*Chapitre 11

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  Dans sa chambre personnelle, Elma achevait de consigner tout ce qu’elle savait. Elle s’imposait ce rituel depuis quelques temps, au cas où Serymar lui ferait perdre ses souvenirs. Elle avisa l’heure via un coup d’œil à l’unique fenêtre de la pièce, posa sa plume et plia soigneusement le papier. Elle le glissa dans une poche de sa robe. Espérer avoir un coup d’avance sur Serymar était une tâche ardue, mais Elma refusait d’abandonner.

  Elle se releva de sa chaise et sortit la petite écaille. La surprise déforma ses traits lorsqu’elle la vit luire d’une faible lumière. Elle n’en revenait pas d’avoir réussi à créer un sortilège avec la magie du sang.

  La jeune femme se leva et tendit son bras dans différentes directions. Par endroits, la lueur s’éteignait, vers d’autres, elle recommençait à briller.

« Comment… ? Ici, dans cette pièce ? Ce n’est pas possible ! Qui aurait cru qu’un indice se trouvait si proche de moi pendant tout ce temps ! »

  La magie ne pouvait se tromper. Elma tendit l’écaille entre ses doigts et tourna lentement autour d’elle-même. Enfin, son sortilège brilla de manière plus franche en direction de son lit.

« Même cette chambre, il ne me l’avait pas octroyée par hasard… » soupira-t-elle.

  En espérant que le Mage ne ressentirait pas cette activité magique, Elma se dirigea vers le meuble ets s'agenouilla.

« Ça devrait aller… Je ne suis qu’une Sans-Pouvoir. Ce sortilège bancal n’est vraiment pas puissant. Ça devrait être discret… Je l’espère… »

  L’écaille brilla de sa lueur rouge au-dessus du matelas artisanal. Elma rangea précieusement son artéfact improvisé. Ces lieux, bien que morts en apparence, transpiraient la magie, preuve avec l’arbre ressuscité de Karel et la tombe végétalisée d’Enorën.

  Elma palpa le matelas et passa ses mains en-dessous. À première vue, rien d’anormal. Jusqu’au moment où elle découvrit une couture qui ne soutenait en rien le rembourrage.

  La jeune femme saisit le matelas et le renversa sur le sol. Ceci fait, elle repéra la ligne suspecte que l’écaille lui avait indiquée. En effet, ce fil n’avait rien à faire là. Elma sortit le talisman du Mage et défit délicatement le fil pour refermer l’ouverture plus tard. Lorsqu’elle y regarda de plus près, elle aperçut ce qui s’y cachait : plusieurs papiers pliés, ainsi qu’un objet effrayant sous forme d’araignée mécanique dont les pattes étaient de fins tuyaux ensanglantés. D’ancien fluide vital argenté.

  Le choc saisit Elma alors qu’elle se demandait de quoi il pouvait s’agir. Son cœur se serra.

« Syriana… Si vous étiez proche de Serymar, qu’est-ce qui vous a poussée à garder des secrets ? Je ne suis pas aussi proche de lui que vous, et je sais qu’il a horreur de ce genre de chose. C’est ce qui le blesse le plus et le rend d’autant plus imprévisible… »

  Elle ne comprenait pas. Cela ne lui disait rien qui vaille. Elma connaissait aussi les tendances sanglantes de Serymar. Syriana n’était sans doute pas à blâmer complètement. Si Syriana pouvait la conduire à la Prophétie, Elma n’hésiterait pas. Pour Karel, elle serait prête à tout, même s’il ne la pardonnerait jamais pour ce qu’elle avait été contrainte de lui infliger.

  Elle eut quelques difficultés à retirer le message, mais finit par y parvenir. Avant de faire quoi que ce soit, elle referma la couture défaite et refit son lit. Elle s’installa dessus et déplia un premier morceau de papier avec délicatesse : le temps avait abîmé les bords et semblait prêt à se désintégrer à la moindre manipulation. Le papier datait de si longtemps que la lumière du jour le transperçait, rendant certains passages difficiles. La jeune femme sentit son cœur se serrer davantage alors que ses théories se confirmaient : l’écriture était belle mais nerveuse, comme si ce message avait été écrit à la hâte.

  « Je ne suis ici que depuis moins d’une semaine. Enfin, je suppose… Il est difficile de compter les jours en ces lieux gris et figés.

  J’ai promis tout et n’importe quoi pour échapper à mon frère, même le pire. »

  Elma se souvint des étranges questions personnelles que Serymar lui avait posées. Elle comprenait mieux, désormais. Il avait succombé à une angoisse de revivre ce type d’altercation. Quelque chose de terrible avait dû se passer entre eux trois.

  « Ma vie était compromise. Si je ne lui obéissais pas, il m’aurait à nouveau vendue à mes geôliers, qui vengeront alors la mort de leur maître que j’ai malheureusement tué… J’étais pourtant consciente que cette ordure m’envoyait à une mort certaine. Rien ne pousse, ici. La faim me rend folle. Je n’en peux plus de devoir puiser dans des ressources que je ne possède plus, dans les tréfonds de la volonté qu’il me reste !

