200 ans plus tôt.

Sang-Mêlé se tint le plus droit possible. Ses yeux suivirent avec attention les mouvements du Dragon Illuyankas autour de lui. Imposant, menaçant. Un seul geste, et tout pouvait basculer. Sang-Mêlé ignorait les raisons d’une attitude aussi vindicative à son égard. Il était arrivé par ses seuls moyens, sans tricher, comme n’importe quel Mortel pourrait le faire. À part saluer avec respect le Dragon à son arrivée, il avait du mal à saisir ce qu’il avait pu faire pour l’offenser. Il soupira.

La dernière Tour. Il avait passé toute l’année à parcourir Weylor de long en large pour les affronter une par une. Accéder à la Tour des Glaciers avait été le plus difficile pour lui. S’il disposait d’une résistance plutôt bonne contre le froid, celui des Glaciers n’avait rien de commun. Sang-Mêlé avait bien failli échouer par cette seule raison. Il avait été soulagé de quitter ces îles enneigées, rythmées par des tempêtes encore plus intenses que sur le reste du pays.

Il avait gagné en confiance. En maîtrise aussi. Sang-Mêlé comprit enfin pourquoi l’imposant Dragon le toisait d’un air méfiant.

— Aucune de mes illusions ne t’ont ébranlé. C’est impressionnant. D’habitude, les Mortels perdent la raison dès que j’y impose la douleur.

Sang-Mêlé le regarda dans les yeux.

— La douleur a toujours fait partie de ma vie. Je ne la crains plus depuis mon plus jeune âge. Quant aux illusions, j’ai eu un excellent Maître pour m’apprendre à y faire face. Que cela soit une illusion d’un Mortel puissant ou une des vôtres, quelle différence ?

Lui-même s’étonnait des façades qu’il affichait. Son être encaissait encore le contre-coup de ces visions sordides et violentes qui lui avaient été imposées pour tester sa volonté. Illuyankas n’y était pas allé de main morte.

Le Dragon le fixa longuement de son regard rouge.

— J’ai beaucoup entendu parler de toi. Je sais pourquoi tu es venu jusqu’ici, fort de tes épreuves précédentes. Je ne peux nier qu’elles t’ont renforcé. De cet être misérable qui suppliait de ne pas lui octroyer plus de pouvoir comme s’il s’agissait d’un énième châtiment, tu sembles enfin commencer à prendre conscience de ta valeur.

« Commencer ? »

Sang-Mêlé crispa la mâchoire à ce mot. Après tous les efforts qu’il avait faits, comment Illuyankas pouvait-il dire qu’il « commençait seulement » à comprendre ce qui se rapprochait du statut qu’il avait toujours recherché ?

Autrefois, il aurait laissé éclater sa frustration et cédé à son impulsivité. Il avait appris à rester calme, même face à une situation déplaisante. Alors il réprima sa colère.

— J’ai passé une année entière à parcourir ces terres, à risquer ma vie pour une simple question à laquelle je n’ai toujours pas eu de réponse, répondit-il avec aplomb.

L’attitude du Dragon lui paraissait suspecte. Pourquoi une telle méfiance envers lui ? En y réfléchissant, Sang-Mêlé se souvint de ce que lui avait appris Valkor : quelqu’un était venu voir Illuyankas. Il n’avait pas demandé de pouvoir supplémentaire, mais quelque chose d’autre en échange d’une promesse. Ainsi, les Avancés étaient apparus, bouleversant le pays. Un peuple expert en inventions dépassant l’imagination. Un savoir qui s’était immiscé jusque chez les elfes.

« Maintenant que j’y pense… Ce faux totem n’était pas raccord avec le mode de vie primitif de ces imbéciles. » releva-t-il. « Et encore moins tout ce qu’ils ont testé sur moi. »

Sang-Mêlé songea à sa première rencontre avec Crystal. Cette dernière avait été troublée par son apparition. Ces événements étaient-ils tous liés ? Que signifiait cet avertissement qu’il avait reçu des elfes, à savoir que les Dragons ne devaient pas connaître son existence ?

