Chapitre 41

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  Plusieurs élancements douloureux le réveillèrent. Ses membres étaient raides. Karel se laissa le temps, beaucoup trop engourdi pour se rappeler ce qui lui était arrivé. Une douleur vive entre ses omoplates acheva de lui rendre sa conscience.

  Il ouvrit enfin les yeux et aperçut un plafond de bois assez bas au-dessus de sa tête.

« Où suis-je ? »

  Il essaya de se redresser mais sa blessure l’en empêcha. Sa tunique lui avait été retirée et un bandage entourait le haut de son torse nu.

— Tu es vraiment surprenant, comme garçon, remarqua une voix. Une partie de toi qui réagit sur des zones très spécifiques de Weylor, tu es aussi capable de survivre à certains coups mortels. Sans compter cette étrange capacité à guérir plus vite qu’un humain.

  Karel se redressa de moitié avec difficulté et grimaça sous la douleur. Il se trouvait sur un lit étroit. Il tourna la tête sur sa gauche, en direction de la voix. Whélos était assis sur une chaise et le fixait gravement. Le jeune homme comprenait de moins en moins.

« Que s’est-il passé ? »

— Nous sommes sur le navire de Wil, l’informa Whélos. Je ne te cache pas qu’il a été très compliqué de revenir ici avec toi dans cet état et ta sœur sur le point de s’effondrer à tout moment.

  Karel ne sut comment répondre. Son cœur se serrait à propos de Lya. Il imaginait parfaitement l’état dans lequel elle devait se trouver. Il n’aurait pas eu une meilleure réaction. L’idée qu’il lui arrive malheur lui était insupportable à imaginer. Alors à la vivre…

« Je dois aller la rassurer ! Je ne peux pas la laisser comme ça ! »

  Il remua pour se lever. Whélos l’en empêcha d’un geste de la main.

— Je n’ai pas terminé. Je suis navré, mais ce qui est arrivé sur cette montagne est beaucoup trop étrange pour ne pas y prêter attention. Et bien que je sois très sincèrement soulagé que tu t’en sois sorti, je ne peux pas fermer les yeux et faire comme si de rien n’était, cette fois.

  Karel s’immobilisa, tendu. Qu’est-ce que Whélos cherchait à lui faire dire ? Voyant qu’il ne semblait pas enclin à coopérer, le chercheur lui saisit vivement le bras gauche. Il regarda Karel droit dans les yeux.

— Cette cicatrice, là. Au début, je pensais que tu avais dû te blesser dans la ferme de tes parents, ou dans la forge où tu as travaillé. Mais cette blessure ne provient pas d’un accident domestique, n’est-ce pas ? Le Dragon du Vent l’a même confirmé.

  Karel soutint son regard. Whélos soupira et le relâcha.

— Je n’ai aucune mauvaise intention, tu sais. Mais j’ai vraiment besoin de savoir. J’ai une mission à accomplir, Karel, et je compte bien la mener jusqu’au bout. En mémoire de mon Maître qui s’est fait assassiner par le tien.

  Karel frissonna. Encore cette histoire. Whélos le fixa de nouveau dans les yeux.

— Quel monstre, décidément, fit-il, sombre. Faire subir pareille expérience à un gamin ! Enfin, ce n’est pas comme si ça devait m’étonner de la part d’un assassin. Finalement, il n’est pas plus différent de cet « Œil-de-Sang » qui a fait précisément la même chose !

  Karel effectua nerveusement un geste de négation des mains.

— Tu n’as pas besoin de le cacher. Tout le monde s’en doute, tu sais.

  Karel se frappa le front.

« Quelles idées sordides, il n’a jamais levé la main sur moi ! »

  Le Sorcier voulait bien admettre que Serymar n’était pas celui qu’il croyait mais, pour avoir été aux premières loges, il était bien placé pour attester qu’étrangement, le Mage s’était certes montré froid, mais jamais adepte de ces pratiques. À part le jour où Karel était entré en effraction dans son bureau.

« Pourquoi les gens ont-ils tous tendance à refuser de voir deux facettes d’une même chose sous couvert d’un traumatisme quelconque ? Si un comportement distant est un signe de maltraitance, alors j’aurais appris quelque chose… »

  Mal à l’aise, Karel signa avec nervosité.

— « Il a toujours eu cette obsession d’éviter le moindre contact physique, il ne risquait clairement pas de me toucher de cette façon ! »

  Ses paumes se reposèrent avec brusquerie sur le matelas et Karel détourna le regard. Pourquoi se mettait-il à défendre le Mage ?

