Sauvé des eaux
Jour 14
Elle me vote un petit sourire en guise de remerciement. Le temps qu'elle se décide à parler, je me demande ce qu'elle va me raconter. C'est étrange, moi qui passais tout mon temps à écrire des trucs à raconter, voilà que c'est à moi de me faire auditeur. Un lecteur attentif, tout ouïe...
- Mon premier mari avait pour habitude de tout préparer, de tout contrôler. C'était confortable, c'est vrai. Rapidement monté dans les hiérarchies de toutes les sociétés qui l'employèrent successivement, il avait pour manie de ne rien laisser au hasard, ce qui faisait les beaux jours des actionnaires qui, les affreux gourmands, attendaient toujours plus de dividendes. La voracité des possédants est sans limite, vous savez. Ils ont besoin d'en avoir plein les poches. Pas pour faire la moindre dépense, non, juste pour sentir le poids de l'or. Pour lutter contre une pesanteur qu'ils sentiraient trop faible, incapable de les garder les deux pieds sur Terre... A ce petit jeu, mon époux fit des merveilles. Malheureusement, pour toujours plus de gains, il convient, pour celui qui s'y risque, d'un jour vendre son âme au diable... Soumis à la pression d'ogres sans compassion, mon mari avançait sans le savoir sur les chemins de la perdition. Voie sacrée qui mène à la catastrophe, bien sûr. Un petit matin, je l'ai trouvé accroché à une corde de chanvre. Il avait laissé une longue lettre pour présenter ses excuses...à son PDG et ses actionnaires ! Pas un mot pour moi, pas un mot non plus pour nos enfants qu'il abandonnait sans regret... Le choc fut épouvantable. Et son retentissement plus puissant encore. Fidèle à lui-même, il avait aussi préparé sa disparition, sa succession. Dans de longs argumentaires pragmatiques, il avait même proposé un successeur à son poste...
- Mais...
- Sa famille ? Tout avait été réglé au millimètre, bien entendu. Obsèques, petits fours, faire-parts, tout avait fait l'objet d'un soin tout particulier, tatillon et obsédé par l'envie de bien faire, de bien parfaire la moindre action. Le notaire avait reçu ses instructions quelques semaines plus tôt, sans comprendre ce qui se tramait dans l'esprit détruit de mon mari. Tout fut parfait, jusqu'à la dernière pelletée de terre versée sur sa bière...
Elle s'arrête un instant, submergée par l'émotion. Ou la rage... Je ne saurais pas faire le distinguo.
- Détruite à mon tour, jugée par ma belle-famille et condamnée par tout mon entourage parce que je n'avais rien vu de l'état de délabrement mental d'Henri, mon mari, j'ai vite perdu pied avec la réalité pendant quelques années. Le temps nécessaire pour me remettre d'une dépression nerveuse profonde et tenace. Puis, à force de souffrances inutiles et d'introspections sans concession, avec le soutien de mes enfants qui, eux, se remirent plus vite de la disparition de leur père, j'ai repris goût à la vie. Je suis restée encore quelques mois solitaire et silencieuse, coupée du monde et indifférente à ses soubresauts. Et puis, un matin ensoleillé, j'ai commencé à écrire. Je l'ignorais encore à ce moment-là, mais il me fallait me défaire d'un fardeau qui n'était pas le mien. Le suicide de mon mari était la conséquence d'une impasse dans laquelle il s'était fourvoyé sans le vouloir. Le monde de la finance est implacable, croyez-moi. Acculé au pire à cause d'une ténébreuse affaire de financement politique régional, il n'avait pas trouvé d'autre solution que de mettre un terme à ses ennuis de manière radicale. Les pourris en haut lieu ne furent jamais inquiétés, bien entendu. Moi, j'avais lu et relu les documents qu'il me restait de mon époux. Quand je fus en mesure de reprendre le cours de ma vie, j'ai décidé d'enquêter sans rien savoir de ce monde opaque et aux limites du grand banditisme. Il est vite apparu que quelques grands pontes du sud-ouest de la France trempaient depuis plusieurs décennies dans des magouilles et qu'ils n'hésitèrent jamais, le cas échéant, à supprimer directement ou non toute personne gênante. Henri se retrouva dans ce cas, sans le savoir au départ. Manipulé par le sommet de sa hiérarchie, il comprit trop tard qu'il avait mis les doigts dans un engrenage mortel. C'est parce qu'il tenta de s'en sortir qu'il signa sa perte. J'ai les noms, les lieux, les motifs, les preuves... Mais je sais aussi que personne ne saurait me protéger si, par folie, je décidais de tout mettre sous les projecteurs de la presse. J'ai longtemps hésité. Pourtant, parce que je me doutais bien qu'ils n'hésiteraient pas à s'en prendre à mes enfants, j'ai décidé de ne rien dévoiler. Grave erreur de ma part ? Peut-être. En attendant, moi et ma famille coulons des jours heureux, sans problèmes particuliers. Malgré tout, il me fallait me délester de tout ça. Je n'ai pas trouvé d'autre solution que de prendre stylo et papier, de marier les deux et de tout coucher pour l'extraire une bonne fois de ma tête.
