Le Roi des Forêts
Jour 10
Quand le bus nous dépose, il n'y a plus que nous deux à bord. C'est le terminus. Même le chauffeur est sorti pour fumer une cigarette, nous lançant un petit signe de la main, nous invitant à descendre. Il n'en pouvait sûrement plus d'attendre de se griller les poumons.
En attendant, j'admire l'endroit où nous échouons : c'est l'orée d'un grand bois aux chênes immenses. Des pelouses entretenues au bord d'un grand lac paisible. Près des berges, des cygnes en quête de quelques croutons rassis que des enfants leur jettent, encouragés par leurs grands-parents. J'ai l'impression de revenir au début de ma rêverie du jour : c'est encore cette sensation de dimanche en famille qui remonte à la surface. C'est doux, chaleureux. Ce lieu est intemporel, insoumis, rebelle aux assauts du Présent. Une fois encore, c'est sans surprise que je croiserais quelques couples vêtus à la mode du milieu du XIXème siècle ; redingotes noires, chapeaux haut de forme et robes de mousseline. Des gamins à la Gavroche, alourdis de godillots disgracieux, pourraient cavaler entre les arbres, une pomme volée dans les mains, courant à perdre haleine à la poursuite de quelque princesse.
Oui, je pourrais voir tout cela sans seulement sourciller.
Quand nous marchons, un peu plus tard, sur le chemin blanc qui entoure le lac, c'est encore sans rien dire. L'air est enivrant, chargé de parfums que la ville nous fait oublier trop souvent. Prendre un peu de temps et regarder... Retrouver les choses les plus simples pour s'émerveiller d'un rien : un papillon à la trajectoire souvent perturbée par le souffle du vent qui l'envoie parfois à l'opposé de sa marche initiale ; s'arrêter pour observer un moineau aux gestes saccadés qui s'approche comme un voleur d'un butin sucré, puis qui le subtilise en un éclair sous les yeux ébahis d'un enfant qui ne l'a pas vu venir ; apercevoir, le temps d'un clin d’œil, la silhouette prudente d'un lapin qui débouche sans le vouloir sur les chemin des humains...
Le Temps ralentit imperceptiblement. Tout semble se mélanger.
- Mon mari m'emmenait souvent ici, fait-elle doucement.
- Et vous continuez d'y venir pour entretenir son souvenir ? demandé-je un peu étourdiment.
- Non ! pouffa-t-elle. Ce con est parti un jour sans revenir. Vous savez : le coup du "je descends acheter des allumettes"...
- Pardon ! Je ne voulais pas raviver de mauvais souvenirs, m'excusé-je, rouge de confusion.
- Pas de pardon ! Ce con est parti pour une jeunette qui aurait pu être sa fille ! La crise de la quarantaine, paraît-il. Vexant, je vous le concède sans problème mais, au-delà de ça, le pire reste cette fuite lamentable, lâche et sans autre explication que celle de l'attrait pour de la chair fraîche...
- Je suis désolé...
- Eh bien, ne le soyez pas ! Si, un jour, vous décidez de quitter celle qui habite peut-être votre quotidien, faites-le avec franchise. Ainsi, vous seriez le premier homme à le faire !
Je ne pensais pas qu'on arriverait à une conversation de ce genre... Se servirait-elle de moi pour faire le procès, par contumace, d'un homme qui l'a trahie un jour ?
- Nous ne sommes peut-être pas tous fait ainsi ? tenté-je sans trop y croire.
- Bien entendu, vous avez raison. Ceux qui dérogent à cette loi naturelle de la Trahison sont sous terre, à bouffer les pissenlits par la racine, vagues souvenirs des culs qu'ils ont bouffé de leur vivant ! fait-elle avec froideur.
J'ouvre des yeux tellement ronds de surprise à l'entendre parler ainsi qu'elle éclate de rire.
- Eh bien, Simon, pensiez-vous que les vieilles ont oublié les injures qu'elles ont apprises en même temps que tout le monde dans les cours d'école ? Vous savez, mon mari, que j'ai aimé comme une folle, me lisait Lamartine sur les bords de ce lac. Il avait une voix grave, qu'il savait arrondir à la perfection pour me charmer. Malheureusement, si la lecture de Graziella lui rappelait bien les décors de son enfance en Italie, il aurait mieux fait de me prévenir qu'il reluquait les appâts d'autres femmes en m'alertant avec La Chute d'un Ange... Les méditations d'un poète sur le bord d'un lac ne firent, pour ce qui le concerne, que le diriger tout droit vers d'hypothétiques nouvelles romances alors qu'il fermait les yeux sans le savoir sur les serments qu'il avait noués en ma présence !
- Vous devez terriblement lui en vouloir ? dis-je, pour meubler mon silence.
