Chapitre 46 - 2

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— Non, mais ce n’est pas possible ! s’angoissa-t-il. Ça va me poursuivre combien de temps, cette malchance ?!

— Wil, calme-toi ! tenta Whélos avec sévérité.

— Non, je ne peux pas ! s’écria Wil, paniqué. Je n’en peux plus ! Depuis que j’ai quitté mon île, RIEN ne va !

— Wil ! intervint fortement Lya pour avoir son attention. Tu es un marin de la Tribu de l’Eau, les meilleurs qui soient en termes de navigation ! Vous êtes des légendes ! Tu as déjà dû traverser une mer déchaînée ! Et tu t’en es sorti !

— Je n’y arriverai pas…

  Lya le saisit par les épaules.

— Nous croyons tous en toi ! Tu conduis cet engin comme tu respires, Wil ! Ça suffit amplement pour voir que tu as appris à gérer ça ! Nous avons tous passé deux jours à réparer ton navire !

— Tu ne comprends pas ! C’est impossible de traverser !

— Tu as un navire perfectionné qui peut traverser des tempêtes ! l’encouragea Lya. N’est-ce ce qui a bâti votre renommée ?

— Nous sommes là pour t’aider, ajouta Aquilée. Nous n’y entendons peut-être rien, mais nous avons bien su t’aider dans les réparations sous tes directives. Lya a raison, ce domaine n’a aucun secret pour toi ! Tu te rends compte de l’engin que tu manœuvres ? Il est très grand !

  Wil ne répondit rien et tira brusquement un levier, ce qui eut pour effet d’immobiliser le navire, le faisant stagner. Il s’éloigna, la tête dans ses mains et tenta de se calmer en se forçant à inspirer.

— Je n’en peux plus… Ça n’en finira jamais.

  Un silence s’abattit sur la petite assemblée, balayant l’excitation d’il y a quelques minutes. Karel ressentait de la peine pour le marin. Il avait tant accumulé d’angoisse que ses nerfs lâchaient. Les jours de sa mère étaient comptés, le moindre retard pouvait être fatal. Karel ne pouvait pas le blâmer de trouver l’état de la mer pas très engageante. Lorsque le jeune homme y jeta un autre coup d’œil, il aperçut des vagues de plusieurs mètres de hauteur se déchaîner. Certaines devaient dépasser le mât de ce grand vaisseau. Il y avait de quoi être impressionné.

  Whélos posa une main sur l’épaule de Lya.

— Wil connaît la mer mieux que nous. S’il dit qu’elle est impossible à traverser, écoutons-le.

— Mais…

— Lya. Je sais que nous devons avancer, mais foncer au travers du danger tête baissée ne nous mènera à rien. Wil supporte déjà une énorme pression, et toute son aventure jusqu’ici n’a rien arrangé. Ne lui en rajoutons pas. Laissons-le réfléchir de son côté, et essayons de trouver une solution du nôtre, qu’en dis-tu ?

  La jeune femme opina en regardant Wil avec inquiétude. Tout le monde s’éloigna, sauf Karel, qui resta sur place.

  Il regarda la mer pendant un moment. La patrouille les avait prévenus que la mer était impraticable. Pas étonnant que Pershkin connaissait des difficultés depuis deux cent ans. Ne sachant quoi faire, ni ce qu’il pouvait bien « dire », Karel décida de rejoindre Wil. Il s’appuya contre le bastingage, juste à côté du Sorcier de l’Eau. Ses poings étaient serrés. Karel hésita, avant de poser une main sur l’épaule du marin.

« Courage, Wil. »

  Il aurait tant aimé lui transmettre cette pensée par la voix. À défaut, il se contenta de rester là sans rien dire. Parfois, les gens n’avaient pas besoin de mot. Juste du silence et d’une oreille attentive. Wil était à bout et Karel le comprenait dans sa détresse.

  Il lui rappelait un peu Lya. Comme elle, Wil semblait être du genre à afficher une façade assurée même dans les pires situations, sans pour autant en penser moins. Mais au bout d’un moment, jouer les forts imperturbables demandait plus d’énergie que de se révéler. Au bout d’un moment, ce type de personne craquait nerveusement.

« On ne peut pas toujours tout prendre sur ses épaules. »

  Wil releva la tête en inspirant et souffla longuement.

— Sérieusement… Qui est l’abruti qui a décidé de s’en prendre aux Dragons, il y a deux cent ans ? J’aimerai bien le croiser et lui dire en face ce que je pense de son égoïsme monstrueux ! À ton avis, combien de personnes sont mortes pour rien à cause de cette malédiction ?

« Beaucoup trop, malheureusement. C’est pour ça que nous sommes là. »

  Il était conscient, pourtant, que Wil ne l’entendrait pas. Sa vie se résumait ainsi : à écouter les pensées des autres mais ne jamais avoir de retour sur les siennes. Cela lui donnait cette impression de ce mur qui se dressait entre lui et le monde entier, si épais qu’aucun son ne pouvait en sortir. Karel avait cru l’avoir accepté et se sentir capable de s’en contenter pour le reste de sa vie. Mais plus le temps passait, et plus il se sentait étouffer. Il relâcha l’épaule du marin.

— Dis… Comment est-ce que tu fais ? demanda Wil.

« Comment je fais quoi ? » l’interrogea Karel du regard.

  Wil le fixa droit dans les yeux d’un air grave.

— C’est la première fois que je rencontre quelqu’un comme toi. Pour tout te dire, je ne savais même pas que c’était possible.

  Cette fois, Karel comprit l’allusion.

