Chapitre 22

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— Je tiens à m’excuser. Sincèrement.

  Ils étaient sortis de la demeure d’Ashura et chacun était parti de son côté. Eleyra accompagnait Karel à la demande de sa supérieure.

— Tes amis m’ont expliqué, fit-elle, penaude. Au début, j’avoue que j’ai eu du mal à y croire. Les seules personnes dont j’ai entendu parler qui avaient ce problème étaient des gens torturés et mutilés. Je suis vraiment désolée.

  Karel fit signe qu’il la pardonnait, en espérant que son expression soit bien interprétée. Il ne reprochait pas la surprise de découvrir son problème, mais les mauvais jugements et la condescendance. Lui-même n’était pas à l’abri d’une maladresse s’il découvrait un jour une personne unijambiste. Les excuses sur la façon de le traiter étaient rares. Il était donc plus à même de donner une seconde chance à ces personnes qui avaient le courage d’admettre leur erreur.

— Hum. Excuse-moi, mais ça fait vraiment une drôle de sensation de parler avec toi. J’ai l’impression de parler dans le vide. Ne le prends pas mal, il faut que je m’y habitue.

  Karel lui fit signe qu’il comprenait. De son côté, il souhaitait lui poser des questions, mais ça serait, comme à chaque fois, bien périlleux. Il attendit que le sujet vienne de lui-même.

— Bon. Dame Ashura a raison, en l’état actuel des choses, vous risquez de ne pas aller bien loin. Notre expérience pourra vous être profitable, mais cela ne garantira pas votre réussite, vous avez trop d’ennemis puissants en chemin. Mais au moins, vous résisterez plus longtemps.

  Karel confirma, le regard dans le vague.

« Je vous envie tant, tous, de répondre au-delà d’un oui ou d’un non… pas étonnant que je passe souvent pour un benêt. »

— Suis-moi.

  Eleyra lui fit traverser tout le village puis les fit grimper sur une plateforme en hauteur en bordure du village. Il s’agissait d’une large estrade en bois qui pouvait supporter au moins cinq personnes à la fois. Karel ne put s’empêcher d’admirer la vue d’ensemble les premières secondes. Il trouvait ce village magnifique. Il s’intégrait à la perfection à la nature environnante et très omniprésente.

« Ça a l’air si paisible… »

  Karel dirigea son regard vers l’Est où il découvrit la Tour dorée dépasser de la cime des arbres, semblant presque atteindre le ciel.

« Les Dragons auraient-ils le pouvoir de me guérir ? »

— Coucou, il y a quelqu’un ? plaisanta Eleyra.

  Karel se tourna vivement vers elle, surpris dans sa rêverie.

— Bon, on va commencer. J’avoue que je ne sais pas trop comment m’y prendre, donc si jamais je m’y prends mal, tu me le dis, d’accord ?

  Eleyra plaqua aussitôt une main sur sa bouche, mal à l’aise.

— Oups, pardon…

  Karel eut un rictus moqueur. Ce n’était peut-être pas la meilleure réaction à avoir, mais au moins avait-elle le mérite de montrer qu’il comprenait et qu’Eleyra pouvait s’exprimer comme elle le faisait d’habitude. Cette dernière afficha une expression soulagée.

  Ils s’assirent sur la plateforme, chacun en tailleur, se faisant face.

— Sache que bloquer ses pensées, ce n’est pas évident. Ne te démoralise pas si tu n’y arrives pas aujourd’hui, d’accord ? Moi-même ai mis plusieurs mois avant d’y parvenir, tu sais. Je sais aussi d’expérience que ça peut provoquer des situations disons… gênantes pour la personne qui apprend. Parce que nous avons chacun des pensées que nous souhaitons garder pour nous et malgré-tout, la personne qui s’introduit les ressent, ou les voit.

  Karel confirma d’un léger mouvement de tête. Pour l’expérimenter sur sa sœur, il comprenait à quoi Eleyra faisait référence.

— Rassure-toi, je ne fouillerai pas dans ta mémoire. Ce n’est pas mon intérêt. Mais il se peut que, malgré-soi, des pensées nous échappent. C’est ça, qui peut être gênant.

  Karel assentit, et son regret de ne pouvoir poser ses questions l’étouffa.

— Je te laisse cinq secondes pour te préparer et je me lance, d’accord ? Essaie de faire le vide dans ta tête et essaie de me repousser.