- J'aurais aimé le dépecer, petit morceau de peau par petit morceau de peau, me répond-elle en regardant droit devant elle, comme si elle se voyait en train de le faire. La douleur d'un abandon est pire que la mort. Au moins, il aurait pu prendre son courage à deux mains, courage dont il ne manquait pas, et me dire qu'il partait. Pour une aventure ou une nouvelle vie, aucune différence. Certes, il aurait dû quitter notre maison en évitant des escadrilles entières d'assiettes mais, au moins, il aurait eu le droit de se regarder à nouveau dans un miroir. Droit que je lui conteste encore aujourd'hui, même si j'ai pardonné tout le reste...
- Et vous n'avez pas brûlé les livres de Lamartine ? fais-je en souriant, comprenant enfin que le sujet n'était pas tabou.
- Que croyez-vous ? Bien sûr que j'ai tout brûlé ! Et j'en ai aussi profité pour carboniser cette conasse de Princesse de Clèves, déchirer en menus morceaux l'unique best-seller de ce vieux con de Choderlos de Laclos avec ses Liaisons Dangereuses et tous les gentils poèmes machos de ce minable d'Hugo ! Notez bien, mon cher Simon, qu'il n'y a que les hommes pour si bien parler de l'Amour sans rien en connaître ! Tous ces singes n'étaient finalement que de vulgaires Casanova de salon, tout empêtrés dans leurs envies salaces de se taper une belette canon et puis, une fois leur envie passée, de se torcher le scoubidou dans les rideaux !
- Le scoubidou ? éclaté-je de rire à mon tour.
- Appelez ça comme vous voulez. Moi, je trouve qu'on ne pourra pas trouver meilleur qualificatif : inutile et tarabiscoté !
Je me marre sans retenue, amusé par le ton un peu colérique et déterminé qu'elle emploie. Je découvre un autre aspect de sa personnalité, aspect qui me rappelle que j'avais encore tendance à lui prêter un caractère qui n'est pas le sien...
- Dites-moi, Isabelle, fais-je quand nos rires se sont éteints, pourquoi venir ici ?
Elle regarde tout autour d'elle, les mains un peu écartées, menton levé vers le ciel.
- Regardez... Quand je suis près de ce lac, perdue dans cette forêt magnifique, je ne me peux m'empêcher de penser que les hommes ont raté quelque chose de merveilleux. Ici, rien n'est calme, luxe ni volupté. Au contraire, tout est rude, âpre, dangereux même, mais tout est harmonie. La vie est dure, comme à la ville, mais se moque pas mal du "qu'en dira-t-on", des "qui plus le plus, peut encore plus" et se fout bien de toutes ces autres maximes qui ne font que séparer l'humanité de son vrai destin.
- Son destin ? fais-je, étonné.
- Bien sûr, son destin ! Dites-moi, quel est le vôtre ? Parcourir vos années de vie à vous dire que vous aimeriez bien ceci, découvrir cela ? Vieillir avec des regrets, de l'amertume ? Ou, au contraire, vous réjouir du souvenir de toutes les belles choses que vous aurez croisées sans le prévoir ?
- Je ne suis pas sûr de bien comprendre...fais-je un peu dépité.
- Quelle est votre vie ? Que voulez-vous en faire ? Qu'en avez-vous fait à ce jour ? rétorque Isabelle. Un château de sable ? Des illusions ?
- Je ne sais pas trop... Entre réalité et illusion, que sommes-nous sûrs de vivre ?
- Voilà, c'est exactement ça ! Quelle est la part du Vrai ? Qui pourra nous dire un jour ce qui est vrai et ce qui n'est qu'illusion ?
- Oh, non... Vous n'allez quand même pas me parler d'un de ces dieux absents qui voudraient faire de nous des surhommes ?
- Et autres foutaises ? Non, bien sûr. La seule personne qui pourra un jour répondre à vos questions...c'est vous ! Alors, la réalité, les illusions, tout ça ne vient que de vous ! Vous êtes le seul à décider de la véracité des choses que vous voyez, que vous touchez, sentez et...imaginez !
Je ne suis pas loin de penser qu'elle vient de prendre un méchant coup de soleil... En fait, je ne comprends rien de ce qu'elle me dit avec conviction. Voilà qu'elle me la joue présidente d'une secte à la con ! Mais je retiens un mot : imaginer...
- Vous voulez dire que c'est ici, par exemple, que je pourrais trouver ces mots dont vous pensez qu'ils me manquent ?
- Il y a de ça... fait-elle en me faisant un grand sourire.
- Comment ces arbres pourraient un jour répondre aux questions qui me viennent parfois ? Un arbre ne parle pas !
- C'est vrai. Mais qu'est-ce qui vous empêcherait de le faire parler ? Rien que pour vous ?
- Mais... fais-je éberlué. Isabelle, vous allez bien ?
Elle se rembrunit, déçue de ma réaction. Je ne la suivrai pas sur cette voie qui me semble un peu trop barrée pour moi. Non, jamais je ne pourrais parler avec un arbre. Quelle idée stupide !
Pour bien m'en convaincre, je pose les yeux sur un chêne énorme pas loin de nous. Son tronc doit bien faire plus de trois à quatre mètres de diamètre. Au moins bicentenaire, le futur tas de bûches pour cheminée ! Il s'élance à l'assaut des cimes concurrentes, développe ses branches énormes, ramifiées en une multitude d'autres à chaque fois plus fines, toutes chargées d'armées entières de feuilles qui chantent au vent qui passe. Que me dirait un arbre ?