  La mission qu’il m’a imposée me répugne. Même si mon agresseur méritait de payer, son sang sur mes mains me rend folle. N’a-t-il donc pas conscience de ça ? Bien sûr, qu’il en a conscience… Il a toujours aimé me faire souffrir pour soulager sa jalousie... »

  Elma se fit surprendre par une larme roulant sur sa joue. Elle l’essuya d’une main. Elle ne s’était pas attendue à découvrir une histoire faisant échos à la sienne. Nerveuse, Elma tourna délicatement la page.

  « J’aurais pu le faire. Vendre cette « créature » qu’il recherchait pour son mystérieux maître. Encore une fois, mon frère m’avait menti : il ne s’agissait aucunement d’une créature : il s’agissait d’une personne. Certes étrange, mais des origines mystérieuses justifient-elles une telle considération ? Certainement pas… Tout, dans son regard, me renvoyait ma propre détresse : une proie qui cherchait désespérément à échapper à ses prédateurs, au point d'en être devenu très agressif. Comment pouvais-je m’en prendre à une telle personne, quand bien même ma survie était en jeu ? »

  Elma eut soudain froid et manqua de déchirer les pages de ses doigts devenus tremblants.

« Non… Vous étiez venue pour tuer le Maître ? »

  Elma reposa les lettres sur ses genoux, le temps de se maîtriser et d’encaisser le choc de la nouvelle. Ces premières notes transpiraient le désespoir. Qu’est-ce qui avait poussé Syriana à renier tous ses principes pour échapper à la mort qu’on lui promettait ?

  Fébrile, Elma reprit sa lecture.

  « Mon frère m’avait ordonnée de le retrouver. De le blesser à mort pour l’immobiliser et signaler sa position. Soi-disant, cela me rendrait enfin ma liberté…

  Comment aurais-je pu vivre en étant aussi lâche ? Il était gravement blessé : ses mouvements n’étaient pas fluides et il semblait faire attention à éviter le moindre risque, même face à moi, une Sans-Pouvoir qu’il aurait pu égorger aisément. Si, face à un adversaire aussi démuni, il hésitait à attaquer, cela signifiait forcément qu’il y avait une bonne raison derrière. J’eus raison : en m’attaquant, son visage est devenu livide. Il s’est effondré sur le sol dans une mare de sang. »

  Il ne s’agissait toujours pas de la Prophétie, mais au moins, Elma comprit une chose : cet ennemi contre lequel Serymar ne pouvait rien pour le moment était le même que celui de Syriana. Le concerné le savait-il ?

  « J’ai longuement hésité. J’aurais pu le laisser là et le livrer, sans avoir eu besoin de me salir les mains à nouveau. Mais j’ai vu sa maîtrise : s’il avait été au sommet de ses moyens, sans doute serais-je morte depuis longtemps.

  En admettant que je l’achève… Ce risque en aurait-il valu la peine ? Je ne suis pas aveugle, j’aurais à nouveau été prisonnière pour l’éternité, cette promesse de liberté n’était qu’un leurre. Ma vie parmi les miens était désormais terminée. Tant que cette maudite secte existera, tant que les Dragons seront maudits. Était-ce réellement ce que je souhaitais ?

  Peut-être que je n’aurais jamais droit à la liberté que j’imaginais… mais peut-être pouvait-elle prendre une autre forme. Contrairement à moi, cette personne semble visiblement capable de prendre le dessus sur ses ennemis. À condition qu’il soit au sommet de ses capacités. Un bouclier ébréché perd forcément en qualité de résistance. »

— Oh, par les Dragons, Syriana…

  Ces derniers mots résonnèrent dans les pensées d’Elma. D’un côté, son cœur se révoltait à cette manière d’utiliser des gens, mais au vu de sa propre histoire, de sa propre vie, était-elle bien placée pour juger Syriana ?

« Non… J’ai eu la même réflexion, autrefois. »

  La culpabilité l’étouffait à l’idée de voir jusqu’où le désespoir et la peur pouvaient mener. Et ça, Serymar en était conscient. Comment osait-elle lui exiger d’être moins distant ?

  Plus Elma avançait dans sa lecture, et plus ces lignes la troublaient. Elle avait l’impression de comprendre Syriana comme si elle l’avait connue alors qu’un siècle les séparait.

  « Alors j’ai décidé de trahir mon frère à mon tour et d’aider cet homme. Peu importait qui il était, peu importait ses crimes. Je ne peux supporter que l’on inflige ce genre de traitement à qui que ce soit. Je serais aussi détestable que mon frère et de son étrange secte, si je le faisais.

