Chapitre 29

7 minutes de lecture

Ère actuelle.

  Guidés par Eleyra et quelques autochtones, le groupe fut escorté jusqu’à l’orée de la Forêt des Esprits. Ashura avait préféré demeurer au village pour ne pas le laisser sans protection.

  Karel manqua de trébucher sur une racine, à force d’être perdu dans ses pensées. Rapidement, il fit un geste de la main pour couper l’élan des autres à vouloir l’aider et se redressa, gêné.

« C’est gentil, mais je ne suis pas en verre. »

  Il avait beau avoir conscience qu’il s’agissait d’un geste bienveillant, Karel trouvait cette sollicitude étouffante par moments. Être né sans voix pour s’exprimer ne le rendait pas diminué, et le jeune homme se sentait lassé de cette considération. L’époux d’Ashura était le genre de personne qui avait le plus besoin d’assistance, de son point de vue.

  Karel songea encore à Serymar. Il avait enfin compris pourquoi le Mage lui avait imposé une étroite surveillance à presque tous les instants et limité son périmètre d’exploration, lorsque Karel avait été enfant.

***

Monts de la Mort, 14 ans plus tôt.

  Cela faisait plusieurs semaines que Karel se battait avec Serymar. L’Apprenti ne supportait plus cette surveillance étouffante qu’il ne comprenait pas. Encore puni pour son insolence et son insistante, Karel ruminait sa frustration et cherchait un objet sur lequel se défouler. La colère le consumait ces derniers jours, il était épuisé de cette lutte continuelle et de ne pas se sentir écouté.

  Un coup à la porte retentit afin de le prévenir et elle s’ouvrit sur Serymar. Karel lui jeta un regard chargé de rancœur et croisa les bras. Il avait usé de tous ses arguments. La méfiance naquit au creux de son ventre en voyant l’expression de son Maître. Calme. Trop calme. C’était mauvais signe. Il lui préparait un mauvais coup.

— « Tu as gagné. » lui signa-t-il. « Cependant, tu vas devoir me prouver que tu mérites ce droit. »

  Karel se montra de plus en plus méfiant et n’osa pas s’exprimer. Serymar exécuta un ample mouvement de la main et Karel se sentit flotter. Sa chambre disparut, aussitôt remplacée par les terres noires et cendreuses des Monts de la Mort. Le garçon regarda autour de lui et s’aperçut qu’il ne reconnaissait pas cet endroit. Le château n’était pas visible. Le cœur battant, il se tourna vivement vers Serymar.

— « Te voici au milieu de nulle part, sans confort ni aucune ressource pour t’aider. À présent, retrouve seul le chemin jusqu’au château par tes propres moyens. »

  Il disparut avant que Karel puisse protester.

***

  Karel y était parvenu, mais Serymar ne l’avait pas laissé souffler à son retour. Il lui avait jeté une épée à ses pieds et défié de l’atteindre. Karel n’avait pu regagner le foyer qu’à cette seule condition. Il avait enfin obtenu ce qu’il souhaitait, bien qu’avec quelques règles strictes à respecter. Depuis cet événement, Karel avait fait en sorte de ne plus renouveler ce genre de demande. Les leçons de Serymar avaient tendance à être… marquantes.

« Mes disputes avec mon père me semblent bien douces, à côté… » songea-t-il.

  Si Sorel avait souvent mal géré ses angoisses à son propos, au moins, il avait compris que Karel avait seulement besoin d’aide pour communiquer avec les autres. Sa famille l’avait toujours laissé libre de ses mouvements, et c’était un geste que Karel avait toujours apprécié.

  En tête de file, Eleyra scrutait sans cesse les alentours, arc magique en main. Karel attira son attention et tenta de lui poser une question.

  Lya s’avança pour aider Eleyra à traduire, mais celle-ci lui sourit en l’arrêtant avec un petit sourire sur le visage

— Attends. J’apprécie ton geste, mais ton frère a raison : au lieu de tous nous reposer sur toi, ça serait bien que l’on se débrouille seuls. Je vais essayer de deviner.

  Lya ne répondit rien, surprise, mais acquiesça. Cette habitude de parler pour son frère lui était devenu très naturel, mais Karel ne faisait que respecter l’une de ses promesses à son égard. Alors elle se recula, bien que restant à disposition au besoin. Eleyra lui accorda un regard empli de gratitude.

— Merci d’être là, lui ajouta-t-elle.

  Karel approuva en son for intérieur. Il s’était rendu compte qu’il se reposait beaucoup sur sa sœur. Une habitude si ancrée que Lya avait du mal à se détacher de lui et surtout à s’occuper d’elle-même. Karel désirait lui prouver qu’il pouvait s’en sortir sans elle. D’une certaine façon, elle aussi regagnerait son indépendance.

  Karel réfléchit. La langue des signes, seuls quelques cas exceptionnels la connaissait. Il devait donc aussi adapter ses propres gestes. Il regarda Eleyra dans les yeux et la désigna en premier lieu. Il amena son index à sa tempe puis la forêt alentour d’un large geste de la main.

  Eleyra plissa les yeux, en pleine réflexion.

— Tu me désignes, tu t’adresses donc directement à moi. Très bien. Ta question concerne notre forêt, jusque-là, c’est facile. Mais après… voyons…

  Karel n’aida pas et respecta sa volonté, bien qu’une pointe de culpabilité vint le gêner. Soudain, Eleyra claqua d’un doigt, enthousiaste.

— J’ai ! Comment faisons-nous pour détecter ce qui se passe dans la forêt, c’est ça ?