J'imagine le dialogue !
- Salut à toi, ô Roi des forêts de la ville, Prince du Lac, Souverain magnanime de la terre qui laisse un peu de place à la basse pelouse, plèbe bavarde et futile !
- Salut, mec ! Qu'est-ce que tu viens traîner par là ? Ça fait des années que des types de ton genre ne viennent plus rôder dans le coin !
- Je sais bien. Pas le temps, que voulez-vous, Sire ? La vie n'est pas simple pour les maîtres du monde !
- Héhé, en attendant, tes chevilles me semblent assez fortes pour supporter une telle arrogance ! Vous, mes maîtres du monde ? Quelle blague ! Une petite épidémie et vous voilà sous terre, à nourrir mes racines !
Mouais...il n'aurait pas totalement tort de me dire un truc pareil, c'est vrai. Encore faudrait-il qu'il survive à nos tronçonneuses quand même, le roi des forêts !
Ce serait quand même dommage, me dis-je, de couper un tronc comme celui-ci. Depuis le temps qu'il lutte pour grandir parmi les siens, il a dû en voir des vertes et des pas mûres. Disons qu'il a dans les... deux cent-cinquante ans. A peu près. Ca me ramènerait donc en... 1760 et des bananes. Un joli saut dans le Passé ! Que se passait-il en ce temps-là ?
- Qu'as-tu vu, vieil arbre ? fais-je à voix basse, sans m'en rendre compte, sous les yeux ravis et pétillants d'Isabelle qui jubile en silence.
Je ne suis plus près d'elle. Pris dans un tourbillon de pensées un peu folles, je plonge avec délice et sans le savoir dans un rêve éveillé, guidé par un chêne alors vigoureux, en pleine croissance et je découvre un monde en pleine ébullition...
Au loin, dans ce délire inattendu, j'entends pourtant la voix d'Isabelle qui me susurre de poser mes questions...
Quelles questions ! Je ne me pose aucune question ! Je cherche seulement des réponses ! Ce n'est pas moi qui pose les questions. D'ailleurs, personne ne pose de question ! On est tous trop occupés à répondre aux impératifs d'un Présent qui ne nous laisse pas une seconde de...réflexion.
Pourtant, la forêt s'ouvre devant mes pas hésitants. Mister Chêne, ci-devant futur Roi d'une forêt qui ignore encore quelle sera un jour inscrite au Patrimoine National, m'entraîne à la rencontre de ses féaux. Personne ne manque à l'appel ; fleurs, bosquets, arbrisseaux, arbres rivaux ou complices, habitants innombrables et sereins, occupés à trouver pitance et repose...
Tous vivent...sans se poser de question !
Je sens peser sur moi des milliers de regards curieux, parfois amusés. J'ai vite le sentiment de ne pas être le bienvenu mais, comme par magie, quelques animaux viennent près de moi, comme pour une invite à les suivre. Et la chaleur s'installe entre nous, bienfaisante, symbole d'un lien coupé qui tenterait de renouer avec ma nature animale.
Mais quel est encore ce délire ? Tout cela m'inquiète soudain et la peur ne tarde pas à m'étreindre. C'est à cet instant que je sens la présence d'Isabelle à mes côtés.
- Regardez, Simon. Tout ce que vous voulez écrire est là...sous vos yeux. Des questions ? Bien sûr ! C'est à eux que vous devez les posez. Eux seuls pourront vous répondre en toute sincérité, sans se soucier de briller à vos yeux , sans s'inquiéter de rien. Ils savent la Vie. Et vous, que savez-vous de la Vie ?
Je ne peux me défaire d'un énorme sentiment de gêne... Rien de tout ce que j'ai appris dans le monde ne m'a préparé à ça. Comment parler à ce monde que je ne connais pas, dont je ne sais finalement rien ?
- Voilà, Simon... Vous commencez à poser les bonnes questions. Je vous laisse avec eux. On se retrouvera plus tard. Je serai sur les bords du lac, à vous attendre. Vous me raconterez ensuite... une belle histoire.
- Non, ne partez pas ! J'ai besoin de garder quelques repères ! Je ne peux pas m'engloutir dans ce rêve sans fil d'Ariane pour me sortir ensuite du labyrinthe !
- Je serai là... Je vous attends.
Elle me dit cela sur le ton d'une promesse. La chaleur de sa voix me rassure. Une vraie mère ne ferait pas autrement pour inciter son enfant à se lancer sur un chemin inconnu ! Ma mère ? Je dois aller consulter dès que possible !
Pourtant, poussé par je ne sais quelle assurance nouvelle en moi, je respire un grand coup et, décidé, je suis les pas d'un rêne majestueux qui m'invite à m'enfoncer avec lui dans les tréfonds d'une forêt inconnue du monde entier.
S'il y a des questions à poser, c'est peut-être au fond d'une clairière secrète que je trouverai leurs réponses...
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