Chapitre 53 - 2[F]

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  En un instant, ils furent dans l’ancienne chambre de Syriana. Serymar la déposa sur le lit et s’assit à côté d’elle. Ne faisant plus attention à la quantité de sang qui lui maculait les mains, il saisit le visage de Syriana entre les siennes et colla son front au sien.

— Je t’en supplie, Syriana. Bats-toi. Tu ne peux pas mourir. Pas comme ça.

  Il avait pris conscience depuis fort longtemps qu’elle mourrait avant lui. Il s’était même fait à l’idée que sa future fille pourrait aussi s’éteindre de vieillesse avant sa propre heure. À cette éventualité, il s’y était préparé et avait envisagé de se donner tout le temps que cette enfant vivrait pour s’y préparer. Cette semi-immortalité imposée l’obligeait à accepter ce fait. Mais jamais il n’avait envisagé cette situation.

  Au bout d’un moment, il la relâcha et l’aida à mieux s’installer.

— Sauve-moi, l’implora Syriana, les joues baignées de larmes. Tu as des pouvoirs… Je…

— Je n’ai aucun pouvoir de guérison, Syriana ! s’écria Serymar, plus vivement qu’il ne l’aurait souhaité. Je ne peux rien faire, à part croire en toi et prier les Dragons que tu survives !

  Il était effondré. C’était bien la première fois qu’il ressentait une chose pareille. Et c’était atrocement désagréable. Il détourna la tête.

— Sauf que les Dragons n’ont jamais entendu la moindre de mes prières, révéla-t-il avec douleur.

  Tremblante, Syriana lui prit la main.

— Alors je t’en supplie… Sauve… Sauve notre fille. Fais-là naître, avec tes pouvoirs, tu… Je suis sûre… que tu réussiras à la faire survivre…

  Serymar essaya, bien qu’il doutait fortement de l’issue espérée : les humaines restaient en gestation pendant neuf mois environ, et Syriana n’en était qu’à la moitié. À supposer qu’il réussissait à faire naître Aëlys maintenant, il doutait qu’elle survive bien longtemps, même avec des sorts complexes. Mais il était incapable de résister à cette tentation.

  Il eut du mal à maîtriser la fébrilité de ses doigts. Il posa sa main ensanglantée sur la brèche du ventre de Syriana. Il usa d’un sort consistant à sonder d’abord ce qui s’y passait. Il se liquéfia, et la nausée le saisit. Il s’était pourtant cru désormais résistant aux pires horreurs. Mais là, ce qu’il voyait dépassait tout ce qu’il aurait pu imaginer. Il n’y avait plus d’enfant en formation. Tout avait été arraché, comme on aurait déchiré des rideaux. Serymar refusait de dévoiler cette vérité à Syriana. Il retira sa main.

— Syriana… Il est trop tard, révéla-t-il, sinistre et empli de souffrance.

  Le temps se suspendit. Ce silence fut des plus oppressants pour tous les deux, alors qu’ils essayaient de réaliser. Le vide s’empara de Serymar. Il ne pouvait pas admettre qu’à peine quelques jours plus tôt, il s’amusait encore à faire bouger ce petit être. Aëlys s’était volatilisée comme si elle n’avait jamais existé. Il n’avait pas une seule mort à subir. Il en avait deux.

— Tu… commença-t-il, mais le reste s’étrangla dans sa gorge.

  Il inspira, essayant en vain de retrouver un rythme cardiaque normal. Il avait la sensation que celui-ci allait cesser de battre à tout instant, tant il suffoquait. Il serra la paume de Syriana et la porta à son visage, qu’il tâcha encore de sang.

« Si seulement… si seulement je pouvais mourir avec toi ! »

  Il en était conscient : son cœur ne ferait que souffrir. Il survivrait à cette torture, une énième fois.

  Il se détourna, la relâcha et posa ses mains crispées sur le matelas.

— C’était toi qui étais censée donner la vie, Syriana. Tu es la vie. Et moi, je… je ne sais que donner la mort.

