Chapitre 25 - 1
Karel se réveilla assez tôt dans la matinée. Seule Aquilée était encore présente dans la hutte que la Tribu leur avait prêtée. Prenant garde à ne pas la réveiller, il traversa la pièce, ramassa prestement ses vêtements et termina de s’habiller, nouant ses cheveux derrière sa nuque. Aucun plateau de nourriture n’était présent. La Tribu devait prendre ses repas en commun.
Il avait remarqué, en cherchant Lya la veille, que le village était très organisé : chaque personne capable travaillait main dans la main et en fonction de ses capacités. Ainsi, un individu incapable de se battre avait droit à la même portion de nourriture que quelqu’un travaillant la terre. Karel avait aussi observé que seules les personnes infirmes, les enfants et les personnes âgées ne travaillaient pas. Ils effectuaient éventuellement des tâches mineures mais toutes aussi utiles pour contribuer à une vie confortable pour chacun. Cette façon de vivre semblait convenir à chacun, vu l’ambiance qui régnait sur les lieux. Seule la présence du Clan de l’Esprit assombrissait les visages.
Karel sursauta vivement et manqua de trébucher lorsque quelque chose siffla juste à côté de sa tête, suivi d’un choc sonore. Un rire cristallin s’éleva parmi les arbres.
— Décidément, toujours dans les rêves ! Ce n’est pas Karel que je vais t’appeler, ça sera Rêveur, ça sonne mieux ! lui envoya une voix moqueuse.
Une flèche travaillée, fichée dans le bois de la hutte. Karel n’eut plus aucun doute : l’artéfact d’Eleyra. La flèche disparut sous les yeux du jeune homme pour se retrouver dans le carquois qui penchait sur la hanche de la jeune femme. Elle le regarda d’un air malicieux du haut de son perchoir.
« Tu as l’habitude d’accueillir tout le monde comme ça ? » demanda-t-il en pensées, conscient qu’Eleyra ne l’entendrait pas.
Son expression amusée devait être visible car son interlocutrice élargit son sourire. Elle descendit avec grâce et agilité de l’arbre sur lequel elle se trouvait avec une facilité déconcertante. Une fois sur la terre ferme, elle le rejoignit.
— Eh, Rêveur, tu as une mission dangereuse à accomplir, tu dois être sur tes gardes à tout instant, tant que tu ne seras pas de retour chez toi.
Karel la regarda, attendant que le sujet de sa présence vienne de lui-même, à défaut de pouvoir le demander. Eleyra détourna le regard.
— Oups, c’est vrai, tu ne réponds pas. Désolée, je sens qu’il va me falloir plusieurs jours ! Tu ne m’en veux pas… n’est-ce pas ?
Une idée traversa l’esprit de Karel. Il feignit de le prendre mal en lui jetant un regard agacé et la dépassa comme au premier jour où ils avaient conversé ensemble. Malgré sa perspicacité, Eleyra tomba dans le panneau. Le jeune homme avait bien remarqué sa franche maladresse, mais aussi sa manière d’être. En un sens, il trouvait ça adorable.
Eleyra le rattrapa et se planta face à lui.
— Oui, bon ! Je te l’ai dit hier, ce n’est pas évident, non-plus ! Je pensais que c’était clair dans ta tête depuis que nous en avions parlé hier ! Franchement, tu es…
Des lianes percèrent le sol et s’enroulèrent autour de ses chevilles. Par réflexe, Eleyra voulut se dégager, mais elle était immobilisée. Surprise, elle regarda Karel qui affichait une expression à la fois moqueuse et victorieuse. La jeune femme comprit et laissa échapper un rire franc.
— Je vois. Tu apprends vite, dis-moi !
« Reste toujours sur tes gardes à tout instant » pensa malicieusement Karel en partageant son sourire, à défaut de pouvoir rire avec elle.
— N’empêche, tu es bien rancunier. Enfin, on va dire que c’est de bonne guerre.
« Exactement. »
D’un geste, il libéra Eleyra. Son arc se rétracta et elle accrocha son arme dans la bandoulière de son dos.
— Allez, viens, on prend un morceau en chemin, et comme Ashura nous a demandé de vous faire profiter de notre expérience, j’aimerai bien tester tes réflexes en combat, rapproché et non rapproché. Tu dois en connaître un petit peu, vu le coup que tu viens de me faire. Mais je suis curieuse. Avec deux pouvoirs, tu disposes de beaucoup de possibilités ! Mon travail de capitaine me demande de tester en réel les capacités des personnes sous mes ordres. Tu veux bien jouer le jeu ?
Karel répondit par un petit signe affirmatif de la tête. Ce n’était pas son activité préférée mais Eleyra avait raison : tout le groupe devait apprendre à mieux appréhender les situations dangereuses. Autrement, ils n’iraient pas bien loin.
Ils se dirigèrent vers le centre du village où plusieurs braseros étaient allumés, autour desquels plusieurs groupes s’étaient formés. Plusieurs enfants couraient çà et là. Chaque personne qu’ils croisèrent salua Eleyra comme s’il s’agissait d’une proche. La jeune femme leur répondit avec sa bonne humeur. Malgré la menace quasi permanente du Clan, la vie semblait très paisible.
