Chapitre 47[F] - 2

12 minutes de lecture

  Après plusieurs détours pour brouiller les pistes d’éventuels poursuivants qu’il n’aurait pu percevoir, Serymar disparût enfin à partir d’une ruelle déserte pour se retrouver sur l’une des montagnes des Monts de la Mort.

  De là, il marcha quelques pas, jusqu’à se pencher sur une zone précise. Après avoir repoussé quelques pierres, il découvrit un cristal sombre qu’il ramassa et examina. Ces derniers temps, il avait travaillé à créer des pièges qu’il avait disposé sur les Monts à de nombreux endroits, dans l’idée de créer une barrière qui empêcherait l’intrusion de son ennemi de toujours. Une entreprise plutôt difficile, au vu de la technologie que possédait ce sombre homme. Mais Serymar avait appris auprès des meilleurs : Valkor et les Dragons.

  Son expression se durcit : un autre humain était ici. D’un mouvement machinal des doigts, le cristal s’éclaira d’une lueur rougeâtre avant de retrouver un éclat normal. Serymar le dissimula à sa place initiale de manière à ce que cette zone précise n’attire pas l’attention. Il se releva avec lenteur et se téléporta à nouveau.

  Il apparut au seuil du château délabré. Lorsqu’il entra dans le long hall gris et brûlé, il se figea. Un courant glacial lui parcourut l’échine. La méfiance et la colère le saisirent. Cette présence étrangère était en compagnie de Syriana.

  Il inspira pour maîtriser sa fureur. Sa dernière impulsivité lui avait coûté cent ans de sa vie. Les gestes raides, il retira son masque, l’envoya dans sa chambre d’un claquement de doigt. Il rejoignit la pièce où se trouvait Syriana au lieu de s’y téléporter. Cela lui permit de canaliser à minima sa colère en réfléchissant à tous les scénarios possibles. Il n’en voyait que deux : pour être arrivé aussi rapidement ici, soit cet homme était à la solde d’Œil-de-Sang, soit il était un poursuivant de Syriana. La différence, c’était que lui avait les moyens de défendre sa vie, Syriana non. Encore moins en ce moment.

  Il entra dans l’un des salons du hall et se sentit geler de plus belle lorsqu’il aperçut cet humain. Attablé en face de Syriana, une main posée sur son ventre arrondi. Ses traits étaient tirés. Rien d’anormal à ça. Ce qui l’était moins, c’était son expression réservée et ses muscles tendus. Sa fine main posée sur son ventre n’avait rien d’un geste tendre : il s’agissait d’un réflexe de protection.

  Serymar analysa rapidement l’homme : il semblait n’avoir que quelques années de plus que Syriana, avaient les mêmes yeux et de courts cheveux blonds. Il réagit à peine à l’arrivée de Serymar. Sa méfiance augmenta : cet homme connaissait donc bel et bien sa destination en venant ici. Il s’agissait d’un ennemi. Un malaise le saisit, cependant.

« Toi, je t’ai déjà vu quelque part, j’en suis sûr. Mais où ? »

  Impossible de s’en souvenir pour l’instant. En dépit de son attitude glaciale, Syriana garda sa façade.

— Bienvenue chez toi. Je suis heureuse de te revoir.

  Une voix atone, mais dont le soulagement se percevait en même temps que le malaise lorsqu’on y prêtait attention. Serymar était trop furieux pour répondre. L’envie le brûlait de laisser éclater sa colère et libérer l’assassin en lui. L’état de Syriana le retint. Il avait remarqué que la moindre situation pouvait l’affecter plus intensément que la normale et provoquer des douleurs dans une situation stressante. Le médecin auprès duquel il s’était engagé l’avait averti des issues dramatiques qui pouvaient en découler.

  L’homme se leva et s’avança pour le saluer. Serymar le dissuada de faire plus d’un pas d’un regard. L’homme se figea mais ne baissa pas les yeux. Une attitude qui irrita d’autant plus Serymar.

— Je… tenta de reprendre Syriana. Je te présente mon frère, Eryon. Il a beaucoup voyagé, il était à ma recherche et…

  Serymar ne changea pas d’expression.

— J’ai voyagé longtemps et je meurs de faim, plaida Eryon d’un ton tranquille. Il serait plus aimable de me laisser me reposer un peu.

  Un vertige le saisit quand il reconnut enfin l’individu à sa voix. Il serra les poings sous ses manches et lui jeta un regard assassin.

