/!\ Chapitre 21 /!\[F]

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100 plus tôt.

  Serymar surveillait Syriana de loin, préférant l’ombre des ruelles isolées pour garder un œil sur elle. Il devait s’exposer le moins possible. S’il y avait toutes sortes de gens à Kyrma, le Mage n’excluait pas la présence de ses assaillants cachés parmi eux. Œil-de-Sang avait bien prouvé qu’il avait des contacts de partout. Si Serymar restait convaincu que les tenanciers qui les avaient accueillis ne les dénonceraient pas, rien n’empêchait ses ennemis de lire dans leurs pensées et remonter sa trace. Ils ne leur avaient rien demandé en retour. Ils l’avaient aperçu avec Syriana et s’étaient aussitôt précipités pour lui offrir leur aide, sans se poser de questions. Serymar était encore étonné qu’une telle générosité puisse exister. Il leur revaudrait ça un jour, si cette occasion se présentait.

  Il jeta un œil empli de dégoût à l’homme derrière lui qui portait ses mains à sa gorge. Sa bouche déborda de sang qu’il vomit sur le sol, sa langue quelque part à côté de lui afin de l’empêcher d’alerter ses compagnons. Une dague lui était plantée en plein cœur. L’homme n’avait eu le temps de sortir son poignard pour l’agresser.

  De sa main libre et d’un geste nonchalant, Serymar lui arracha l’une de ses manches avant de libérer sa dague d’un mouvement sec. Son agresseur s’écroula à ses pieds pendant que le Mage nettoyait son arme et jeta avec négligence le morceau de tissu sur le cadavre. Il quitta les lieux.

  En fin de journée, ils changèrent d’endroit, toujours dans cette précaution de se mélanger le plus possible. Assis autour d’une table dans une autre auberge, dans le coin le plus reculé et le plus sombre, Syriana lui fit un récapitulatif de tout ce qu’elle était parvenue à obtenir, mal à l’aise dans cet endroit lugubre.

— J’ai obtenu quelques pousses et ces divers matériaux.

  Silencieux, Serymar vérifia le tout de ses propres yeux. Syriana avait obtenu de quoi créer une petite parcelle, mais ça suffirait pour eux deux. Sa compagne d’infortune était aussi revenue avec quelques tiges de bois, des chutes de tissu et de cuir ainsi que quelques vieux rouages. C’était rudimentaire, mais ils pourraient déjà en faire quelque chose. D’un geste, Serymar fit tout disparaître afin de ne pas se retrouver encombré. Il invoquerait ces objets une fois de retour aux Monts.

  Syriana s’apprêta à le questionner, mais un discret signe de Serymar lui indiqua qu’il ne souhaitait pas détailler quoique ce soit ici-même et posa un index sur ses lèvres pour lui intimer de se taire. Elle pâlit.

  Un pas lourd approchait. Serymar glissa sa main gauche sous la table jusqu’au manche de la dague attachée à sa cuisse par quelques bandes de tissu noués ensemble.

Un homme à la carrure large s’installa à leur table.

« Comportement assuré, tenue solide et pratique pour porter de nombreuses armes, muscles taillés pour le combat, allure négligée. Un malfrat de la même trempe que ceux de Winror. À voir s’il fait partie des hommes d’Œil-de-Sang ou des poursuivants de Syriana, ou simple imbécile opportuniste. » analysa Serymar.

  Il se retint de lâcher un soupir agacé et leva le regard vers leur invité indésirable, hostile et méfiant.

— Eh, toi, là, le gars encapuchonné !

  Serymar leva les yeux au ciel. Qu’il les détestait… Leur odeur, leur façon de parler, leur manière d’être…

« Comment peut-on à ce point se complaire dans la médiocrité et en faire payer les conséquences aux autres ? »

  Il ne comprendrait jamais. Lui-même n’avait reçu aucune éducation sociale, pourtant, il avait eu la présence d’esprit de s’élever par ses propres moyens, faute d’adulte pour lui indiquer le moindre chemin. Sauf pendant une année dans sa jeunesse. Serymar estimait encore qu’il n’aurait jamais assez d’une vie pour remercier Valkor de tout ce qu’il lui avait apporté.

  Syriana baissa les yeux et se tordit les mains sous la table, nerveuse.

« Simple crainte ou y aurait-il plus que ça ? » nota-t-il. « Par qui es-tu recherchée, Syriana ? »

— On a retrouvé un de nos compagnons dans un sale état, tout à l’heure, reprit l’indésirable. Il ne va plus être en état de travailler.

  Il marqua une pause, attendit une réponse. Qui ne vint pas. Serymar se contenta de le toiser derrière son demi-masque sans changer d’expression ni de posture.