  Karel n’avait aucune idée sur la manière de s’y prendre.

« Comment s’arrêter de penser ? Je ne fais que ça à chaque seconde ! »

  Très vite, il sentit quelque chose effleurer son esprit. Mais contrairement au Clan de l’Esprit, celle-ci ne chercha pas à faire mal ni à forcer le passage de ses barrières mentales. Aussitôt, la présence psychique se retira. Karel regarda Eleyra qui lui offrait une expression désapprobatrice.

— Tu réfléchis trop. Cela t’empêche de te concentrer. Arrête de penser. On réessaie.

  Karel se concentra. Une nouvelle présence effleura son esprit avant de se retirer encore. Karel se retrouva gêné devant l’expression d’Eleyra. Il était incapable de cesser de réfléchir.

  Eleyra passa un doigt sur son menton, en pleine réflexion.

— Mh… c’est évident, en fait. Tu ne parles pas. Tu penses. Tout le temps. C’est une véritable cacophonie, dans ta tête, tu sais ? Comme tu ne peux pas extérioriser tes véritables pensées, elles restent coincées en toi. Et ça t’empêche de te concentrer, je me trompe ?

  Karel se rendit compte qu’Eleyra visait juste : c’était logique. Il avait déjà pu voir des personnes se sentir mieux une fois la colère extériorisée par des paroles, et lui-même se sentir très mal quand cette prison silencieuse l’étouffait. Il redoutait d’en devenir fou, d’entendre ses pensées tourner en boucle dans sa mémoire. En conséquence, il mettait souvent un long moment avant de s’endormir et ses sommeils étaient profonds mais agités. Le seul moyen – idiot – qu’il avait trouvé pour contrer ce mal-être était de se faire suffisamment mal pour détourner son attention.

  Eleyra soupira.

— Voilà qui risque d’être compliqué. Voyons… Si j’étais à ta place, quel conseil pourrait t’être utile ? Si tu as une idée, aide-moi, je suis preneuse !

  Mais Karel tenta une autre demande. Eleyra lui offrit une expression désolée. Puis lui vint la solution la plus simple, même s’il s’agissait de celle que Karel aurait souhaité éviter. Il avait le sentiment de céder à la facilité. Il tendit la main à Eleyra qui la prit.

— Comment fais-tu, pour faire le vide ?

  Karel exécuta le signe signifiant « vide » et coupa la communication avec Eleyra, qui ne fut pas surprise.

— Cherche pas, dans ton cas, ça risque d’être impossible. C’est très difficile de s’empêcher de penser, même pour une personne douée de parole. Je te l’ai dit, je me suis entraînée plusieurs mois avant d’y parvenir, et vous, vous n’avez pas un mois. D’autant plus que le risque est de ne plus se souvenir pourquoi nous nous trouvons dans telle situation. Alors dès que je sens une intrusion non-permise dans ma tête, je l’attaque directement.

— Comment ? demanda Karel par télépathie en signant en même temps.

— C’est… une autre étape. Toi, tu ne peux pas « ne rien penser du tout ». Tu en es incapable. Il vaudrait mieux faire l’inverse, peut-être : essayer de te concentrer sur autre chose, comme un sujet qui n’aurait aucun rapport avec la situation donnée. Cela permettrait de brouiller les pistes de ton agresseur ou, à défaut, de lui faire perdre un minimum de temps qui te permettrait ensuite de l’attaquer par surprise, et donc de le repousser. Tu es prêt ?

  Karel lui donna le signal au bout de trois secondes. Eleyra recommença. Cette fois-ci, Karel fit tout pour ne penser qu’à une seule chose, une seule image. Il concentra ses pensées sur la Tour dorée qui dépassait de la cime des arbres et se coupa de tout le reste. Son stratagème semblait fonctionner, car Eleyra laissa sa présence psychique l’effleurer. Elle tenta enfin de forcer ses barrières. Les souvenirs de la Tour s’estompèrent, mais Karel se rappela cette vision à son esprit pour lutter. En dépit de ses efforts, sa vision vola en éclat et fut remplacée par la majestueuse Dragonne d’argent qu’il avait rencontré plusieurs années plus tôt.

  Karel se concentra encore sur la Tour d’or et écarta son souvenir de Crystal. Sa vision s’effaça encore. Le Sorcier paniqua, se demandant comment protéger ses pensées les plus secrètes, et oublia l’engagement d’Eleyra. Il chercha à la repousser.

