Chapitre 1 - 2
Sang-Mêlé se refroidit et se retint d’assassiner Illuyankas des yeux. Le Dragon avait trouvé sa faiblesse : se dévoiler, affronter les regards. Les illusions étaient une chose. Pour les vaincre, il lui avait suffi de se rappeler sans cesse que ce n’était pas la réalité et que ce serait sans incidence. Des horreurs, il en avait vu. Mais là, il s’agissait d’un défi réel. Ce qui faisait une large différence.
Sang-Mêlé resta un très long moment silencieux, tiraillé, figé. D’un côté, il se demandait ce que montrer son corps amènerait de plus. Les Dragons voyaient au travers de tout déguisement. De l’autre, il savait qu’Illuyankas le testait. S’il n’obéissait pas, il n’aurait pas de réponse. Il serait condamné à errer sans but dans la vie et ne pourrait jamais se reconstruire.
Il fut soudain saisi de vertiges alors qu’il prenait conscience de la réalité de sa vie.
« Je n’ai rien. Aucun objectif à poursuivre. Je suis… vide. Dénué de tout. »
Ce constat lui donna le sentiment de chuter de très haut. Pourtant, il était hors de question de repartir sans avoir obtenu ses réponses. Il voulait comprendre pourquoi il avait mené une telle vie. Pourquoi devait-il se démener avec autant de hargne pour obtenir ce droit. Quitte à s’écraser. Et poser les yeux sur le symbole de ses souffrances.
De mauvaise grâce, Sang-Mêlé prit sur lui, s’en voulant de se faire avoir par une telle chose.
Il porta une main fébrile au niveau de sa clavicule et défit le nœud de son manteau de voyage. Il hésita encore une seconde mais raffermit sa volonté : il refusait d’avoir fait tout ce chemin pour rien.
Son manteau miteux tomba à ses pieds, son corps révélé au grand jour. Son bras droit était recouvert d’écailles rouge comme le sang jusqu’au coude, cerclés d’une fine ligne sombre. Une patte de dragon à quatre griffes terminait son bras. Un membre si lourd que Sang-Mêlé éprouvait des difficultés à se tenir droit. La raison pour laquelle il était gaucher.
Sa jambe gauche était aussi celle d’un Dragon, recouverte par les mêmes écailles. Ce maudit membre qui l’avait toujours empêché de marcher correctement et de courir tant il était lourd. Ce qui n’avait pas été arrangé par la vivisection qu’il avait subie.
Sang-Mêlé se força à relever la tête vers Illuyankas au lieu de baisser les yeux. Il lui jeta un regard mauvais, considérant ce test comme une humiliation.
— Tu es donc déterminé. Que pensais-tu découvrir, en venant me voir ? Tu ne me feras jamais croire que tu étais ignorant pour ne pas te douter de certaines choses.
— Cette théorie selon laquelle je pouvais vous être lié me reste une hypothèse hautement improbable, répliqua Sang-Mêlé. Vous n’êtes pas les seules créatures à avoir ce genre d’apparence. Les Apokeraos l’ont en partie. Et bien que la ressemblance avec des membres de dragon soit troublante, je l’admets, mes écailles ne valent rien à côté des vôtres. Vous disposez d’une véritable armure inviolable, alors que mon corps est aussi facile à blesser que celui d’un Mortel. Ces choses ne m’apportent aucun avantage.
Sa jambe ne tenant plus, Sang-Mêlé décida de s’asseoir.
— Comme convenu, je vais vous révéler le peu que je sais. En espérant que cela puisse vous apporter les éclaircissements que vous recherchez depuis si longtemps.
Le Dragon l’écouta sans l’interrompre. Sang-Mêlé éluda les détails vus à l’intérieur de ce totem. Cela n’apporterait rien de plus à Illuyankas. Sang-Mêlé lui dévoila la manière dont il fut élevé et son incompréhension autour de son existence : il était né du corps d’une elfe noire assassinée à sa naissance, et l’Ancien lui avait expliqué qu’il n’était qu’une création, et non un hybride.