« Au fait… pourquoi était-il aussi distant ? S’il jouait la comédie pendant toutes ces années, des gestes d’amour n’auraient que renforcé son horrible jeu envers moi… Ses attitudes étaient extrêmes… »

  Des signes de Serymar lui revinrent en mémoire. Dans sa chambre. Le regard détourné, une expression mélancolique sur son visage.

  « Je regrette. »

  Des signes que Karel n’avait jamais été en mesure de comprendre. Il insista avec d’autres gestes négatifs.

— Karel, je t’en prie… demanda Whélos avec calme. Il faut percer ce secret sur ton sang. Je suis certain que l’explication sur ton état actuel s’y trouve, ainsi que sur toutes les bizarreries liées. N’as-tu pas envie de comprendre ? Avec nos connaissances combinées, nous pourrons peut-être deviner. Si ça se trouve, ça nous aidera pour notre quête. Je n’en sais rien. Mais je tiens à étudier la moindre piste pour nous sortir tous ensemble de ce pétrin. Veux-tu bien m’aider ?

  Son ton s’était adouci. Karel ne répondit pas et examina Whélos un long moment. Il y retrouva cette même lueur sombre qu’il avait, lorsqu’il lui avait dit qu’il ne se sentait pas encore prêt à lui expliquer pourquoi il se sentait si coupable envers lui. Karel lui faisait confiance. Jusque-là, Whélos n’avait fait que se démener pour eux. Qu’avait-il à perdre ?

« Il a raison. Nous devons étudier la moindre piste, même si elle ne nous mène à rien. »

  Karel signa le mot « Mage », désigna sa cicatrice puis le mot « soins ». Lya et lui-même avaient commencé à apprendre quelques signes au groupe, notamment ceux que Karel serait le plus amené à utiliser. Whélos arbora une expression suspicieuse.

— J’ai du mal à le croire. Un être tel que lui, soigner qui que ce soit ? Son ennemi tout désigné, qui plus est ? Méfie-toi, Karel, il s’agit peut-être d’un stratagème pour te tuer ou te manipuler plus tard, qu’en sais-je !

  Karel insista en affirmant sa réponse, sérieux. Quelle que soit la véritable nature de Serymar, quelles qu’étaient ses véritables intentions, il l’avait sauvé. Il était même allé très loin pour ça, maintenant.

  Le dos plaqué contre le mur. La respiration manquante. Karel se sentait sur le point de mourir asphyxié avec cette douleur atroce à l’intérieur de ses poumons, les voies respiratoires en partie obstruées par le sang. Une main plaquée contre son torse, puis une décharge magique, comme si un courant électrique le traversait. Les yeux révulsés, les membres raides, Karel implora la fin de ses souffrances et surtout, de l’air. De l’air.

  Paniqué face à cette douleur monstrueuse, il tenta désespérément de demander une explication silencieuse au Mage concentré, les yeux fermés. Ce fut comme si ses griffes s’étaient enfoncées à l’intérieur de lui. Elles cherchaient à attraper quelque chose qui se débattait en lui, jusqu’à se faire aspirer.

  L’air lui revint. Karel toussa encore, après cette longue apnée. Tremblant, il tenta de se reprendre et regarda le Mage assis juste en face de lui. Il ne le regardait pas, portait une main sur ses propres poumons, l’autre couvrant sa bouche. Il était courbé alors il faisait toujours en sorte de se tenir droit, « parce que ça donne une allure digne, même lorsque l’on est misérable, et cela agace tous ceux qui te regardent de haut », comme il le lui avait expliqué une fois.

  Karel comprit que son mentor venait d’absorber le mal qui le rongeait. Il ne sut que dire, tant il était impressionné par ce tour de force. Comment une telle chose pouvait-elle être possible ? Son admiration pour ce virtuose de la magie grandit encore, et ce malgré la crainte que Serymar lui inspirait par moment.

  Karel se fit la réflexion que cette manœuvre ne devait pas être accessible à tous les Mages. Serymar avait encore prouvé qu’il était doué de magie hors du commun des mortels et capable de créer des sortilèges puissants. Alors Karel réitéra sa réponse auprès de Whélos : oui, aussi surprenant soit-il, Serymar lui avait sauvé la vie.

— Si tu le dis. Je crains qu’il n’ait fait ça que par pur intérêt personnel. Fais attention, Karel. Il t’a détruit une fois. Il peut très bien recommencer. Du peu que je me souviens de lui, il s’agit d’une personne qui n’hésite pas à aller très loin pour arriver à ses fins.

  Si Karel comprenait le ressentiment du chercheur et de beaucoup d’autres personnes, il savait que le moindre de ses mots pouvait être mal interprété. Chacun s’imaginait des choses atroces sur son enfance, alors qu’elle n’avait pas été si terrible que ça. Même si Karel ne s’était pas entendu avec tout le monde et avait regretté la distance du Mage, il n’avait pour ainsi dire jamais manqué de rien. Karel ne s’était jamais estimé à plaindre sur ce sujet, comparé à d’autres personnes qui vivaient dans la misère, à se demander s’ils allaient manger le lendemain.