Karel chercha du regard Lya et Whélos alors qu’un homme de la Tribu venait à leur rencontre pour faire un rapport à Eleyra. Karel se détourna aussitôt de la conversation et aperçut au loin Ashura rejoindre la communauté. Il leva un sourcil surpris en la voyant. Elle n’avait plus son expression sévère et imposante. Elle adressait une expression emplie de tendresse envers les deux enfants, une fille et un garçon, qu’elle tenait par la main. Après quelque pas, les enfants la lâchèrent pour courir vers un homme dans un fauteuil roulant en bois, privé d’une jambe. Son visage s’illumina à la vue de la Cheffe de Tribu qui lui offrit un baiser amoureux en lui prenant le visage avec délicatesse.
Ce qui surprit encore plus Karel, c’était de voir que ses comparses ne tournaient pas tous la tête vers elle, comme si elle était un membre parmi les autres.
Eleyra remarqua son trouble.
— Dame Ashura déteste les courbettes. Elle estime qu’elle doit être traitée comme n’importe quel corps de métier dans notre Tribu. Chaque poste a ses égards. Nous avons tous besoin des uns et des autres. Elle a besoin de nos compétences autant que nous avons besoin des siennes. Tout le monde la respecte pour ça et plus encore. Il faut dire que, sans elle, notre Tribu ne serait plus ce qu’elle était autrefois, plus encore avec ces Clans qui nous menacent. Si tu veux converser avec elle, soit respectueux, mais ne t’abaisse jamais vers le sol, garde ta dignité et regarde-là dans les yeux. Cela surprend beaucoup d’étrangers, qui trouvent ces attitudes envers un chef insultant, mais ce n’est pas notre cas. Disons que Dame Ashura est plus… disons qu’elle voit les choses autrement : si tu ne lui accordes pas d’attention en lui parlant, pourquoi t’en donnerait-elle autant ?
Karel hocha la tête pour dire qu’il comprenait. Il souhaita demander autre chose à Eleyra, qui afficha une petite grimace embêtée.
— Désolée, j’imagine que tu as une question à me poser, mais j’ai du mal à deviner, cette fois.
Karel la rassura qu’il ne le prenait pas mal. Il essaya de repérer Lya et Whélos. Ce fut en cet instant qu’Eleyra saisit sa pensée.
— Je les ai mis sous la charge de mes confrères, pour les mêmes raisons que toi.
Karel désigna l’homme qui semblait être l’époux d’Ashura.
— Que lui est-il arrivé, c’est ça ?
Le Sorcier confirma. Une légère ombre passa sur le visage d’Eleyra.
— C’est une sombre histoire… avec le Clan de l’Esprit. Mais aussi une histoire qui nous inspire tous. Car il s’agit du jour où Ashura nous a montré qu’elle méritait sa place de Cheffe et qu’elle mérite que nous la suivions.
Karel prit un plat en bois à disposition et se servit sur le grand feu commun. Il s’installa avec Eleyra qui posa sa propre assiette sur ses genoux.
— Un jour, le Clan nous tendit une embuscade. Ce fut une journée sanglante et sombre. Nous perdîmes cette bataille, ils nous tenaient. Ils voulaient briser Ashura pour mieux nous désunir. Et ça a bien failli fonctionner.
Karel l’interrogea du regard, indiquant qu’il souhaitait connaître la suite. Eleyra fixa son regard sur le feu commun.
— Ils ont exécuté un de nos enfants sous nos yeux et mutilé à vif le mari d’Ashura devant nous tous.
Karel manqua de s’étouffer, choqué par tant de cruauté. Il comprenait mieux l’attitude de la Tribu de l’Esprit à leur arrivée et cette grande importance accordée au combat.
— Ashura, d’habitude si forte et si fière, ne tint pas le choc, comme nous tous. Elle était brisée. La haine la consuma. Elle ne parvenait pas à se relever. Alors nous avons dû tous prendre une décision importante.
Eleyra marqua une pause, le temps de finir une bouchée de viande grillée.
— Notre conseil s’est réuni, nous lui avons parlé avec franchise, et il a été décidé de lui retirer momentanément son rôle. Elle était d’accord. Nous avions tous reconnus qu’elle n’était plus apte à nous diriger dans cet état.
Karel continua son repas, à l’écoute. Cette fois, une expression fière animait les traits d’Eleyra.
— C’est là qu’Ashura a décidé de passer l’épreuve de la Tour du Dragon d’Or. Nous étions tous inquiets, car nous ignorions si elle parviendrait enfin à ressortir plus forte de ses tourments. Le Dragon risquait de ne pas lui offrir quoi que ce soit dans ces conditions.
Elle marqua une courte pause et fit face à Karel, un sourire empli d’admiration sur ses lèvres.
— Comme tu le sais, elle a donc réussi. Elle nous est revenue, guérie de son mal et plus forte que jamais. Ainsi, malgré notre sous-nombre, nous avons pu défier le Clan et libérer les nôtres qu’ils avaient fait prisonniers. Ashura a pris le dessus avec son nouveau pouvoir et est devenue l’une des personnes les plus redoutées de Weylor.
Le jeune homme comprenait mieux le respect que chacun lui vouait, ainsi que le masque qu’Ashura portait lorsqu’elle se trouvait hors de la sphère privée. Dans la hutte, il avait rencontré une meneuse à la volonté de fer. Ici, il apercevait une mère et une femme aimante.
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