Chapitre 39
Serymar laissa échapper un long soupir, la main gauche tendue en direction de l’image de Karel dans la boule de cristal. Son autre main était fermement posée sur celle d’Elma.
Un imperceptible mouvement de cette dernière le ramena dans sa réalité. Elle s’effondra comme une masse, évanouie. Serymar la rattrapa avant qu’elle ne rencontre le sol de pierre. Il l’allongea sur un banc circulaire entourant un large pilier cylindrique au centre de la pièce et revint vers son large bureau. Il ramassa l’objet qui avait glissé en même temps qu’Elma : une écaille, rouge et cerclée de noir, enroulée d’un cheveu de Karel. L’objet se désincarna à la manière d’un papier se consumant avec du feu.
Serymar se laissa tomber dans son fauteuil, s’y accouda et ses doigts soutinrent sa tête par ses tempes douloureuses. Lancer un sortilège sur une telle distance demandait une ressource considérable. L’épuisement le gagna. Enchaîner deux sorts aussi puissants était dangereux.
« Au moins, Karel est sauf. Pour l’instant. »
Il ressentait la morsure de la lame du poignard de l’elfe comme s’il s’était lui-même pris le coup. Il s’en était fallu de peu pour qu’un point vital de Karel ne soit touché et une de ses vertèbres brisées.
Serymar attendit de longues minutes, le temps de récupérer. Il en profita pour réfléchir à la situation. Ce détour chez les elfes noirs ne l’arrangeait pas.
« Que se passe-t-il avec son bras ? »
Serymar n’avait jamais pu voir ce qui se passait à l’intérieur des Tours. Leur visibilité interne restait inaccessible à toute forme d’intrusion.
« Est-ce donc ça qui aurait libéré Zmeï ? Notre sang commun ? » théorisa-t-il. « Comme c’est… ironique. »
Serymar commençait à douter. Serait-il capable de contrer la Prophétie qui jurait sa perte ? Cette découverte changeait beaucoup de choses.
« Il sait, maintenant. »
Cet homme aux membres bioniques. Sa rencontre avec Karel était problématique. La dernière chose qu’il souhaitait, c’était que le jeune homme succombe entre les mains de ce fou. Il n’avait pas passé tant d’années à lui enseigner la grande majorité de son savoir pour qu’il meure trop tôt. D’autant plus qu’Œil-de-Sang avait instauré le doute dans l’esprit de Karel en jouant sur sa souffrance d’être né muet.
Œil-de-Sang avait deviné qu’ils étaient liés l’un à l’autre. Son offre était calculée.
« Il veut le transformer en arme pour le posséder et avoir son plein contrôle. » devina-t-il en serrant son poing libre. « Seras-tu assez fort pour lutter contre ton désespoir, Karel ? »
Il en doutait. Même ici, Karel avait toujours souffert de sa différence. Cette dernière n’avait fait qu’empirer ces dernières années. Il n’avait jamais affronté son mal-être. Il l’avait seulement refoulé au plus profond de lui-même en faisant comme s’il n’existait plus.
« Pauvre imbécile. Ta complaisance risque de te coûter la vie. »
Œil-de-Sang utiliserait Karel pour remonter jusqu’à lui. C’était la raison pour laquelle il les avait laissé partir. Serymar comptait bien, pour ses plans, retrouver Karel au moment le plus opportun. Mais son ennemi de toujours risquait de tout gâcher. Il devait modifier ses plans.
« Mais que puis-je faire contre la technologie Avancée ? » s’interrogea-t-il.
Il posa son bras sur l’accoudoir. Il disposait de moins de temps qu’il pensait contre Œil-de-Sang. Devait-il utiliser Uriel ? Non, il ne lui inspirait pas confiance. Il avait eu la sottise de piéger le groupe jusqu’aux elfes noirs et d’attirer l’attention d’Œil-de-Sang. Serymar avait manipulé Phényxia de sorte à ce qu’elle fasse barrière contre les autres Clans. Douze ans plus tôt, il avait prétexté une proposition d’alliance pour instaurer l’idée de trahison dans l’esprit de la démone. Serymar savait que cette négociation serait un échec. Comme prévu, Phényxia avait exigé plus que nécessaire et avait cherché à se venger, persuadée d’avoir gagné et était partie contraindre Karel à la première occasion. Ainsi, Serymar avait érigé une barrière contre les autres Clans et semé le doute dans l’esprit de Phényxia à propos de son alliance. Si elle n’y songeait pas encore, l’idée finirait par germer à cause d’Œil-de-Sang lui-même et de sa mégalomanie. Il suffisait d’être patient.
« Mh. Ce n’est peut-être pas si désespéré. Œil-de-Sang désire Karel. Phényxia ne le laissera pas faire et se battra pour qu’Œil-de-Sang respecte leur accord. Aucun des deux ne cédera, ils sont trop imbus de leurs personnes pour ça. Je peux peut-être jouer là-dessus pour fragiliser leur alliance. »
Serymar jeta un regard en direction d’Elma, blême, la respiration à peine audible. Non, il ne pouvait pas l’y envoyer non-plus. C’était beaucoup trop risqué pour elle. Il allait devoir se fier à l’un de ses hommes de main restants.
Lorsqu’il se sentit enfin mieux, il se releva, prit trois grimoires épais qu’il empila. Il rejoignit Elma toujours inconsciente, plaça la petite pile sous ses chevilles, s’éloigna et se rassit à sa plac. Il tournoya d’un geste machinal son index, invoquant une fine pellicule d’eau gelée sur le visage de la jeune femme. Rien de tel que le froid pour contrer un malaise.
Elma gémit. Serymar reposa sa main sur son accoudoir, cessant d’utiliser la magie.
— Reste allongée, lui ordonna-t-il doucement.
Il doutait qu’elle soit en état de se relever tout de suite. Mais il la connaissait : elle était capable de faire comme si de rien n’était pour se montrer plus forte qu’elle ne l’était déjà.
— Je… que… qu’est-il… tenta-t-elle faiblement.
Il soupira. Elle ne changerait jamais. Il décida de répondre à ses questions dans le but de la détourner de son envie de se relever et de vaquer à ses occupations comme si de rien n’était.
— Tu as fait un malaise, Elma. Ce n’est rien de grave, tu n’en auras aucune séquelle. Tu t’en remettras très vite. Dès demain matin. À condition que tu te reposes de manière complète jusque-là.
Il insista bien sur les mots « de manière complète ».
— Est-ce que… Karel…
— Il est hors de danger pour l’instant. Grâce à toi. Tu as fait du bon travail, Elma.
— Ce… cet homme…
— L’heure n’est plus aux questions. Tu dois récupérer. Tu as un contrat à respecter, ne l’oublie pas.
Cette fois, elle ne répondit rien et détourna le regard vers le plafond. Serymar effectua un machinal mouvement rotatif de la main en sa direction et écarta les doigts de manière brève. Elma disparut, téléportée dans sa chambre personnelle.
« Il va falloir accélérer certains préparatifs. »
Ses subordonnés n’allaient absolument pas apprécier. Mais avec l’entrée en scène d’Œil-de-Sang beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait prévu et Phényxia, il s’agissait d’une nécessité. Serymar comptait bien tenir ses obligations envers eux.
Il soupira et repensa à Enorën.
« Ton point de vue était souvent bénéfique et m’aidait à y voir plus clair. Dommage que je ne puisse plus en profiter. Que m’aurais-tu conseillé, cher ami ? »
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