  Un autre silence accueillit sa déclaration. Serymar s’en voulait, de ne pouvoir rien faire de plus. Surtout après s’être formé pour assister Syriana. Il n’acceptait pas d’avoir fait tous ces efforts pour rien. De changer. De voir cet avenir brisé avec tant de violence. S’il ne pouvait guérir avec sa magie, le faire par des moyens plus traditionnels l’auraient contenté, et donné la fierté d’avoir relevé un défi de taille : aider à donner la vie, et non la mort. Cela avait d’autant plus de poids quand il repensait à son peuple d’origine, et à la manière dont il avait été élevé.

  Il avait goûté au bonheur, il se le faisait arracher de la manière la plus brutale qui soit. De toutes les tortures qu’il avait pu subir, celle-ci lui apparaissait comme étant la pire de toutes.

« Ne me laisse pas seul, Syriana. J’ai besoin de toi », se surprit-il à songer avec angoisse.

  Une main posée faiblement sur la sienne le tira de ses sombres pensées. Il tourna le regard vers Syriana.

— Je… je sens ta souffrance. Mais…es-tu vraiment incapable de verser la moindre larme ?

« Si tu savais… J’aimerai sincèrement pleurer avec toi. Je le voudrais. »

  Un Dragon ne pouvait verser de larmes. La souffrance n’en était que décuplée. En dépit de sa peine et de son cœur douloureux, les yeux de Serymar restèrent secs. Mais son âme, elle, était bel et bien brisée.

— Je t’aime, Syriana, ne fut-il que capable de lui répondre. Je t’en conjure, n’en doute pas.

  Ces mots lui étaient douloureux. Il s’agissait de mots d’adieux. Leur histoire s’arrêtait ici. Il ne pouvait qu’accepter cette double-mort injuste.

— Serymar, s’il te plaît, reprit faiblement Syriana avec cette détermination qu’il lui connaissait.

— Que puis-je pour toi ? demanda Serymar dans un faible murmure, anéanti.

  Syriana désigna du regard son ventre.

— Si tu ne peux que donner la mort… alors fais-le. Ne nous laisse pas agoniser. Je t’en supplie. Je ne supporte pas cette douleur.

  Celle de sa blessure. Celle liée à la perte de sa fille. Serymar se raidit.

— Je ne…

« Je ne peux pas ». Aussitôt, quelque chose l’étrangla. Un Dragon ne pouvait mentir.

— Ne me demande pas ça, répondit-il à la place.

  Les larmes de Syriana s’intensifièrent et le désespoir déforma ses traits.

— Je t’en supplie ! Je… j’ai si peur… Ces monstres, avec leurs inventions étranges… ils… Imagine ce qu’ils pourraient faire ! Je ne sais pas ce dont ils sont capables. Mais… mais je suis certaine que tu vois de quoi je parle. Je… je refuse qu’ils fassent quoi que ce soit de notre bébé ! Ou de moi… Je ne pourrais jamais mourir en paix si je ne sais pas notre fille hors de leur portée… Je t’en conjure. Mets un terme à notre agonie. Libère-nous.

  Serymar se glaça.

— Ils ne seraient tout de même pas capables de… je refuse d’y croire !

  Syriana le regarda d’un air entendu. Serymar ne put que capituler : elle avait raison. Lui-même en savait quelque chose : il devait son existence à ce genre d’expérimentation sordide.

— S’il te plaît, murmura faiblement Syriana.

  Serymar posa délicatement ses doigts sur les lèvres de la jeune femme pour tenter de la calmer. Un long silence suivit. Serymar se prépara mentalement, au milieu de sa propre agonie et des sanglots de Syriana. Il répugnait de ce qu’il allait devoir faire, mais il savait que Syriana avait raison : qui sait de quoi Œil-de-Sang était encore capable.