— Pas du genre causant, hein ? C’est une qualité pour notre communauté, au moins, si on te fait prisonnier, tu ne révèleras rien de nos secrets. Nous sommes prêts à te les partager si tu me rejoins.

  Serymar se crispa, étouffé par le sentiment de se faire insulter. Lui, rejoindre ces lamentables humains qui se pensaient supérieurs à lui ? Qui pillaient, volaient et faisaient le mal par pur plaisir ? S’il ne s’estimait pas comme étant une personne recommandable, au moins, il ne s’était jamais abaissé à dérober autrui alors qu’il n’avait jamais rien possédé. Bien qu’il se soit construit dans cette violence, Serymar refusait d’être comparable à un quelconque violeur. Pour toutes ces raisons, il s’estimait supérieur à ces bandes de brutes épaisses.

— C’est plutôt propre ce que tu as fait à notre compagnon. On a besoin de gens comme toi dans nos rangs.

— Navrée, mais personne n’est intéressé par votre proposition, coupa Syriana le plus froidement qu’elle le put. Veuillez quitter notre table, s’il vous plaît.

  Le malfrat la fixa et reporta son regard vers le Mage.

— C’est vrai, ce qu’elle dit, ta catin, là ?

  Serymar eut l’impression de subir un sort de cryogénisation instantanné.

« Ma. Quoi ? Tu oses me considérer égal à ton niveau de minable ? »

  Son poing se referma sur la table, trahissant la rage qui le saisissait. Parler des autres comme des objets lui était insupportable. Les mots de cet homme lui remémoraient les souvenirs d’une vie dont il avait toujours cherché à se dérober. Il avait toujours fait en sorte de quitter sa condition déplorable. Serymar ne cherchait pas à s’en élever pour faire la même chose que ses anciens possesseurs. Pire, d’être comparable à eux.

— Va te faire voir, prévint-il dans un souffle glacé.

  La tension devint palpable. Syriana le fixa, étonnée par ce langage de sa part. Elle se tassa sur sa chaise et essaya de ne pas montrer la peur qui l’assaillait en serrant sa robe. L’homme afficha une expression menaçante qui acheva de la mettre mal à l’aise, alors que Serymar ne cillait pas d’un millimètre. La loi du plus fort, il maîtrisait.

— Comme tu veux, fit leur invité forcé. Par contre, je ne sais pas si tu es au courant, mais dans notre monde, tout se paie. Tu m’as fait perdre un compagnon de valeur, j’exige une compensation de ta part.

— Et puis quoi encore ? Tu n’as pas le niveau pour m’exiger quoi que ce soit.

— Ne me provoque pas, l’encapuchonné !

— Dégage.

  L’homme le toisa d’un air mauvais et sourit de ses dents pourries.

— Bon, très bien. J’emporte la demoiselle avec moi. Elle fera une excellente compensation.

  Syriana blêmit lorsqu’il referma sa main sur son bras. Une dague traversa son champ de vision et elle lâcha un cri de terreur en voyant l’arme plantée dans la table et traversant le bras de l’homme de part en part qui hurla de douleur. Toute l’attention était désormais sur eux. Syriana comme le malfrat furent estomaqués.

  Serymar, à moitié penché sur la table, maintint la dague plantée dans le bois qui se colora de rouge. Tous les regards se tournèrent par curiosité et certains clients ricanèrent, quand d’autres cherchèrent à se faire les plus discrets possibles. Toutes les conversations s’étaient tues. Serymar se pencha vers son interlocuteur qui perdait des couleurs à une vitesse vertigineuse.

— J’ai dit : « dégage ».

  Afin d’être certain de bien se faire comprendre et défier les autres curieux de lui faire la moindre proposition du même style, Serymar raffermit sa prise, provoquant un autre grognement de souffrance du malfrat. D’un mouvement sec, il effectua une rotation. L’homme hurla de douleur. Lorsque la lame fut perpendiculaire au bras, Serymar le trancha d’un geste vif comme il couperait un pain avec un tranchoir. Sa victime lâcha une forte plainte d’agonie, livide.

  Aux premières loges, Syriana avait vivement détourné le regard en se cachant les yeux avec ses mains, secouée de tremblements dont elle peinait à contrôler la violence. Elle lutta contre la nausée qui l’assaillait. Elle frissonna de terreur lorsque le bras tomba en lui frôlant une jambe, tâchant sa robe de rouge comme si elle avait elle-même commis le massacre.

  Par cet acte, Serymar annonçait à chaque personne que plus ils le solliciteraient, plus ils auraient à perdre. Il retira son arme et fit grâce à sa victime de cautériser sa plaie par le feu. L’homme se convulsionna de douleur en hurlant encore. Le flot abondant de sang cessa aussitôt. Serymar se redressa de toute sa hauteur et le toisa de là. Au-dessus de lui, tel qu’il se considérait.