Sang-Mêlé chassa ces idées. Il était trop présomptueux de penser qu’il avait une quelconque importance. Il n’était rien. Seulement un animal blessé qui cherchait à sortir de ce conditionnement injuste. Il fixa de nouveau le Dragon.

— Quelle que soit ma demande, elle n’aura de conséquences que pour moi.

— Tu te trompes. Elle en aura sur tout Weylor. Ce n’est qu’une question de temps avant que cela se sache, et que tout ce que tu as vécu dans ton passé ne recommence.

Ces mots glacèrent l’hybride. Recommencer ? Après tout le mal qu’il avait eu pour se défaire de cette situation ? Ce n’était pas envisageable. Confus, il essaya de garder son calme.

— Je ne comprends pas. Je ne vois pas en quoi savoir d’où je viens pourrait influencer le sort de Weylor.

Illuyankas frappa le sol de sa longue queue, agacé.

— Tu te doutes depuis longtemps de tes véritables origines, gronda-t-il. Te moquerais-tu de moi ou essaies-tu de me duper ?

Sang-Mêlé jeta un coup d’œil à lui-même. Son large manteau de voyage miteux dissimulait l’entièreté de son corps. Il reporta son attention sur le Dragon.

— Certainement pas, ô, Illuyankas. Peut-être ai-je mal formulé ma question. J’ai passé tant de temps à me mentir avec ce manteau que je suis vraiment devenu aveugle à ce sujet. Vous pouvez lire dans mes pensées. Vérifiez donc, je ne lutterai pas. Veuillez pardonner mon manque d’expérience. Je n’ai appris à parler que depuis deux ans, et ai encore besoin de quelques années pour mieux utiliser les mots.

Un silence accueillit sa réponse pendant qu’il réfléchissait. Il ne devait cette capacité qu’à Valkor. Cela faisait un an qu’il avait quitté la protection de son Maître et ami. Durant son long voyage, Sang-Mêlé n’avait jamais pratiqué la langue avec d’autres personnes que les Dragons. Des échanges qui n’avaient jamais duré, ce qui avait encore réduit sa pratique.

— Cela vous paraît-il plus pertinent si je vous demande ce qui a contribué à mon existence ? reprit-il. Après réflexion… je pense que nous avons des informations à nous échanger. Cette personne vous a dupé, d’après vos mots. Vous semblez ne le découvrir que maintenant.

Il marqua une pause. Illuyankas le fixait et attendait la suite, attentif. Sang-Mêlé inspira.

— Pourquoi s’est-on pris la peine de me cacher pendant autant de temps de vos yeux ? Est-ce prétentieux de croire que ces deux événements sont liés ? Je suis ici pour dissiper les doutes avec vous. Peut-être que cela ne me mènera nulle part. Je suis prêt à prendre le risque.

Nouveau silence. Le Dragon l’examina. La gêne s’empara de Sang-Mêlé. Il devait donc encore développer sa pensée. Il détestait ce sentiment de se faire analyser et poussé à dévoiler le fil de ses réflexions. Mais il n’était pas en position de force. Il ne pouvait que se contraindre à la volonté du Dragon. Mais Sang-Mêlé désespérait d’avoir des réponses à son sujet. Il était si près du but…

— Contrairement à ce traître, je suis, au contraire, prêt à vous partager le peu que je sais avant même de recevoir vos réponses. Vous semblez en savoir bien plus long que ce que vous laissez paraître. J’aimerai savoir si ça a un lien avec moi.

— Tout dépendra des informations que tu me fourniras.

— Je suis prêt à vous livrer tout ce que je sais. Mon esprit restera ouvert, si cela peut prouver ma bonne foi.

— Alors parle. Mais avant, j’aimerai tester ta détermination.

— Encore une épreuve ? redouta Sang-Mêlé.

— Oui. Les illusions les plus réalistes ne t’ont pas fait flancher. Tu ne redoutes plus la douleur. Mais ce n’est pas ça, s’affranchir du passé pour devenir quelqu’un d’autre. C’est l’affronter en face. Alors cesse de te bercer d’illusions et retire ce manteau.

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