  Il comprenait où en voulait venir Syriana : si lui allait être forcé de vivre avec cette blessure et de trouver la force de la surpasser, bien qu’il en doutait, Syriana basculait déjà dans la folie de la perte de sa fille. Même leur amour n’y pourrait jamais rien, dans le cas miraculeux où elle survivrait. Elle ne s’en remettrait jamais, même si elle retombait enceinte. Serymar se refusait à lui exiger de partager cette lente agonie. Il ne pouvait pas lui refuser cette demande, pas après avoir tant souffert de s’être vu refuser cette délivrance.

  Avec lenteur, Serymar saisit Syriana dans ses bras. Elle se blottit contre lui en grimaçant de douleur. Il lui caressa le visage.

— Syriana. Je suis incapable de vous sauver toutes les deux, mais… je peux au moins faire en sorte que tu t’endormes sans souffrance supplémentaire.

  La jeune femme retint un sanglo, et au travers de ses larmes, étira un léger sourire.

— Merci… lui murmura-t-elle. Merci, pour tout. Je t’aime.

  Les doigts ensanglantés de Serymar quittèrent le visage de Syriana pour venir lui chercher une main et glisser ses doigts entre les siens. Syriana tenta de répondre à son geste, mais elle n’en avait plus la force. Serymar chercha les lèvres de Syriana pour la dernière fois et l’embrassa. Syriana essaya de s’accrocher à lui, comme si elle désirait rester ainsi jusqu’à sa dernière seconde de vie.

  Serymar remonta sa main dans le dos de Syriana, jusqu’à sa nuque. Il usa de sa magie. Il la sentit crépiter dans ses veines et fit en sorte qu’elle suive le système nerveux de Syriana, jusqu’à son cerveau. Il paralysa la partie transmettant les informations sur la douleur. Physique, du moins. Pour vérifier s’il avait réussi sa manœuvre, il planta doucement l’une de ses griffes dans sa peau pour provoquer une éventuelle réaction. Elle ne réagit pas, concentrée sur lui, s’accrochant désespérément à leur ultime échange, comme pour échapper à cette folie qui la menaçait. Il avait beau avoir les yeux fermés, il sentait les larmes de la jeune femme rouler sur ses joues. Il hésita. Et pénétra dans ses pensées. Le désespoir de Syriana l’assaillit avec violence.

« Je t’en supplie. J’ai peur. J’ai mal. Achève-moi… »

  Une supplique qu’il ne connaissait que trop bien. Une supplique que son histoire lui interdisait d’ignorer. Envers elle, en tout cas.

  Meurtri, il poussa sa magie jusque vers son cœur. Ce dernier battait anormalement vite, comme pour compenser. Serymar créa plusieurs ramifications de son courant magique, comme les doigts de deux mains entourant cet organe vital. Il entrelaça ces ramifications et resserra sa prise en douceur. Il régula, petit à petit, les battements. Lorsqu’il le sentit faiblir, il lui imposa de ralentir encore. Son sort anesthésiant semblait faire effet, car Syriana démontrait seulement une faiblesse grandissante. Serymar luttait contre la folie de la douleur à chaque seconde. Il lui était difficile de contrôler les tremblements de sa main. S’il se loupait, Syriana allait souffrir. C’était bien la dernière chose qu’il souhaitait.

  Il ne sut combien de temps cet instant dura. Il s’en moquait, perdu entre le désir égoïste que cet instant soit figé à jamais pour ne pas la quitter et celui de la libérer. Il désirait qu’on les laisse en paix, dans ce moment d’adieux. Il refoula sa propre souffrance, bien qu’avec difficulté. Il ne devait penser qu’à une chose : soulager au mieux la femme de sa vie. Partager ses derniers instants avec elle, son dernier souffle dont il redoutait la venue.

  Plus les secondes passaient et plus Serymar sentait la vie quitter Syriana. S’il la sentit faiblir, elle luttait jusqu’au bout dans cet ultime échange.

  Lorsqu’il la sentit s’affaisser, lorsqu’il captura son dernier souffle, il cessa d’utiliser ses pouvoirs. Avec lenteur, il descella ses lèvres des siennes et fixa son visage. Il la serra soudain dans ses bras avec force et ferma les yeux.

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