Monsieur Armand
Jour 9
C'est ainsi que, bras dessus, bras dessous, nous quittons ce petit jardin public pour découvrir les rues. C'est un quartier paisible, malgré la cohue toute proche, un peu furieuse de l'avenue voisine. Je m'étonne du silence reposant qui nous entoure alors que les voitures et les bus nous cernent de toute part. J'ai l'impression de me retrouver dans un petit village normand, un de ceux que je traversais à pieds pour rejoindre les plages où mes parents avaient coutume de nous emmener en vacances. Les "congés payés" populaires,...
Pour ne pas dire pauvres. Nous nous entassions au tout petit matin dans la 4L familiale, chargée comme pour un exode et moi, tout excité à l'idée de partir loin de l'école et de ses mauvaises notes, des devoirs à la maison, des tables de multiplication et des punitions, je rêvais déjà aux cabrioles que je ferai dans les vagues. La Manche... Mer froide mais accueillante, qui se retirait sur plusieurs centaines de mètres qui me paraissaient des kilomètres en fin d'après-midi... Et puis les chasses fructueuses aux crevettes, aux coques. Merveilleux souvenirs innocents d'une époque révolue. C'est en attardant mes yeux sur une maison à colombage que je comprends pourquoi ma mémoire me rappelle à ces jours enfuis. Que fait-elle ici, cette maison ? Elle est non seulement anachronique mais aussi égarée dans une région faite de béton et d'autoroutes toujours embouteillées.
Pendant que j'erre entre mes souvenirs d'enfants, je repense à Isabelle qui se contente d'avancer à mes côtés, silencieuse. Je me dis soudain que je manque à toutes les politesses... J'ai presque oublié sa présence tant elle sait se faire discrète.
- Hum...fais-je d'une voix enrouée. Vous connaissez bien la ville, non ?
- On peut dire ça comme ça, en effet, sourit-elle après un petit instant de réflexion.
- Vous y habitez, peut-être ?
- Oui. Depuis longtemps, vous avez le droit de le dire aussi... rit-elle en comprenant que je fais de pitoyables efforts pour ne pas lui paraître impoli.
- Je ne voudrais pas être inconvenant...
- Ne vous inquiétez pas pour ça ; je sais l'âge que j'ai... Et puis, c'est vrai, je connais cette ville comme ma poche. Pensez, presque soixante-quinze ans que j'y rôde ! Vous voyez, cette vieille baraque au coin de la rue ? Maintenant, c'est un bar-tabac. Autrefois, au temps de ma jeunesse, c'était une librairie. Une merveilleuse librairie. Son propriétaire, un vieil homme tout en hauteur à mes yeux d'enfant, avec une méchante calvitie grise et des lunettes rondes en fer, un peu comme celles que je porte aujourd'hui, nous laissait jouer avec ses livres. Ses plus belles pièces étaient exposées dans de beaux présentoirs en verre. Parfois, des gens rentraient et se penchaient sur ces livres et demandaient au libraire de les voir de plus près. Alors, il enfilait des gants blancs en coton, attrapait délicatement l'ouvrage demandé puis, sur un grand lutrin en bois, le déposait religieusement sous les yeux du client. Il était le seul autorisé à tourner les pages, ce qu'il faisait avec douceur pour ne pas les endommager. Souvent, il discutait longtemps avec le client et, parfois seulement, il consentait à vendre un de ces livres dont je sus plus tard, beaucoup plus tard, qu'ils étaient de très grande valeur. Nous, c'est-à-dire ma sœur et moi, nous courions comme des diablesses entre les bibliothèques !
- Mais le libraire ne disait rien ? m'étonné-je.
- Jamais ! Au premier jour de notre rencontre dans sa librairie, il nous avait attrapées et assises sur le grand comptoir de sa caisse enregistreuse et nous avait donné les règles du jeu : tous les livres étaient à notre disposition, à condition de ne pas les déchirer ou de leur faire subir le moindre dommage. Ensuite, nous devions faire le moins de bruit possible quand quelqu'un entrait dans la boutique. Pour le reste, nous étions libres de tout faire, pourvu que nous finissions tranquillement cachées dans son échoppe, un livre à la main... Nous y passions tous nos jeudis, au point que nos parents ne nous cherchaient même plus. Ils savaient que nous étions au Pays des histoires merveilleuses !