  Le jeune homme ne put dissimuler son amusement face à une réaction aussi légère. Lya avait raison : les efforts devaient se faire des deux côtés. De sa part et des autres. Voir des personnes hors de son cercle proche faire des efforts ne le laissait pas indifférent et l’encourageait à en faire en retour.

« Sauf que… ce n’est pas tout à fait ma question. »

  Il lutta contre la tentation de demander à Lya de l’aider. Elle méritait mieux. Il ne voulait plus qu’elle se prive de tant de choses à cause de lui, comme elle le faisait depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Lya n’était pas que prisonnière de Phényxia et de sa rancœur envers les Dragons.

  Une idée lui vint. Karel désigna de nouveau sa tempe puis usa d’un sort psychique de télékinésie sur une pierre au hasard sur le chemin. Eleyra regarda avec attention.

— Ah, tu voulais désigner nos pouvoirs psychiques avec ce geste, c’est ça ? questionna-t-elle.

  Karel approuva. « Oui » et « non » restaient au moins des réponses universelles.

— Bon ! Alors je reformule : « comment faisons-nous pour détecter le moindre mouvement avec nos pouvoirs » ? Ou un truc comme ça, non ?

  Karel confirma, Eleyra effectua un geste de victoire de la main.

— En fait, c’est plutôt amusant de parler avec toi ! sourit-elle. J’aime les défis, ça tombe bien ! Concernant ta réponse… Je n’ai pas plus à te dire. Il s’agit de s’entraîner. Mais je suppose que cette réponse ne va pas te suffire, je me trompe ?

  Le jeune homme assentit encore.

— C’est évident, sinon, tu n’aurais pas mis en avant nos pouvoirs communs, releva Eleyra. Eh bien c’est très simple : ce pouvoir nous rend capable de lire dans les pensées de tout être vivant. Et tous les êtres vivants ne sont pas que des êtres constitués de chair et de sang, vous savez.

— Tu voudrais nous faire croire que vous entendez des choses via les plantes comme des elfes ? questionna Lya, étonnée.

— Pas aussi bien qu’eux, mais dans les grandes lignes, c’est ça. Comment croyez-vous que nous nous soyons aussi bien adaptés ici ? Nous ne faisons qu’un avec notre environnement. Il n’y a pas un seul recoin de cette forêt que nous ne connaissons pas. Avec le Clan de l’Esprit comme voisin, nous avons été obligés d’apprendre à riposter.

— Il est vraiment temps que les derniers Dragons sortent de leur malédiction, affirma Lya, déterminée. Toutes ces violences ne peuvent plus durer.

— Nous arrivons, annonça Eleyra.

  Deux de ses acolytes s’avancèrent, donnèrent des vivres à chaque membre du groupe. Eleyra pointa une direction du doigt.

— Suivez cette route pour aller jusqu’à Pershkin. Attention, n’allez pas trop au Nord, vous risquez de tomber sur la forêt des elfes noirs et croyez-moi, il vaut mieux les éviter. On dit qu’ils aiment procéder à des rituels étranges et si terribles qu’ils n’ont pas à rougir face aux Clans, à ce qui paraît.

— Un grand merci pour votre aide, intervint Whélos en rangeant le sac de provisions. Nous suivrons vos conseils. Quand toute cette aventure sera terminée, m’autoriseriez-vous à séjourner quelques jours dans votre Tribu ? J’aimerai en savoir plus sur votre Histoire, vos évolutions depuis des siècles et vos coutumes. Enfin, si cela ne vous dérange guère !

  Eleyra lui offrit une expression bienveillante.

— Sans problème. J’en parlerai à Dame Ashura. Rendez-nous visite quand vous le souhaitez. Au pire, vous aurez toujours un bon lit et un bon repas si elle refuse !

— Je m’en contenterai !

— Merci pour votre aide, vraiment, fit Aquilée.

— C’est normal, répondit Eleyra. Allez, partez ! La route est longue jusqu’au port !

  Chacun se salua et le groupe commença à s’éloigner. Eleyra attendit que Karel se soit suffisamment éloigné pour attraper Lya par une épaule.

— J’aurai une dernière question.

— Oui ?

  Eleyra exécuta quelques signes.

— Ton frère a eu l’audace de m’adresser ces gestes en me faisant comprendre que je devrais en trouver moi-même la signification. Sauf qu’il est bien gentil, mais là, je ne vois pas comment je pourrai faire ça autrement. Pourrais-tu m’aider ?

  Lya réprima une envie de rire.

— Eh bien ! Je ne le pensais pas capable de dire ce genre de chose à quelqu’un un jour !

Eleyra l’interrogea du regard. Lya lui offrit un sourire malicieux.

— Il trouve que tu portes un joli nom.

— Oh.

  Lya répéta d’abord les premiers signes en enchaînant plusieurs gestes d’une main.

— Ça, ce sont les lettres de ton prénom.

  Elle rapprocha sa main vers le bas de son visage et la retira vers l’avant comme si elle retirait un masque autour de sa mâchoire.

— Et ça, ça veut dire « beau ».

— Tu fais ça avec une telle aisance ! admira Eleyra.

— Oh, ça n’a pas été inné. C’est Karel qui m’a appris.

— Sans parler ? s’étonna Eleyra. J’imagine que la télépathie a dû beaucoup aider.

  Lya répondit d’un signe négatif de la tête.

— Absolument pas. Il en était incapable, à ce moment-là.

  Eleyra ne dissimula pas son étonnement.

— Vous êtes vraiment incroyables, tous les deux. La solution était pourtant évidente, mais elle ne l’a été que pour vous deux, et non pour le reste du pays. J’admire.

  Lya confirma et lui adressa un petit signe d’adieu.

— Merci pour tout, Eleyra. À une prochaine !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Eylun ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0