« Pourquoi n’ai-je pas de voix pour tout expliquer… » se morfondit Karel.

  Cette souffrance qu’il avait refoulée resurgissait depuis qu’ils avaient été capturés par les elfes noirs. Sa peine avait été si visible que deux solutions lui avaient été proposées : Œil-de-Sang lui proposait une opération, au prix d’un atroce son de voix artificiel mais éternel. Serymar lui avait désigné un espace pour s’exprimer avec son propre timbre, mais dans un univers fictif issu de ses souvenirs. Un son qui s’éteignait aussitôt après avoir quitté cette bulle, renfermant Karel dans sa sombre prison spirituelle et ses pensées chaotiques incessantes.

  Karel grimaça et crispa ses doigts sur son visage, recroquevillé sur lui-même. Il avait envie de hurler. D’ailleurs, comment faisait-on pour hurler ? Sa frustration se décupla. Même ça, il ne savait pas faire.

« Pourquoi suis-je privé d’un pouvoir que tout le monde a ?! »

  Une main compatissante se posa sur son épaule. Un long silence s’installa dans la cabine. Les mots étaient inutiles. Whélos l’avait bien compris. Karel lui en fut reconnaissant. Il ne voulait plus entendre ces élans de compassion. Il voulait des solutions, et non des dilemmes comme il lui avait été proposé.

— J’ai quelque chose à te montrer, fit Whélos lorsqu’il se calma enfin. Je n’en ai pas encore parlé aux autres. C’est pour cette raison que je voulais discuter avec toi en privé.

  Karel se redressa et le regarda sortir de sa besace un poignard sinistre. Certainement celui qui avait été jeté sur Aquilée. Il n’y avait pas de lame.

— Tu n’es pas fou, expliqua Whélos. Tu as bien vu une lame. Nous l’avons tous vue s’enfoncer dans ton dos quand tu t’es jeté sur Aquilée pour la protéger. Tu as bel et bien été blessé. Mais lorsque je t’ai soigné…

  Whélos marqua une pause, comme cherchant ses mots. Karel ne manqua pas son expression gênée.

— La lame ne se trouvait pas dans ta blessure. Pourtant, elle s’y était enfoncée jusqu’à la garde. En dépit de toute logique, ta blessure est certes profonde, mais par miracle, aucun organe vital n’a été touché. Ta colonne vertébrale et tes poumons ont été épargnés de peu.

  Karel ne dissimula pas sa surprise.

— Je suis chercheur en magie, rappela Whélos. Elle n’a aucun secret pour moi. Je sais parfaitement voir une trace magique lorsque j’en vois une. Et ça…

  Il désigna l’emplacement de la lame.

— …c’est d’origine magique. Même les Mages d’aujourd’hui ne maîtrisent pas une magie aussi complexe et puissante. Il faut avoir un sacré potentiel pour être capable de créer ce genre de sortilège. Il faut aussi posséder un objet conducteur et quelque chose qui appartient à la cible. Quelqu’un est donc intervenu, Karel. Je pense que nous sommes d’accord pour conclure qu’il ne s’agissait d’aucune personne nous entourant à ce moment-là.

  Karel fut abasourdi. Il comprenait mieux l’étrange attitude de Whélos et ses questions. Il s’en voulut d’avoir douté de lui. Karel tenta quelques signes.

— Savoir comment fonctionne quelque chose d’aussi complexe n’est pas la question que tu devrais te poser, Karel. Mais plutôt, qui, en ce pays, à part les Dragons, serait capable d’une telle prouesse. Cela signifie donc que cette personne nous guette, de loin, et attend son heure pour intervenir. Je pense que nous avons tous les deux une bonne idée de qui il pourrait s’agir. Ton ancien Maître, celui que tu es censé tuer.

  Karel baissa le regard. Il se voyait très mal rivaliser avec Serymar. Quand bien même il lui en voulait, le jeune homme ne se voyait pas tuer quelqu’un, qui que ce soit, et encore moins la personne qui lui avait tout appris. Il refusait de devenir un assassin, fut-ce pour sauver les Dragons.

— Comme si nous n’en avions pas déjà assez avec Phényxia ! Enfin. J’en ai fini. Je tenais à mettre les choses au clair avec toi. Est-ce que je dis la vérité aux autres ?

  Karel répondit par la négative. Whélos rangea la garde du poignard, se leva.

— Très bien. Cela restera donc entre nous.

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