Lorsqu’il se tut, le Dragon ne parla pas. Mais son comportement agressif semblait enfin avoir laissé place à autre chose. Sang-Mêlé fut incapable de traduire la lueur dans son regard.
— Quelles réponses… avez-vous à me donner ? demanda-t-il, hésitant.
Le Dragon le regarda avec gravité.
— J’ai fait une terrible erreur, autrefois. Ce traître m’a bien dupé. Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi tu es incapable de mentir ouvertement, pourquoi disposes-tu d’une force et d’une résistance hors du commun et que ton sang ait de telles propriétés, uniques, en plus de cette couleur que l’on ne retrouve chez personne ? Le simple fait que l’on se soit évertué à te cacher ne t’a jamais paru étrange ? À toi qui n’as eu de cesse de réclamer le droit d’exister lorsque tu t’es rendu compte de ta propre condition ?
Sang-Mêlé ne répondit pas. Oui, il s’était posé ces questions.
— Autrefois, un homme mutilé, muni de membres mécaniques, est venu me voir. Il m’a berné. Il a certes fait évoluer les peuples, mais ce n’était qu’une couverture pour mieux endormir notre méfiance en accomplissant sa promesse. Pour mieux cacher sa véritable activité ou plutôt, ses véritables recherches : en construisant ce totem, grâce à mon sang, il a pu se dissimuler. Il est responsable de ton apparition sur ces terres. Mais d’après tes dires, il semble que votre Ancien ait décidé de le trahir en te libérant.
L’hybride comprit mieux la réflexion du Dragon d’or plus tôt : en l’état des choses, il aurait beau se démener, ces atrocités recommenceraient. Il ne s’était jamais douté qu’il y avait une autre personne derrière l’Ancien. C’était donc lui, son poursuivant, l’homme contre lequel Valkor l’avait mis en garde.
Sang-Mêlé se rendit d’autant plus compte du poids des mots de l’Ancien, lorsqu’il l’avait fait chanter pour obtenir sa libération. L’elfe lui avait exigé de l’implorer que ses souffrances cessent. Ce jour-là, Sang-Mêlé n’avait pas compris qu’il s’agissait d’un message caché à son intention. Voilà pourquoi l’Ancien l’avait traité d’imbécile juste avant de l’achever. Sang-Mêlé comprit aussi l’attitude de Valkor le jour de leur rencontre. Son Maître l’avait sauvé de justesse d’un danger encore plus grand que ce que Sang-Mêlé s’était imaginé. Il n’était pas encore en mesure de lutter contre un tel ennemi.
— Ton Maître en savait plus qu’il ne le prétendait, lui confirma Illuyankas. Les Apokeraos sont des combattants redoutables. Ton poursuivant ne pouvait rien contre lui, c’est pour ça qu’il ne vous a pas attaqué. Visiblement, il cherche à ne pas attirer l’attention. Si cette année, tu as pu voyager dans une relative tranquillité, c’est seulement parce que nous te surveillions de près depuis que tu as quitté la protection de l’Apokeraos.
Les mots de Valkor lui revinrent. « Tu as attiré l’attention des Dragons ». Sang-Mêlé serra les poings. Il avait cru parvenir au bout de sa quête personnelle par ses seuls moyens. Ses efforts pendant un an ne valaient rien. Voilà pourquoi le Dragon lui avait dit qu’il avait encore du chemin avant de comprendre ce qu’était une personne.
Illuyankas marqua une courte pause et fixa intensément l’hybride.
— Notre pacte stipulait que mon sang devait lui permettre de vivre assez longtemps pour faire évoluer les Mortels. Il a tenu sa promesse. Mais il s’en est servi pour lui-même en faisant, d’après tes informations, une offre aux elfes noirs. Et pour te faire apparaître, toi, à partir de mes gênes. Le sang des dragons est de couleur argent. Tu es à moitié Dragon, Sang-Mêlé. Et c’est mon sang qui coule dans tes veines… mon fils.
Cette fois, l’hybride fut incapable de dissimuler sa stupeur. Un demi-Dragon, lui ? Qui plus est, la descendance directe du grand Illuyankas ?