— Mourir serait trop facile, annonça-t-il avec un calme glaçant. Je ne suis pas un adepte de ce style d’agonie. Cette blessure te rappellera à jamais ce qu’il en coûte, de ne pas respecter la volonté d’autrui.

  Il rangea prestement son arme et s’éloigna. Il ressentit le poids de chaque regard dans son dos, mais un seul le tirailla. Serymar se retourna et se figea lorsqu’il fit face à Syriana, restée derrière la table. Elle faisait de son mieux pour garder contenance, semblant avoir compris qu’ici, c’était bien le mauvais endroit pour montrer ce que l’on ressentait. Elle le fixait avec un fond de crainte dans le regard, blême. Il lui en faudrait peu pour s’effondrer.

  Des flashs s’imposèrent à sa mémoire alors qu’elle le fixait avec intensité, terrifiée, implorante. Cette lueur désespérée le renvoya à son enfance.

  Un enfant difforme, de six ans, à la peau couleur cendre et aux membres de dragons. Un gamin ravi à l’idée de quitter pour la première fois de sa vie la vieille cabane dans laquelle il avait grandi avec l’Ancien. Le jour-même où ils avaient découvert qu’il était doté de magie. Pour la première fois de sa vie, l’enfant sans nom avait foulé l’herbe de ses pieds nus. L’Ancien l’avait présenté à d’autres elfes à la peau aussi sombre que la sienne. Ils s’étaient tous dirigés vers le village, puis pénétré ce terrifiant totem mécanique. Alors il avait aperçu ce qui l’attendait. La terreur l’avait saisi, n’osant pas croire ce qui se passait. L’enfant sans nom s’était retourné vers l’Ancien, mais il avait aussitôt été immobilisé par les elfes. Il avait imploré l’Ancien. Le vieil elfe était resté debout à quelques mètres de lui, dans l’embrasure de la porte et son regard s’était voilé. « C’est un mal nécessaire pour une noble cause », avait-il murmuré.

  Ce jour-là, l’enfant sans nom avait appris trois choses, terrassé par le choc causé par cette trahison. Les personnes les plus proches de lui étaient ses pires ennemis, il était seul et ne pourrait jamais compter sur qui que ce soit.

  Le temps sembla se suspendre alors que Serymar admirait Syriana debout au milieu de tous les regards, prête à sombrer dans les abîmes de la peur sans le montrer. Elle semblait vouloir lui dire quelque chose sans y parvenir. Cette force l’impressionna. Alors que chaque témoin n’osait croiser son regard, elle seule avait encore le courage de le faire. Elle lui posait en silence cette même supplique qu’il avait adressée à l’Ancien : « Ne m’abandonnez pas entre leurs mains. » Il la condamnerait de la même manière.

  Cette sensation le glaça et lui donna le vertige. Il ne pouvait pas faire ça. Il refusait d’être comparable à ses bourreaux. Il en connaissait les séquelles. Il refusait de réitérer ce geste de l’Ancien. Son histoire le lui interdisait.

  Sans un mot, Serymar tendit une main vers Syriana en la regardant dans les yeux. Une larme roula sur la joue de la jeune femme. Elle déglutit, serra les poings pour se donner du courage et fit un pas. Serymar ne bougea pas, bras tendu vers elle. Encore quelques pas, lents, mesurés. Ils ne se lâchèrent pas du regard. Le monde n’existait plus autour d’eux. Enfin, elle fut à sa hauteur. Ses yeux verts se plongèrent dans les siens. Il se surprit à les trouver aussi fascinants que magnifiques, envoûté par la force intérieure de Syriana qu’il y percevait.

  Elle posa une main dans la sienne. Serymar fut surpris de ressentir autre chose qu’un malaise, pour la première fois de sa vie. Il était soulagé de porter un vrai masque. Au moins, celui-ci lui permettait de cacher le trouble qui l’envahissait. Pourtant, il se sentait transpercé par le regard de Syriana. Que voyait-elle en lui, à ce moment précis ?

— Eh, tu comptes partir comme ça sans payer les dégâts ? s’énerva le gérant au moment où il allait les téléporter.

  Le Mage revint soudain à la réalité sans répondre. Il ramassa le bras avec une infinie lenteur et le jeta vers la figure du patron. Tous les clients s’écartèrent de la trajectoire. Serymar n’avait plus d’ordres à recevoir de personne. C’était le dernier message qu’il comptait appuyer en ces lieux. Sur ce dernier acte, il serra la main de Syriana afin de disparaître avec elle.

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