- C'est de là qu'est venue votre passion de la lecture ?
- J'aime à le croire... Plus tard, j'ai moi-même racheté cette librairie. Monsieur Armand, le fameux libraire, était arrivé au terme de sa carrière et je commençais la mienne... Là aussi, j'aime l'idée qu'il avait préparé son coup avec vingt ans d'avance, sourit-elle en me regardant bien droit dans les yeux.
Par pure curiosité, je l'emmenais près du bar-tabac, son ancienne librairie. Il ne restait rien du souvenir des livres, sauf ceux, comptables, du nouveau propriétaire, peut-être. Pas d'enfants ici, rien que des adultes appuyés au zinc d'un rade comme il en existe partout. Quelques écrans qui affichaient les résultats de toutes les loteries en cours, quelques exclamations déçues ou satisfaites des joueurs, les yeux rivés dessus. Et puis cette insidieuse odeur d'alcool, de bière surtout, qui planait dans l'air. On est loin des parfums de l'encre d'imprimerie, des papiers empoussiérés, des cuirs vieillis...
- Combien de temps êtes-vous restée libraire ?
- Oh, quelques années ! Une bonne quarantaine d'années... Le temps de comprendre que je ne pourrais jamais lire tous les livres. Et le temps d'accepter, aussi, que je ne pourrais jamais tous les avoir.Et puis que...
- Vous ne pourrez jamais tous les emporter ? fais-je pour finir une phrase qu'elle semblait hésiter à finir.
- C'est cela, lâche-t-elle avec un peu de regret. C'est la pire chose pour les amoureux des livres que de comprendre que seul leur contenu pourra rester avec nous. Certes, c'est déjà merveilleux mais, si les mots restent gravés en nous, les parfums d'un livre, son poids, la texture de ses feuillets, de sa couverture, sont des sensations qui s'émoussent dans nos mémoires. Encore aujourd'hui, je ne suis toujours pas sûre de ce que je préfère : leur contenu ou leurs formes.
Elle parle sans nostalgie mais avec une légère amertume.
- Au moins disposez-vous de bibliothèques bien garnies chez vous, j'imagine ?
- Mon jeune ami, sachez qu'arrive un temps où l'on comprend que toutes ces choses sont inutiles. Et encombrantes !
Elle tente de sourire mais je sens bien qu'elle regrette profondément...
- Vous comprenez, reprend-elle avec vivacité, l'important à mon âge n'est plus de posséder mais de transmettre, au moins de garder en mémoire ! Ainsi, vous, Simon, c'est pendant des heures que je pourrais vous parler des œuvres qui ont volé mon cœur, brûlé mon âme, ébloui mes nuits, gâché mes jours ! Si je vous parlais de ces poètes qui ont bravé l'opprobre, affronté la misère pour seulement vivre leur passion, vous finiriez par me fuir ! Je vous ennuierais avec les techniques d'écriture, les règles que les écrivains se sont imposés entre eux pour mieux exprimer leur Art, repoussant d'autant plus loin les amateurs qu'ils s'approchaient de la perfection ! Oui, vous prendriez vite vos jambes à votre cou...Mais je vous retiendrais par la manche, en vous récitant quelques paragraphes de Saint-Exupéry, quelques mots de Ronsard, quelques vérités crûes de Villon, ou encore quelques strophes de Victor Hugo... Je finirais par trouver les mots qui résonneraient le plus en vous pour vous diriger sur de nouvelles découvertes qui illumineraient vos écrits pour les transcender !
- Vous savez, je sais que ceux-là sont tous des génies, pas seulement des talentueux. Souvent de faibles et misérables humains, taraudés par les misères communes d'un monde auquel ils ne comprenaient pas grand-chose mais dont ils sentaient par instinct les moindres secousses... Je ne suis pas de ceux-là. Et vous le savez bien, vous aussi.
