais, je suis trop en colère pour trouver quoi répondre, debout, les mains sur les hanches, cherchant mon souffle, le regard en fuite tout autour de moi. D'instinct, je fouille dans mes poches, à la recherche de mon paquet de cigarettes.
- Et vous fumez, en plus ! s'exclame-t-elle.
- Une bonne locomotive n'est efficace que si elle fume ! rétorqué-je sans réfléchir.
- Une locomotive ? Mais vous n'avez rien d'une machine !
La spontanéité de sa réponse me désarçonne, une fois encore. Je me trouve soudain si ridicule que je perds toute contenance. Je reviens m'asseoir brusquement, juste à ses côtés, frémissant de colère et de honte.
Mais que m'arrive-t-il ?
J'ai soudain l'impression de sortir d'un mauvais rêve... Quoi, je ne suis pas une locomotive ? Bien sûr que non, quelle étrange idée ! Je secoue la tête, j'ouvre de grands yeux surpris. Et qu'est-ce que je fais ici avec cette vieille mémère qui me pose ses questions à la con ? Bordel, j'ai une compétition en cours, moi ! Et ce n'est pas en perdant mon temps avec une presque morte que j'en viendrais à bout ! Combien de temps ai-je perdu avec tout ça ? Je consulte ma montre : elle affiche encore au moins 1000 mots de retard sur l'objectif !
Déboussolé, je regarde tout autour de moi, histoire de me relocaliser avec mon GPS interne ! Pas de satellite, faut croire. Comment vais-je me sortir de ce pétrin ? Et comment m'y suis-je fourré ? Je suis complètement paumé ! Je me relève d'un bond, cherche une rue connue, un panneau indicateur, bref, une information pour savoir où je suis. Une chose pour me rassurer un peu, quoi !
- Ecoute-moi... commencé-je d'une voix un peu rude.
- Je vous autorise à m'appeler par mon prénom, mais en aucun cas vous n'êtes autorisé à me tutoyer ! me coupe-t-elle immédiatement.
Une fois de plus, elle me coupe le sifflet !
- Mais...qui êtes-vous ? fais-je en fronçant les sourcils.
Elle ne répond rien, se contente de me regarder sans marquer d'autre signe que la satisfaction de m'entendre la vouvoyer à nouveau. Puis, après de longues secondes passées à nous affronter du regard, moi plein de colère et elle, tout en sérénité, elle tapote doucement les planches du banc et m'invite à y reprendre place. Sidéré par son aplomb, je ne trouve plus rien d'autre à faire que lui obéir...
- Alors...? Qu'est-ce qui vous tracasse à ce point ? fait-t-elle de la même voix que tout à l'heure.
- Oh, mais vous n'allez pas recommencer !? explosé-je. Il n'y a rien qui me tracasse, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Vous commencez à m'emmerder, je vous préviens ! Et puis, tracasser ; d'où me sortez-vous un verbe aussi stupide ? Si je devais avoir un soucis, j'appellerais ça des emmerdes, pas un "tracas" !
- D'accord...Alors, quelles sont ces "emmerdes" ? insiste-t-elle en insistant bien sur le terme, ajoutant un peu de dégoût dans le ton.
- Je...je ne sais pas ! finis-je par dire, à court d'argument !
Elle sourit. Son regard est toujours empreint de bonté et ses yeux plongent en moi sans forcer. Elle sait...
- Alors, je vais vous aider un peu...d'accord ?
Je me tais, incapable de prononcer quoi que ce soit. Le mieux est de la laisser déblatérer ses conneries. Ensuite, poignée de main cordiale, et... adios, la vieille !
- C'est pourtant évident, non ? reprend-elle sans plus se soucier de mes réactions.
- Ben...si vous le dites ! me renfrogné-je, tête basse et coudes sur les genoux.
- Vous redoutez de ne pas trouver les mots... fait-elle doucement.
- Les mots ? bredouillé-je en la regardant, complètement à côté de la plaque.
- Eh bien oui, les Mots. Les 50.000 mots !
- Mais...?
- Chut... Ne dites rien pour l'instant. Prenez encore quelques minutes pour vous calmer, d'accord ? Ensuite, nous en parlerons sans nous fâcher. Et vous verrez...
Bon. Que répondre à ça ? Je n'ai plus qu'à me taire, donc.
Je me tais, je fais le vide en moi. Comme je peux. Souvent, j'ai entendu dire qu'il suffisait de compter de 100 à 1 en prenant son temps pour oublier une tension passagère. Alors, j'essaie...
En me disant que je finirais bien par sortir de ce cauchemar infernal.
Demain, peut-être ?
Annotations
Versions