  La jeune femme posa une main rassurante sur son bras et se retira en douceur.

— Ne coupe jamais un lien brutalement, cela pourrait avoir des séquelles sur ta mémoire. Mais tu as trouvé une bonne voie.

— Qu’as-tu vu en moi ? s’enquit aussitôt Karel.

  Eleyra lui offrit une expression navrée.

— Des choses que je n’aurai peut-être pas dû voir, désolée. Ce n’était pas voulu. Mais tellement de choses tourbillonnent en toi… Tu as du mal à tout maîtriser.

  Karel insista du regard.

— La Vénérée Crystal et deux enfants dans un décor presque apocalyptique, céda Eleyra. Elle les protégeait. Je suppose qu’il s’agissait de cette autre jeune fille et de toi. Vous êtes donc frère et sœur. J’ai ressenti les émotions que tu as éprouvé ce jour-là. Un autre homme hante ton esprit. Un hybride. Sinistre, effrayant, mais fascinant à la fois. Tu sembles avoir eu une relation assez particulière avec lui. J’ai vu aussi une femme humaine aux yeux d’un vert sublime qui te semblait proche. Désolée… je ne voulais pas voir ta vie personnelle. Même si je tiens à te dire que tu es bien surprenant, comme garçon.

  Karel n’en voulait pas à Eleyra, elle l’avait très bien avertie des risques. Même si ça restait gênant. La Tribu de l’Esprit ne semblait pas connaître le Mage. Depuis le début de son voyage, Karel croisait souvent des personnes qu’il avait rencontré, à commencer par Whélos.

— Mais ce type… De quel Clan vient-il ?

— « Je l’ignore moi-même, Eleyra. » signa Karel.

  Eleyra ne cacha pas sa surprise.

— Vous avez été proches et tu ne l’as jamais su ? Comment est-ce possible ?

  Karel confirma d’un léger signe de tête. Il posa sa main sur celle d’Eleyra afin d’établir un lien télépathique.

— Je ne tiens pas à en parler. J’aimerai pouvoir l’oublier à jamais. Mais comme tu l’as si justement dit : mes souvenirs et mes pensées restent coincées en moi.

— Ne confonds pas souvenirs et pensées, lui enseigna Eleyra. Oublier ce genre de chose est impossible. Cet homme t’a brisé le cœur, c’est évident. Je n’ai pas eu besoin de le lire dans tes pensées pour le deviner. Toute ton attitude, ton regard, tout ça en dit déjà très long. Les pensées peuvent évoluer. Les souvenirs, personne ne peut rien y faire. Nous les obtenons, les bons comme les mauvais, tout dépend de notre chance du moment. Que tu puisses parler ou pas n’y change rien, ne crois surtout pas ça. Ces mauvais souvenirs, tu devras apprendre à vivre avec. La seule chose que tu puisses faire pour mieux les supporter, c’est d’accepter ton passé, ce qu’il a pu t’apporter, et d’en tirer profit. Ce n’est pas évident. Je le sais. Mais on a tous nos démons, tu sais.

  Karel ne réagit pas. D’habitude, il se serait renfrogné, mais il devait admettre qu’Eleyra avait raison. Seulement, le jeune homme était convaincu que jamais il ne pourrait faire la paix avec son passé qui le hantait.

— On arrête là, on va s’épuiser pour rien, déclara Eleyra. Nous recommencerons ce soir ou demain, en attendant, repose-toi. S’exercer à cette pratique est très éprouvant, même si on ne le ressent pas tout de suite. En tout cas, tu es sur la bonne voie, c’est encourageant !

  Elle accompagna ses mots d’un petit sourire rassurant. Karel le lui rendit, non insensible aux efforts d’Eleyra.

— Tu connais mon nom, j’aimerai connaître le tien. Ce n’est pas terrible de t’appeler par des « hé » ou « toi », enfin, tu vois ce que je veux dire.

  Karel lui prit la main et dessina les lettres composant son prénom sur sa paume. Pris d’une envie espiègle, il signa quelques mots, conscient qu’Eleyra ne le comprendrait pas.

— Désolée, mais j’aime bien quand tu le dis dans la tête en même temps.

  Karel secoua la tête en signe de négation et lui toucha l’épaule.

— Merci pour cette leçon, Eleyra. Concernant ce que je viens de te dire, à toi de deviner seule, cette fois.

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