- Qu'en savez-vous ? Souvent, les auteurs ne connaissent la gloire qu'après leur disparition !
- Comment ont-ils vécu, cependant ? S'ils passent un jour à la postérité, c'est sans le savoir !
- Ce n'est pas ce qu'ils cherchaient en priorité. Certes, l'alimentaire de la chose est indubitable. Balzac lui-même avait largement usé de ses dons pour subsister, le temps pour lui de se faire connaître et reconnaître mais, tous les autres, les plumes obscures qui ne surent jamais trouver la lumière de leur vivant, ont écrit en sachant parfaitement que jamais personne ne lirait ce qu'ils saignèrent sur du papier, cachés quelque part à l'abri des regards. Simplement par passion, vous comprenez ?
- Oh oui...ça je peux le comprendre, fais-je, fataliste.
- Vous-même, Simon, quand vous vient cette irrésistible pulsion d'écrire, vous savez bien que vous risquez d'être le seul lecteur que vous aurez jamais de tout ce que votre esprit vous dicte, de ce que votre cœur vous souffle ou que votre âme vous susurre. Et pourtant, vous écrivez ! Oubliez donc cette vanité. La gloire n'est pas faite pour les purs ! Elle ne s'adresse qu'aux prétentieux, qu'à ceux qui, tels des ivrognes, ne peuvent résister aux chants de l'inconstance et barbotent malgré eux dans la fange des ambitieux !
- Tout à l'heure, je pensais à Aragon... Cet homme possédait un Art que peu peuvent seulement sentir. Combien d'heures faudrait-il passer sur un de ses romans pour seulement approcher, et de loin encore, la musique des mots qu'il mariait avec une magie que lui seul pouvait exercer ? Vous parlez d'ambition et de d'ivrognerie, mais je ne pense pas qu'il soit seulement question de cela. Quand cela vient au bout des doigts de l'écrivain, il faut encore imaginer qu'un esprit a su dompter l'indicible pour le formuler, pour le traduire. Et là, peu importe celui qui tombe sur ces lignes, il est toujours stupéfait de lire la simplicité de mots qui expriment ce que la plupart éprouvent sans savoir le décrire...
- C'est vrai, concède-t-elle après réflexion. Mais, pour ceux que vous citez, pourriez-vous les imaginer faire autre chose qu'écrire ? Non, bien sûr. Ceux-là ne sont venus sur Terre que pour soulager les esprits égarés des lecteurs à la recherche de vérités toutes simples. Sans eux, le monde tournerait moins rond. Vous parliez de Balzac, cet homme était à ce point possédé par la frénésie d'écrire qu'il rappelait sans cesse à ceux qu'il rabrouait qu'il n'avait pas de temps à perdre en soirées inutiles parce qu'il...
- Avait du travail ! complété-je avec un petit sourire. C'est vrai. Ils étaient dévorés par leur métier !
- Et quel beau métier, n'est-ce pas, que le leur ? fait-elle avec enthousiasme. Allez, venez avec moi ! Je vais vous montrer un endroit où je sais que quelques belles plumes ont travaillé avec ardeur pour nous séduire et nous réjouir !
Alors, sans attendre mon assentiment, elle me prend par le bras et d'un pas décidé, me ramène sur les grandes avenues. Nous nous engouffrons un peu plus tard dans un bus bondé.
- Faites-moi confiance ; vous ne serez pas déçu... fait-elle d'un ton un peu mystérieux.Et je vous parlerai encore de Monsieur Armand, mon libraire préféré !
Je lui fais confiance. Alors, qu'elle m'emmène où bon lui semble : j'abandonne ma course à cet instant. Je me fous pas mal de ce score terrible à inscrire pour rien. J'avais raison dès le début de ma rencontre avec cette femme surprenante : c'est une merveilleuse rencontre !
Le bus part et nous emmène...
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