Chapitre 32 - 1
La forêt sombre se dressa devant eux. La nuit était tombée.
— Bien, fit Whélos à l’orée des bois. La situation est certes délicate, mais pas désespérée. Si je ne me trompe pas, les elfes noirs seront concentrés sur autre chose que quoi que ce soit d’autre ce soir. Ils sont si fanatiques et imbus de leur force qu’ils ne ressentent pas le besoin d’être constants dans leur surveillance.
— Attends, tu veux dire qu’ils n’ont rien appris de leur erreur du passé ? interrogea Lya, surprise. Ce sont bien eux qui ont subi un génocide juste avant la malédiction des Dragons, non ?
— Oui, confirma Whélos. Leur cruauté n’a d’égal que leur stupidité. Mais l’imbécilité peut justement s’avérer dangereuse, surtout quand elle est doublée de fanatisme extrême. Il est inutile de discuter avec eux. Notre véritable souci reste ce qu’ils ont pu acquérir des Avancés. Nous n’y entendons rien, même moi qui ai pourtant beaucoup voyagé.
— Ils ont donc quand même eu l’intelligence nécessaire pour utiliser ce savoir volé sur un Avancé qu’ils ont dû massacrer, conclut Aquilée avec tristesse.
— Malheureusement. N’oubliez pas, chez eux, c’est la loi du plus fort qui règne. Maintenant, allons-y, le temps nous est compté. Il faut sauver ce jeune homme. En revanche, il faudrait faire quelque chose pour ta main, Karel. Tu risques de nous faire repérer.
Gêné, le jeune homme remarqua, en effet, que sa main gauche recommençait à luire d’une lueur turquoise, orné d’arabesque argentés.
« Comme à Winror… »
Karel n’osait admettre ce qu’il comprenait. Dans la ville précédente, cela l’avait mené à un lieu lié à Serymar. Un vertige manqua de le saisir alors que Karel refusait d’associer Serymar aux elfes noirs. Son cœur se serra.
« C’était donc vraiment un être cruel et assoiffé de sang. Et dire qu’il m’aurait fait suivre cette voie ! » conclut-il avec dégoût et peine. « Je ne veux pas en savoir plus. Ça suffit. Quand cette histoire sera-t-elle derrière moi ? »
D’un geste raide, Karel présenta son bras à Whélos en luttant pour ne pas se laisser submerger par sa douleur. Ses compagnons eurent la décence de ne pas l’interroger et le chercheur prit le temps de lui bander l’avant-bras jusqu’au bout des doigts. Ainsi, même si sa longue manche se relevait, elle ne trahirait pas cet effet secondaire sur son ancienne blessure. Dès que Whélos termina, Karel le remercia du regard.
Après s’être échangés un regard entendu, le groupe pénétra l’orée de la forêt, triste et sombre, une ambiance non arrangée par la nuit tombante. Même la Forêt du Vent pendant la malédiction du Dragon avait semblé plus chaleureuse à côté. Pas un seul son naturel ne se faisait entendre, comme si la forêt était morte. Les plaines noires des Monts de la Mort étaient plus vivantes en comparaison. Même pour Karel, pourtant habitué au silence le plus pur, trouvait à celui qui régnait en ces lieux anxiogène.
— Attendez, souffla Aquilée.
Elle effectua un large geste de la main. Son anneau émit une douce lueur mauve. L’instant d’après, chaque membre du groupe ressentit un petit quelque chose sous leurs pieds.
« Bonne idée, Aquilée. » approuva Karel.
La jeune fille venait de renforcer leur discrétion en faisant en sorte d’atténuer le son de leurs pas. Ainsi, plus aucune feuille morte ne pourrait trahir leur présence. Les elfes étaient dotés d’une ouïe surdéveloppée, cette précaution ne serait donc pas de trop.
D’un commun accord du regard après ce petit interlude, ils s’enfoncèrent dans les ténèbres de cette végétation dense.
Karel avisa quelques glands à ses pieds. Il décida d’en ramasser cinq et les fourra dans une poche de sa tunique. Cela pourrait peut-être lui servir, dans cette situation ou plus tard. S’il n’avait plus de terre ou de plante autour de lui, il pourrait toujours s’en sortir. Karel rejoignit rapidement les autres et ausculta la terre sous leurs pieds afin de savoir quelle direction prendre. Ils n’avaient que quelques heures pour sauver ce Sorcier et s’éloigner le plus possible de ces lieux lugubres. Le groupe suivit la piste indiquée par Karel, le plus silencieusement possible.
Bientôt, des sons de tambour et de chants lugubres s’élevèrent. Ils s’étaient donc approchés du village. Le groupe décida de s’arrêter un instant pour analyser la situation en se cachant dans les fourrés.
« Qu’est-ce donc que cette horreur ? » s’interrogea Karel.
La scène qui se déroulait sous leurs yeux avait l’air de sortir tout droit d’un conte macabre. De nombreuses torches étaient disposées en un immense cercle parfait, toutes surmontées de crânes décorés de plumes et d’objets étranges constitués de différents métaux. Karel ayant travaillé dans une forge, il put reconnaître aisément de l’étain et du bronze en majorité. En revanche, les objets étaient vraiment intrigants : des petites roues dentées de toutes tailles et de formes. À quoi pouvaient bien servir des étranges objets ? Voilà bien la première fois qu’il voyait des créations d’Avancés d’aussi près. Sa main bandée le démangeait de plus en plus, accentuant son malaise. Il peinait à imaginer Serymar semblable à ces sauvages sanguinaires et qu’il ait pu vivre comme eux, bien que ça expliquerait peut-être ses tendances sanglantes et sa cruauté. La terreur qu’il avait refoulée au fond de lui-même ressurgissait, avec cette idée entêtante : Karel refusait de suivre ce chemin.