— Je ne me suis pas excusé pour rien, l’autre fois. J’étais sincère. Mon oncle aurait vraiment eu honte de moi s’il avait eu vent de ma première façon de me comporter avec toi. J’ai pris le temps d’y réfléchir, figure-toi. Et j’ai pu constater l’ironie de la situation : nous avons beau être avancés sur certaines choses, force est de constater que nous ne le sommes pas sur des choses… disons plus essentielles. Les valeurs morales, la considération d’autrui, ce genre de chose, tu vois ? Le matériel, ça ne vaut rien, à côté de ça. Ça aide en fonction de ce que l’on en fait, rien de plus. Enfin, ce n’est que mon avis.

  Karel ne répondit rien. Il avait bien compris que les mots de Wil avaient dépassé sa pensée, contrairement à Uriel. Wil avait besoin de vider son sac. Karel voulait bien jouer ce rôle auquel il était habitué. Au moins espérait-il que cela aiderait le marin à retrouver ses esprits.

— Alors vraiment, comment est-ce que tu fais, pour supporter cette situation ? Parce que j’imagine qu’être le seul de toute une communauté comme ça, à évoluer dans un monde qui ne peut pas te comprendre, ça doit être insupportable, à la longue, non ? Personnellement, je pense que j’aurais pété un câble depuis longtemps.

  À l’expression perdue de Karel, Wil comprit sa maladresse.

— Pardon, je voulais dire que j’aurais craqué depuis longtemps. Excuse-moi, c’est une expression des Avancés, qui est arrivée jusqu’à chez nous. Je te montrerai ce que c’est un câble, si ça t’intéresse, et tu comprendras mieux.

« D’accord. Avec plaisir. » pensa Karel en faisant signe qu’il avait compris.

  Il réfléchit à sa réponse. Du moins, à une manière de répondre. Si Wil lui avait signifié qu’il connaissait quelques signes, Karel doutait que celle dont il se servait soient si similaires à ceux de son interlocuteur, à part pour les signes les plus conventionnels.

  Pendant qu’il cherchait, la présence des glands dans sa poche se rappela à son esprit. Il lui en restait trois. Il avait utilisé la première chez les elfes noirs sur leur parcours, la seconde pour réparer le grand mat du bateau, qui arborait une épaisse écorce de chêne tout autour.

  Karel aurait souhaité réserver leur utilisation pour des cas plus extrêmes, mais tant pis. Il en sortit un. D’un geste de sa main libre, il indiqua à Wil de regarder ce qu’il allait lui montrer. Le marin se fit attentif.

  Karel se positionna face à Wil et se concentra. Il ne tarda pas à en sortir plusieurs tiges qui se démultiplièrent, sous le regard ébahi de Wil qui resta bouche bée.

— C’est génial, de faire ça ! Et sans artéfact, en plus !

  Karel continua à faire pousser les tiges jusqu’à avoir de quoi former des phrases.

« C’est compliqué à supporter, en effet. Mais je ne suis pas le seul à souffrir dans le monde. Chacun porte son propre fardeau, commun ou non. Considérant cela, j’estime encore être chanceux. Je ne suis pas estropié, j’ai la santé et une famille merveilleuse. Tout le monde n’a pas cette chance. Je comprends ton angoisse, crois-moi. Si je perdais Lya, je ne pense pas que je serais aussi fort que toi. Alors c’est normal que tu craques. »

  Il marqua une courte pause. Wil semblait attendre la suite. Karel déforma ses phrases et en créa d’autres.

« Pour te répondre plus concrètement, je n’ai pas le choix. Que je le veuille ou non, ce problème s’impose à moi. J’ai alors deux possibilités : soit je me morfonds, et dans ce cas, rien ne s’arrangera jamais. Soit j’essaie de vivre avec et de m’adapter, même si, très souvent, j’échoue à cette tâche. Mais il s’agit du seul chemin que j’ai trouvé qui me donne un mince espoir de trouver mon équilibre un jour. Peut-être que je me mens encore. Je ne sais plus, à force. Au moins, j’essaie. Mais grâce à toi, j’ai déjà appris quelque chose de très important, depuis deux jours. »

— Ah oui ? s’étonna Wil. Et qu’est-ce que c’est ?

  Karel lui offrit un léger sourire et acheva de déformer ses tiges enchantées.

« Il ne suffit pas seulement de se battre. Il faut aussi trouver les bonnes personnes avec lesquelles nous pourrons évoluer dans la vie. Ces deux derniers jours, je ne me suis pas senti différent, pour une fois. Et tu n’imagines pas à quel point ça m’a fait du bien. »

  Wil analysa ses paroles pendant un long moment. Pendant ce temps, les tiges de Karel se désagrégèrent, et il jeta le gland désormais inutilisable dans l’eau.

— Merci, Karel. Tu es quelqu’un de bien, en fait. Je me sens un peu mieux. Allons voir les autres, et trouver une solution à notre problème. Ce bateau est équipé pour affronter une mer très agitée. Je ne vois pas le Dragon dans les parages. Le défi n’est peut-être pas si insurmontable que ça. Dangereux, mais pas insurmontable. À plusieurs, nous allons y arriver.

  Karel opina, et ils descendirent ensemble du gaillard d’arrière.

— Au fait…

  Karel lui accorda son attention. Wil le fixait avec beaucoup de sérieux dans les yeux.

— Je me doute que c’est facile à dire, mais j’ai vu à quel point tu prêtais attention à la proposition de cet homme effrayant. Karel… accepter de se mutiler pour effacer un handicap ne vaut vraiment pas le coup. À moins que tu tiennes à perdre une partie de toi-même. Réfléchis bien à ça. Nous avons bien vu ce que ça donnait.

  Karel en serait devenu muet s’il ne l’était pas déjà. Il ignorait quoi répondre. À défaut, il suivit son nouvel ami pour rejoindre les autres dans la pièce principale, sous le pont.

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