  Qui sont ces gens pour juger les autres ? Comment osent-ils corrompre Weylor par la terreur et prendre le rôle des Dragons pour cette tâche difficile qu’est de veiller sur un pays ? Je suis bien placée pour savoir que certains crimes dissimulent parfois une situation bien plus compliquée qu’il n’y paraît au premier abord !

  Je suis condamnée à mort, après tout… Sans que personne n’ait décidé de voir que, derrière cette bombe que j’ai lancée sur la figure de cette pourriture, il y avait un geste désespéré de défense. Personne n’a vu ce que lui m’a fait subir pendant tout ce temps ! Pourquoi a-t-il fallu que les Dragons soient maudits ? Notre monde est devenu fou à lier. Jamais ils n’auraient laissé se passer de telles choses ! Si seulement cette malédiction n’était pas si intense ! Ils ne seraient pas obligés d’être en lutte constante pour éviter la destruction de Weylor… et pourraient rétablir cette harmonie perdue… tant de personnes sont mortes en essayant de les sauver. Il n’y a plus d’espoir de retrouver la splendeur de Weylor de nos ancêtres… »

  Elma frissonna. Ainsi, Serymar avait bel et bien connu cette femme, mais avait affirmé avec une tristesse sincère qu’il avait le sentiment de ne pas aussi bien connaître Syriana que ce qu’il avait cru. Il ne devait donc pas être au courant de l’existence de ces lettres. Syriana lui avait caché sa détresse intérieure et avait préféré les écrire pour espérer soulager sa douleur plutôt que de lui faire confiance. Ce qui lui confirmait que cet agresseur qu’elle avait cherché à tuer devait être le même qui poursuivait Serymar. Pourquoi redouter sa réaction en apprenant son identité, autrement ?

  Elma se souvint soudain de sa dernière discussion avec lui. D’un ton à la fois résigné et déçu, il lui avait confié que les humains étaient capables de devenir de purs menteurs pour protéger leurs intérêts en se persuadant qu’il s’agissait de la vérité. Serymar avait aussi ajouté, blessé, que ces personnes ne comptaient pas sur celles qui souhaitaient les protéger. Avait-il parlé de lui ?

« Syriana a eu peur de lui dire la vérité. Elle pensait qu’il la repousserait ou pire encore. Ce qui n’est pas illégitime. Bon sang, Maître, mais vous êtes vraiment un ignorant fini ! Votre phobie de la confiance a encore tout gâché ! » s’insurgea Elma, les larmes aux yeux.

  Serymar s’était donc senti trahi par ce silence en ayant pourtant offert à Syriana ce qu’il répugnait à donner à qui que ce soit désormais : de la confiance. Elma savait à quel point cet effort lui coûtait. Il ne s’était pas aperçu de la détresse de Syriana.

« Par les Dragons, mais que s’est-il réellement passé ? » s’angoissa Elma. « Syriana, vous auriez dû lui dire la vérité ! Que vous est-il arrivé ? »

  Elma ne s’était pas attendue à être si touchée. Elle soupira : il y avait donc eu un malentendu entre Serymar et Syriana. Le Mage lui avait déjà signifié à quel point elle lui ressemblait. Elma avait encore du mal à le croire, mais plus elle lisait ces lignes, plus cette conviction s’effritait. Elle déplia une autre feuille.

  « Alors j’ai décidé de le sauver. Je me sens sale de vouloir l’utiliser comme d’un bouclier éventuel, mais c’est ma seule porte de sortie.

  Cela n’a pas été facile : il refuse le moindre contact. Une fois guéri, j’ai dû me battre pour le convaincre de me laisser rester. Il m’a fait vivre l’enfer. Mais je connais son but : se faire haïr pour me faire changer d’avis. Il ne me connaît pas : il aura beau me faire peur, je ne cèderai pas. C’est le seul chemin où j’ai une chance de survivre. »

— Maître, vous êtes vraiment odieux, gronda Elma.

  Elle imaginait très bien le genre de stratagème que le Mage avait pu utiliser contre Syriana. Elle-même était tombée dans le panneau récemment et il avait tout juste manqué de tuer Syriana à leur première rencontre. Se faire détester pour protéger les autres de lui, il savait très bien faire.

  Elma refusait de croire que Serymar ne s’était pas reconnu dans le désespoir de Syriana, comme elle s’était reconnue en lui. Il était suffisamment intelligent pour ça. N’aurait-il pas pu procéder à d’autres méthodes, moins violentes ? Comme forcer Syriana à lui dire la vérité sans passer par cette violence ?

  Elle soupira et replia les lettres. Elle consulterait les autres plus tard. Si elle tardait trop, les autres résidents de la maisonnée se poseraient des questions. Elma cacha les feuillets à l’intérieur de son oreiller. Si elle pouvait au moins être certaine d’une chose, c’était que Serymar tenait beaucoup trop au principe des limites personnelles pour se permettre de fouiller l’espace des autres. Un atout dont elle comptait tirer parti.

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