Au milieu du cercle, un grand feu de camp, et derrière, au fond de la place, une structure des plus étranges. En apparence, cela ressemblait à un totem géant, mais quand Karel regarda en détail, ce totem n’avait rien de classique. Le jeune homme y retrouva en détail ces petites roues dentées, certaines de petite taille, d’autres de très grande taille. L’ensemble formait un crâne géant à l’aspect immonde, créé à partir de plaques de métaux, de tuyaux et de rouages divers. Son allure sinistre était accentuée par les lumières lugubres projetées par les torches.
Karel et ses compagnons retinrent leurs souffles pour contenir la surprise glaçante qui les saisit lorsque le crâne géant sembla s’animer. De petites lumières s’allumaient dessus comme si des démons possédaient cet étrange objet. Le plus terrifiant restait cette étrange lueur rouge au niveau de ses orbites aussi sombres qu’un puits vide et à la profondeur infinie. Le totem semblait vivant et capable de les voir.
« Comment peut-on créer des choses aussi glauques ? » s’interrogea Karel.
Lorsqu’il consulta l’expression de ses compagnons, il sut qu’ils pensaient la même chose.
Autour du grand feu se tenaient de nombreux elfes noirs. Leur silhouette était élancée, leur peau grise ou noire et avaient des cheveux blancs et raides. Karel n’y comprenait plus rien. Serymar était loin de leur ressembler.
De l’autre côté du feu, devant ce qui formait la bouche géante du totem de fer se tenait un autre elfe, vêtu différemment des autres. Il tenait un haut bâton dans une main. Un crâne ornait sa tête comme il porterait un chapeau. Des ossements de petits animaux étaient enfilés autour de sa taille comme une ceinture et, assorti au reste du décor, l’elfe portait plusieurs bijoux faits de plumes colorées et de ces étranges roues dentées, autour des poignets, du cou, des chevilles, pour les zones les plus visibles. Des peintures de guerre ornaient le corps des elfes, les faisant ressembler à des squelettes vivants entre la pénombre de la nuit et les ombres sinistres des différentes sources de lumière.
Karel manqua de trahir leur présence lorsqu’il étouffa une exclamation. Sa vieille cicatrice le démangeait de plus en plus sous son bandage.
« Ce n’est pas le moment ! » jura-t-il en posant sa main libre par-dessus. « Je ne veux plus être lié à ce menteur ! Je ne veux pas savoir quel être horrible il a pu être ici aussi ! »
— Bon sang, mais où est-il ? pesta Whélos. Nous devons nous éloigner d’ici au plus vite ! Karel, saurais-tu repérer notre jeune ami ?
Le Sorcier acquiesça, préférant détourner le regard de ce que tenaient les elfes dans leurs mains.
De crainte d’attirer l’attention des indigènes, Karel préféra utiliser ses pouvoirs psychiques, plus discrets au niveau sensoriel. S’il utilisait encore la voie terrestre, les elfes risquaient de le ressentir.
Pendant un court instant, sa mémoire lui refit vivre la manière dont il avait appris ce sort, sans utiliser quoi que ce soit, l’année de ses douze ans.
Le Mage avait fait en sorte de les isoler tous les deux, dans un endroit assez loin de leur demeure. Karel le vit lui ordonner de se concentrer et lui montra comment faire.
Serymar disparut, le laissant seul. En apparence. Karel savait qu’il était là. Toute la désolation autour de lui ne l’effrayait pas, bien au contraire.
Il ne bougea pas de sa position. Comme exigé, il activa ses pouvoirs psychiques pour exacerber ses sens, particulièrement celui que l’on appelait « sixième sens » : l’instinct.
Karel y parvint, mais c’était déjà trop tard : le Mage était déjà là. Alors Karel recommença. Encore et encore.
Karel se concentra. Cette fois, il devait y arriver, plus facilement qu’autrefois. Avec prudence, il étendit son pouvoir dans le périmètre autour d’eux et l’élargit de plus en plus. Il souhaitait éviter d’alerter les elfes. Il fronça les sourcils. Plus il sondait le terrain et plus ses sens le rapprochaient de l’horrible sculpture. Et la gêne sur son bras s’intensifiait.
« Pourquoi je ne vois donc personne vers le totem ? »
Il finit par ressentir une présence vers l’arrière de l’horrible statue. Alors il pointa cette direction d’un doigt, et tout le groupe ne tarda pas à avancer de nouveau.
Bien que Karel se demanda bien pourquoi cette direction. Plus cela allait, et plus ils se rapprochaient du camp, ils ne s’en éloignaient pas, bien au contraire. Son ancienne plaie devint de moins en moins supportable. Quelque chose n’allait vraiment pas avec ce totem.
Soudain, Lya pivota brusquement sur elle-même et se jeta juste dans le dos de son frère qu’elle bouscula sur le côté. Tout le monde se retourna en même temps. Lya immobilisait un jeune homme avec des branchies. Elle l’empêcha de crier en lui couvrant la bouche. Le fugitif roula pour se retrouver au-dessus de Lya qui s’écarta du chemin. Elle se redressa vivement en pointant son médaillon vers son adversaire qui sortit son artéfact en même temps. Une boussole ouvragée. Elle brillait.
Suite ===>
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