— C’est une plaisanterie…
— Je te l’ai dit : un dragon ne peut mentir.
Sang-Mêlé ne répondit rien et encaissa le contre-coup de cette découverte. Sa situation était bien plus précaire qu’il ne l’avait cru. Il ne put s’empêcher d’avoir une pensée pour Valkor, qui l’avait caché et entraîné pendant une année entière. Enfin, il mesurait le poids des actes de cet homme. Il comprit aussi d’où venait sa formidable résistance : il était à moitié Immortel.
Sang-Mêlé prit aussi conscience du problème que sa présence posait, et pourquoi les elfes avaient tant tenu à le cacher par crainte de subir la colère des Dragons. Cette révélation ébranlerait tout Weylor et fragiliserait la position des Dragons. Ils étaient censés être les seuls Immortels en ces terres. Les seuls à posséder des pouvoirs aussi puissants. Qu’un autre être puisse les obtenir à la naissance était inenvisageable. Les Dragons se devaient d’être impartiaux. Personne ne comprendrait pourquoi ils donneraient des avantages à un Mortel et pas à un autre. En avoir donné un à Œil-de-Sang leur avait déjà beaucoup coûté.
Sang-Mêlé regarda ses mains.
— Ainsi donc, mes pouvoirs me proviennent de vous tous réunis.
— Oui. Tu es doté du Pouvoir Universel. Après toutes tes révélations, il est devenu très clair pour moi que cet homme désirait ce pouvoir. D’une manière ou d’une autre, il cherchera à te les arracher, dès qu’il aura trouvé un moyen de le faire. S’il y parvient, cela ne sera pas sans conséquences.
Sang-Mêlé voulait bien le croire.
— Comment une telle chose peut-elle être possible ?
— … Justement avec le savoir Avancé qu’il a mis en marche, sous couvert d’une noble ambition. Cet être se livre désormais aux pires dérives. J’ignore comment il comptait t’utiliser pour nous évincer. Mais tu es arrivé avant. Nous pourrons maintenant riposter lorsque le moment sera venu. En attendant, inutile de te dire que tu te dois de disparaître de certains esprits. Même de ceux qui ont cherché à te protéger.
— Je… comprends.
Sang-Mêlé se résigna. Il aurait souhaité rendre visite à Valkor après tout ça afin de lui montrer à quel point il avait évolué et pour le remercier de l’avoir protégé pendant tout ce temps. Il aurait souhaité faire une pause dans son voyage pour profiter de la compagnie d’une personne dont il appréciait la valeur.
Il n’avait donc pas encore gagné le luxe de mener sa propre vie. Cette conclusion le heurtait.
Il devait prendre le temps d’étudier cet ennemi jusqu’à être en mesure de l’affronter. Tant que cet être serait là, Sang-Mêlé n’aurait jamais le droit de vivre.
« Si je comprends bien, ce rebut vit depuis plusieurs siècles. Comment a-t-il utilisé les propriétés du sang d’Illuyankas pour ça ? »
Sang-Mêlé décida d’étudier cette piste. La solution à son problème s’y trouvait sûrement. Il devait coopérer avec les Dragons. Il releva la tête vers Illuyankas.
— Permettez-moi de rester auprès de vous. Depuis combien de temps n’êtes-vous plus allé à la rencontre des Mortels ? Je viens de passer une année entière à découvrir ces terres. Je ne suis certes pas allé dans chaque recoin, mais j’ai quand même pu observer de nombreux habitants différents. Vous ne les comprenez plus tout à fait. Laissez-moi vous aider à combler ce manque.
— Voilà une demande bien présomptueuse…
— Peut-être. Mais je refuse de rester sans rien faire. Je ne dois la réussite de ma quête qu’à votre surveillance constante, ce qui a empêché notre ennemi d’agir. Ce qui signifie que vous avez besoin d’un motif valable pour l’appréhender, et surtout, qui pourrait se savoir dans tout Weylor. Construire une idole n’est pas proscris, mais son activité est restée très secrète. Si vous intervenez, vous perdrez la confiance des Mortels qui risquent d’y voir une décision arbitraire.
Il s’interrompit, le temps de rassembler ses dernières réflexions.