- Et ce fut salutaire ? demandé-je, captivé au possible.
- Certes ! Je me suis enfermée pendant quelques semaines, refusant tout contact avec l'extérieur pour m'en débarrasser le plus vite possible. J'ai tout vomi d'une traite. Ce fut odieux...
- Et ?
- Et rien du tout. Une fois rendus sa fierté et son honneur à mon mari, j'ai refermé les dossiers, scotché des cartons et archivé le tout. Le secret de mon mari sortira un jour de l'ombre, peut-être. J'ignore qui prendra ce risque, comment cela se passera, ce que ça donnera mais, soyez-en sûr, rien ne viendra de moi ! J'avais à rendre à Henri son âme. Ainsi, quand viendra mon heure, je sais que nous nous retrouverons et qu'il me saura gré d'avoir rétabli la vérité entre nous...
- Triste histoire que la vôtre, je compatis... fais-je doucement.
Je respecte son silence et, si je trouve son cas terrible et passionnant, je me demande quand même pourquoi elle me raconte tout ça. C'est vrai que ça prend la couleur d'une sombre histoire d'espionnage mais je n'y vois pas d'intérêt particulier... M'inviterait-elle à consulter ses archives pour me convaincre ensuite de me faire trouer la paillasse en mémoire de l'honorabilité de son ex ?
- Si je vous parle de ceci, mon cher Simon, c'est qu'au sortir de cette tragédie, j'avais pris l'habitude d'écrire...
Elle aurait pu m'éviter tous ces détours dans les caniveaux de la finance française pour venir directement au but !
- C'est vrai, je vous assure que c'est à cette période de ma vie qu'une plume est devenue indispensable à mes jours. A partir de cette époque, j'ai toujours gardé sur moi un calepin et un crayon pour tout y inscrire... Les effets d'une catastrophe dans une vie sont souvent inattendus.
- Et qu'écriviez-vous ? fais-je, trop content de raccrocher les wagons !
- Tout. Absolument tout ! Mais peu importe ce que j'écrivais à ce moment-là. L'important, ce que je voudrais vous faire comprendre, c'est que je me suis mise à écrire tout le temps. Et, à force d'écrire, l'idée se fit un jour en moi que je devrais écrire pour en faire des romans...
- Je vois...
- Des romans, des poésies, des reportages, des essais... Tout y passa, je l'avoue ! fait-elle en riant un peu. Alors, toujours emprisonnée dans ce carcan de mots qui voulaient soigner mes maux, je me suis crue écrivain.
- Ne l'êtes-vous pas ?
- Non. Moi non plus... répond-elle en me regardant d'un air éloquent.
- Qu'en savez-vous ?
- Je vous ai parlé de Monsieur Armand, vous vous souvenez ? fait-elle en baissant les yeux. Il se trouve que, des années après la signature des actes de vente de sa librairie, on s'est croisés un jour... Il savait que j'écrivais beaucoup. Il avait même beaucoup insisté pour lire un de mes romans. Après bien des hésitations, j'ai cédé à ses demandes et il s'est empressé de lire ce que je lui avais alors confié comme le plus précieux de mes joyaux.
- Un correcteur de qualité ?
- Hm...oui, on peut dire ça, murmure-t-elle. En fait, il me rendit mon manuscrit quelques jours plus tard, sans rien dire. Son regard fut suffisant pour me faire comprendre que ce n'était rien qu'une longue enfilade de mots sans intérêt...
- Pas très sympa, le monsieur Armand, finalement ! m'exclamé-je, déçu pour elle.