« C’est toi qui m’as capturé aux alentours du désert. C’était toi l’homme en noir. C’est toi qui m’as torturé. »

  Il lutta pour ne pas regarder Syriana. Il n’en revenait pas que leur ennemi était le même. Comme il l’avait deviné, la jeune femme n’était pas apparue par hasard dans sa vie. Cette idée le meurtrissait. Pour l’instant, il devait refouler ce sentiment.

— Cela le serait, en effet, répliqua-t-il, encore plus glacial que les îles gelées de Weylor. Mais rien ne m’y oblige.

  Syriana s’agita, mal à l’aise.

— C’est moi qui décide de qui vit ou de qui meurt ici. Vous n’aurez rien de notre part, et vous allez attendre patiemment que je décide de votre sort.

  Sans laisser le temps à qui que ce soit de protester, Serymar fit disparaître Eryon. Des hurlements remontèrent aussitôt jusqu’à eux. Syriana le fixa, blême.

— Je l’ai scellé dans les vieux cachots, répondit-il à sa question silencieuse. Je te préviens, Syriana : je t’ai peut-être promis de ne plus céder à la facilité de tuer, mais pas de ne pas agir en cas de besoin. Cet homme, je ne peux pas le laisser partir comme ça.

— Tu as toi-même été enfermé toute une vie, sans porte de sortie ni fenêtre pour voir le ciel, sans un écho pour te tenir compagnie ! s’écria Syriana avec colère. Comment peux-tu faire subir la même chose à d’autres, en sachant ce que ça fait ?

— Ne compte pas sur moi pour lui offrir le moindre luxe. Cet homme est dangereux et je vais lui faire regretter d’être venu jusqu’ici.

  Syriana alla riposter, mais une grimace de douleur tordit ses traits. Elle lutta pour ne pas s’effondrer. Serymar laissa passer, se doutant qu’elle refuserait son aide pour apaiser sa douleur pour l’instant. Il se refusait de la toucher d’une quelconque manière tant qu’elle ne l’y autoriserait pas. Pas après la vie qu’ils avaient eue.

  Un silence pesant s’installa. Il en profita pour se calmer, sortir de ce mur de glace derrière lequel il s’était réfugié. Son ressentiment augmenta. Si cet homme n’était pas apparu, il ne subirait pas cette tension qui lui broyait le cœur. Mais il ne pouvait laisser ses sentiments l’influencer. Quitte à renoncer à l’amour de sa vie.

— Il faut que l’on parle sérieusement, Syriana.

  La jeune femme afficha une expression résignée et se réinstalla le plus confortablement possible sur sa chaise, une main toujours sur son ventre. Il tira une chaise et s’installa à côté d’elle, les bras croisés. Sa jambe commençait à l’élancer.

— Notre rencontre n’était pas un hasard. Tu savais qui j’étais.

— Non ! C’est faux ! s’affola Syriana.

  Serymar se montra insensible à ses larmes.

— Je veux savoir ce qui t’a amenée ici.

  Syriana baissa la tête.

— Nous avons une enfant à protéger, Syriana ! s’impatienta Serymar avec colère, une paume s’abattant sur la table. Si nos avis divergent, j’ose encore croire que nous avons encore cet intérêt commun. L’existence de cette petite ne doit surtout pas s’ébruiter au-delà de ces montagnes !

  La jeune femme fondit en larmes. Serymar soupira et la regarda avec tristesse.

— Syriana. Si je peux encore nous défendre contre ces gens, je ne pourrai rien faire contre les Dragons. S’ils n’avaient pas été maudits, je serais encore sous l’emprise de leur sort.

  Elle releva le visage vers lui, intriguée.

— « Nous devons absolument faire taire cette menace », énonça Serymar, amer. C’est ce qu’Illuyankas m’a dit, autrefois. J’ai cru, tel le naïf que j’étais à l’époque, qu’il parlait de notre ennemi commun, l’homme à l’œil rouge sans âme. En réalité, il parlait de moi. Quand je l’ai compris, il était trop tard. J’étais tombé dans leur piège et ils m’ont condamné.

  Le choc s’inscrivit sur les traits de Syriana.

— Ce n’est pas possible… Il doit y avoir une explication.

— Les Dragons m’ont trahi. Mon existence fragilise leur position. Et même si Aëlys n’héritera que d’un quart de cette génétique, son existence posera autant de problème.

Son poing se referma et se crispa.

— Tant que nos ennemis vivront, nous ne pourrons pas vivre en paix, Syriana ! Alors dis-moi la vérité, dans ses moindres détails ! Pourquoi nous sommes-nous rencontrés ? Comment veux-tu que je vous protège si je ne sais pas ce qui se passe ?