— Faisons donc croire à notre ennemi que j’ai disparu. Ce qui, en soit, sera partiellement vrai. Maintenant qu’il sait que vous connaissez mon existence et est conscient de votre colère, il serait trop risqué pour lui de faire quoi que ce soit d’autre de répréhensible pendant un moment. Faisons-le attendre. Une fois sa garde baissée, nous pourrons le piéger et vous pourrez lui faire payer sa trahison. D’une manière qui ne portera pas atteinte à votre influence sur Weylor.
Un long silence accueillit son explication. Il sentit peser sur lui le regard incandescent du Dragon.
— Tu viens de prouver que tu connais les pires façons de penser chez les Mortels, acquiesça-t-il. Et notre manque de discernement. Très bien. Tu pourrais être utile. Ainsi, un huitième dragon a été créé… Nous devons absolument faire taire cette menace.
Sang-Mêlé soupira, partiellement soulagé. Il ne s’était pas encore remis du choc de savoir qu’il était l’enfant d’un Dragon Fondateur. Il devrait faire avec. L’idée de vivre de nouveau reclus ne l’enchantait guère, mais pour l’instant, il n’avait pas le choix.
Un léger tintement interrompit ses réflexions. Illuyankas utilisait son pouvoir. Sang-Mêlé redressa la tête. Une aura lumineuse descendit du ciel jusqu’à atteindre la hauteur de ses yeux.
Sang-Mêlé tendit sa main valide et la chaleur irradiant de la magie effleura sa peau. Un instant plus tard, un objet tomba dans sa paume. L’aura lumineuse se dissipa et révéla un pendentif étrange, accroché à une fine chaîne d’argent. Le bijou représentait un corps de dragon noir avec sept têtes. Chacune d’elle arborait la couleur d’un Dragon Fondateur.
— Nous avons conçu cet objet en fusionnant nos écailles. Tu as remporté toutes les épreuves. Désormais, tu nous rejoins. Ce présent pourrait t’être utile dans les pires situations. Quoi que tu sois, tu restes un habitant de Weylor. Nous ne tolérons pas les atrocités que tu as pu vivre. Cela ne rattrapera pas les choses, mais nous espérons que ce présent t’en évitera à l’avenir. Tu as beaucoup appris durant ton voyage, de notre part mais énormément de toi-même. Tu seras en parfaite mesure de l’utiliser.
Sang-Mêlé referma ses doigts sur l’objet et le plaça autour de son cou. Il inclina la tête face à Illuyankas dans un signe de respect.
— Tu dois disparaître des esprits. Cela risque de prendre du temps. Il vaut mieux pour toi que tu changes d’identité.
Sang-Mêlé resta silencieux. Il avait gagné en expérience durant ces deux dernières années. Il se connaissait mieux qu’auparavant. Il était certain d’une chose : ses origines elfiques étaient devenues sa pire honte, au point qu’il souhaitait s’en démarquer sur le moindre aspect. Sang-Mêlé était devenu lui-même grâce à tout ce que Valkor lui avait apporté. Et il était à demi-Dragon.
— Serymar.
— Sang-Mêlé en Dragon. Voilà une identité fort peu inspirée. Ne voudrais-tu pas y réfléchir davantage ?
L’hybride secoua la tête, un léger rictus aux lèvres.
— C’est une étrange coïncidence. Je m’étais fait précisément la même réflexion à propos de Sang-Mêlé. Si nous partageons le même sang, je ne devrais peut-être pas en être étonné. Enfant d’un Dragon Fondateur. Rien que ça.
Il regarda Illuyankas, cette fois plus déterminé.
— Celui-là me conviendra. En fin de compte, mon Maître a donné un sens particulier à Sang-Mêlé. Je ne peux effacer tout ce qu’il m’a apporté d’un simple revers de la main. Il a beaucoup contribué à faire ce que je suis aujourd’hui. Mais maintenant, je sais d’où je viens. Si je dois jouir de ce privilège de contribuer à vos côtés, autant adopter cette origine draconique, sans pour autant renier tout ce que Valkor m’a apporté.
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