- Bien au contraire. Un simple regard de sa part et j'avais compris, sans me l'avouer et sans en accepter l'idée, que je n'avais aucune chance d'en faire un métier qui assurerait mes jours. J'ai longtemps entretenu le déni de mon cas et j'ai toujours pris soin de glisser quelques reliures dans mes vitrines. Des romans à moi, que je faisais confectionner dans le plus grand secret, espérant qu'un jour un client m'en achèterais un exemplaire. J'en ai vendus quelques uns, vous savez ? fait-elle dans un grand sourire ironique.
- Alors, vous voyez bien !
- Tous les autres ont fini au pilon ! me coupe-t-elle vivement. J'avais pourtant tout tenté pour en faire la promotion ! Je signais mes navets sous de faux noms, m'inventais des recommandations de grands auteurs inconnus en France, et toutes sortes de tricheries de ce genre pour continuer de me croire écrivain.
- En vain ?
- Bien sûr. Peu avant sa mort, monsieur Armand est repassé à la librairie. Il avait suivi mes activités sans jamais m'en parler. Jaloux de la pérennité de son affaire, il s'inquiétait de savoir ce que je faisais de toutes les années qu'il avait passées à faire de cette boutique un endroit réputé et respecté... Il se montra satisfait de mon travail et il estima que, pour me remercier du soin que je portais à la bonne marche de mon commerce, il devait me libérer d'un ultime poison qui gâchait mes jours.
- C'est à ce moment-là qu'il vous a emmenée ici, dans ce bois ?
- Oui... Comme vous, aujourd'hui, j'ai suivi un animal de la forêt que j'ai cru doué de la parole. Son invite était chaleureuse, presque amicale. Alors, je lui ai emboîté le pas et je suis rentrée en profondeur dans ce bois. Le combat fut rude, vous savez ? rit-elle en se frappant sur les cuisses.
- Mais ?
- Mais...j'ai ouvert les yeux. Cette petite flamme en suspension dans l'air avait eu raison de mes prétentions. Je suis ressortie, à nouveau détruite, consciente que je n'avais plus, encore une fois, d'illusion à laquelle m'accrocher pour vivre encore.
Elle se tait, émue et pensive. Ses yeux fouillent l'horizon, comme s'ils recherchaient quelque chose ou quelqu'un. Tout son être se tend vers cet espoir. Pourtant, au bout de quelques minutes, elle semble se résigner puis reprend sa position calme et détendue du départ.
- Aux premiers pas que je fis en sortant de ce bois, je pensais que je n'avais plus rien à faire que d'aller me noyer dans ce lac...
- Qu'est-ce qui vous a retenue ?
- Il était encore là... Monsieur Armand était encore là. Il m'attendait, assis à ce même banc que nous occupons. Il ne dit rien. Pas une parole... Son regard, une fois de plus, fut suffisant. Il me prit dans ses bras, me consola longuement. Nous étions comme deux amants, serrés l'un contre l'autre, silencieux et pourtant nos esprits échangeaient une multitude de choses. Ce n'était pas la peine de les dire. Quand il sentit enfin que j'avais assez pleuré, il s'écarta de moi, comme un père qui s'apprête à laisser partir son enfant vers son destin, planta son regard dans le mien puis, après avoir encore beaucoup hésité, me dit quelque chose qui me sauva.
- Quel saint homme !
- Je ne suis pas loin de le croire, moi aussi ! Il me dit ceci : Je sais...
- C'est tout ? m'étonné-je.
- Non. Il ajouta après : moi aussi, j'ai parlé dans ce brouillard. Et ma femme m'attendait sur ce banc. C'est elle qui m'a sauvé. Un jour viendra et ce sera à vous de sauver une ambition contrariée... Jurez-moi de le faire, quand viendra ce jour. Vous ne pourrez vous délivrer de ce serment qu'après avoir rencontré une âme sur le point de commettre l'impardonnable. Une fois libérée, alors vous pourrez passer à autre chose...
Soudain éperdu, je la regarde avec respect. Les larmes montent brusquement à l'assaut et je ne sais plus quelle contenance adopter pour masquer la violence des sentiments de reconnaissance qui me viennent. Isabelle me regarde, silencieuse et souriante.
Les mots filent entre nous sans que nous ayons besoin de les dire. Dans nos yeux deux vies se racontent, se confient. Il savait. Elle aussi. Et moi, maintenant. Que va-t-il se passer ?
- A votre tour, Simon... me fait-elle d'un ton doux et persuasif.
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