  Une explication. Il devait y avoir une explication. Il refusait de croire qu’elle l’avait trompé. Son bras tendu en tremblait alors qu’il se sentait sombrer, en songeant que même cet espoir lui était interdit.

« S’il te plaît. Donne-moi une raison de croire encore en toi. Ou je ne réponds plus du désespoir qui m’étreint. »

  Son regard s’attarda sur le ventre de Syriana. Cette nouvelle présence qui lui avait manquée. Lorsqu’elle le lui permettait, il aimait ressentir cette vie sous sa paume, étendre ses sens au-delà de la chair pour effleurer ce petit corps en formation qui grandissait au fil des jours. Il s’agacerait encore de la lenteur des humains à faire les choses pour alléger le poids de son impatience. Son expression s’éteignit.

— Il est trop tard pour moi, je suis un monstre, expliqua-t-il. Mais elle… Je ne veux pas qu’elle vive comme je l’ai fait. Je ne veux pas qu’elle soit gâchée.

  Serait-il devenu aussi mauvais et égoïste s’il avait été élevé par Valkor ou quelqu’un d’autre ? Peut-être pas. Ou peut-être. Se réveiller amnésique chez Hinama et Roan lui avait confirmé sa théorie : il aurait pu devenir quelqu’un d’autre. Il espérait sincèrement que cette petite fille deviendrait une bien meilleure version de lui-même.

  Syriana le dévisagea pendant un long moment.

— Il t’a dit la vérité, révéla-t-elle enfin. Nous sommes bien frère et sœur. Mais nous sommes en froid depuis longtemps. J’ai été surprise de le voir ici. Je… je…

  Elle s’interrompit et accrocha son regard.

— Je n’aime pas me retrouver seule ici. Nous ne pouvons pas nous parler, impossible de savoir si tu vas bien. J’ai cru que c’était toi qui rentrais. Cela faisait plusieurs jours que tu étais parti !

— Je sais, confirma Serymar avec douleur.

— Je n’ai rien pu faire… Il est entré de force.

— Tu as bien fait de ne pas agir, lui assura-t-il. Cela se serait terminé en drame.

  Serymar prit le temps d’inspirer.

— Raconte-moi tout, je t’en prie. J’ai tout fait pour te faire fuir, en me conduisant comme un être abject. Pourtant, tu es restée. Pourquoi, si ce n’était parce qu’une menace encore plus grande que moi pesait sur ta tête ? Qui es-tu, Syriana ?

  La jeune femme soutint son regard.

— Je t’ai dit la vérité sur mon histoire. Je suis une noble déchue parce que j’osais remettre en question les décisions des tyrans qui dirigeaient la ville. Alors que j’étais menacée, j’ai fini esclave de l’un d’eux. Eryon s’est démené pour me libérer, en m’assurant qu’il avait trouvé un endroit où me mettre en sécurité. Sauf que…

  Sa voix s’étrangla.

— Sauf qu’il m’a vendue à un être abominable, frissonna-t-elle. Il… il devrait être mort. Je… je l’ai tué avec une de leurs inventions. Enfin… j’ai essayé. D’après Eryon, il aurait survécu.

  Une vague de soulagement envahit Serymar. Syriana n’était pas sous l’influence d’Œil-de-Sang. C’était donc lui qu’elle avait essayé de tuer, poussée par le désespoir. L’admiration envahit son être. S’il était désolé qu’elle ait eu à rencontrer Œil-de-Sang, elle avait eu le courage de l’affronter. Et à l’inverse de lui, elle était parvenue à lui infliger de sérieuses blessures. Serymar comprenait enfin pourquoi elle avait été si désespérée. Bien sûr qu’Œil-de-Sang n’allait pas en rester là.

« Sans-Pouvoir… pas tant que ça, finalement. »

  Il retrouva ce sentiment qui l’attirait éperdument à elle. Sa force, son courage et sa détermination. Son amour.

— La suite… Tu la connais, acheva Syriana, lugubre.

  Elle gémit soudain, les mains sur son ventre, le corps se penchant en avant. Serymar la soutint. Elle était livide.

— Que vas-tu faire ? s’inquiéta-t-elle. Redeviendras-tu un assassin ?

— S’il le faut.

  Syriana grimaça de douleur.

— Je t’en prie… Je sais que c’est la voie la plus difficile, mais plus tu continueras dans cette voie, et plus tu te détruiras, expliqua-t-elle la voix tremblante.

— La situation est extrême. Il faut bien que quelqu’un se salisse les mains, Syriana. Si les Dragons doivent me tuer pour cela, qu’ils le fassent : cette fois, j’accepterai mon sort, tant que vous deux, êtes en vie.

  Une vague de déception envahit la jeune femme, atterrée. Serymar savait ce qu’elle pensait. Elle désirait voir leur projet de vie se réaliser et le vivre avec lui. Serymar se maintint dans une attitude fermée. Il ne céderait pas, même si ça devait le meurtrir. Il préférait perdre l’amour de Syriana que sa vie. Il renoncerait à Aëlys si cela protégeait sa vie. Il contint son accablement. Maintenant qu’il avait goûté au bonheur, il souffrait de le voir menacé et peut-être s’éloigner. Comme tout le reste.

— Ce que je pense, c’est que ta déchéance avait été préméditée, lui expliqua Serymar. Je ne suis pas en mesure de dire par qui. Mais comme tu l’as si bien relevé, il est étrange que ton frère t’ait retrouvée comme par hasard à ce moment-là. Cela lui a donné un prétexte pour t’enlever sans que cet acte passe pour le crime qu’il est, pour te vendre à cette ordure.

— Mais c’est complètement tordu ! désespéra Syriana, atterrée.

— Crois-moi, je me trompe rarement sur ce sujet.

— Par les Dragons, qu’allons-nous faire ? pleura Syriana en cachant son visage dans ses mains.

— Toi, tu vas continuer à te reposer, lui répondit posément Serymar. Tu en as besoin. Quant à moi, je vais surveiller ton frère et les alentours. Même si je voulais le tuer, si je le fais disparaître ici, cela attirera les soupçons d’Œil-de-Sang. Ils auront la confirmation que nous nous trouvons bel et bien ici. Il faut se débarrasser de lui hors et loin des Monts pour brouiller les pistes. Si j’utilise mes pouvoirs, ce groupe pourrait remonter jusqu’à nous.

— Comment peux-tu le savoir ?

— C’est lui qui m’a blessé à mort en m’ouvrant le dos. J’ai reconnu sa voix.

  Syriana ouvrit de grands yeux, terrifiée. Serymar resta silencieux et la laissa encaisser cette révélation. Lentement, il posa une main sur le ventre de la jeune femme. Il ressentit aussitôt cette forme de vie qui grandissait à l’intérieur depuis environ quatre mois.

— Tu as le pouvoir de donner la vie, Syriana. Contrairement à moi. Je ne sais que donner la mort. Concentre-toi sur cette tâche, c’est le plus important. Je me suis formé auprès d’un médecin dans la capitale pour toi. Tu accoucheras ici, avec mon aide, sans être exposée aux autres. C’est la seule alternative que j’ai trouvée pour ne tuer personne comme je te l’ai promis. Une fois que je serais parvenu à nous débarrasser de nos poursuivants… Là, seulement, nous pourrons la laisser mener la vie qu’elle souhaitera. Cet héritage est une vraie malédiction, soupira-t-il avec lassitude.

  Si elle naissait Sans-Pouvoir, il en serait soulagé. Mais Serymar s’attendait à ne pas voir ce souhait s’exaucer. Avec le sang d’un Dragon dans les veines, même en quantité diminuée, Aëlys avait plus de chances de naître porteuse de magie. Au moins avait-elle plus de chances de naître sans difformité comme lui. La dernière fois qu’il avait sondé l’intérieur de ce ventre, il avait décelé un corps majoritairement humain. Seules les oreilles semblaient s’effiler comme les elfes, mais rien de bien gênant en soi.

— Prends-moi dans tes bras, gémit Syriana. S’il te plaît. Ne sois pas distant. C’est la dernière chose dont j’ai besoin.

— Pas ici. Tu as besoin de calme.

  Il les téléporta tous les deux quelques étages plus haut, loin des hurlements d’Eryon. Serymar s’installa dans un fauteuil et Syriana se réfugia contre lui.

« Qu’allons-nous allons faire… » sombra-t-il en refermant son étreinte sur elle. « Réfléchis. Réfléchis. »

  L’étreinte de Syriana se resserra, mais son geste n’avait rien de tendre.

— Ne doute plus jamais de moi.

  Serymar préféra se taire. Elle trembla dans ses bras, il l’entendit pleurer contre lui d’angoisse et de colère.

— Est-ce un crime de désirer une vie loin de tout sans rien demander à personne ? Ils m’ont gâchée ma joie… C’est comme si ce bébé nous était reproché !

« Bienvenue dans ma vie. » répondit Serymar en silence, amer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Eylun ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0