Chapitre 55

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— Pfou ! souffla Wil. Nous l’avons échappé belle !

— Ne te repose pas trop vite sur tes lauriers, lui répondit Whélos. Némésis arrive.

  Une ombre gigantesque suivit sa déclaration. Le Dragon apparut et se débattait avec les miasmes sombres sur son corps. Son atterrissage difficile fit trembler le sol. Tout le monde manqua de perdre l’équilibre.

  Comme pour Zmeï, le spectacle fut atroce. Une masse sombre et tentaculaire parcourait le Dragon, entravant le moindre de ses mouvements. Karel risqua un coup d’œil vers leur nouveau compagnon de route. Contrairement à eux, c’était la première fois qu’il se confrontait directement à la situation. Wil était tendu et semblait lutter en lui-même pour rester déterminé. Le désir de sauver sa famille l’aidait. S’il n’essayait pas, il le regretterait toute sa vie. Karel le comprenait. L’idée de perdre un proche lui était aussi insupportable.

  Il fit face au Dragon, à quelques mètres d’eux. Whélos se plaça en retrait : il avait beau avoir de la ressource et acheter les sorts jetables les plus perfectionnés, rien de tout cela ne pouvait avoir la moindre chance de faire quoi que ce soit sur un Dragon Fondateur.

  Karel jeta un œil à sa sœur. Au contraire d’Aquilée et de Wil, il leur restait beaucoup de ressource. Un regard échangé avec elle lui fit comprendre qu’elle était arrivée à la même conclusion que lui : ils allaient optimiser leurs compétences ensemble pour prendre les devants. Aquilée et Wil étaient épuisés.

  Le Dragon rugit et envoya l’une de ses pattes avant. Le groupe fut obligé de se séparer.

  Karel courut d’un côté, Lya dans le sens opposé. Des lianes sombres s’allongèrent pour les rattraper. Karel se retourna pour parer leur attaque d’un large mouvement d’épée. Lya esquiva et passa entre les tentacules telle un chat.

— Attention, Lya ! cria Wil, haletant.

  Lya envoya une boule de feu sur la langue sombre. Si ça ne la détruisit pas, cela eut au moins le mérite de la disperser. Elle profita de cette précieuse seconde pour s’éclipser.

  Un halo bleu entoura le corps gigantesque du Dragon. La terrasse s’inonda, l’eau monta.

  Aquilée fit appel à ses pouvoirs pour disperser l’eau et fit attention à ne pas y mettre trop de puissance pour ne pas déséquilibrer ses amis. Les membranes sombres fondirent aussitôt sur elle. Wil intervint avec son couteau de chasse pour la protéger. Le Dragon se cambra de souffrance et le sol fut secoué d’un séisme lorsqu’il retomba.

  Le bras de Karel lui faisait mal. Pour le moment, il ne s’en soucia pas, concentré à éviter de se faire capturer. Les membranes ténébreuses lui coupèrent toute retraite et le cernèrent.

« Mince ! »

  Des flammes vinrent disperser les tentacules et une vague l’emporta hors de danger. Un rapide coup d’œil permit à Karel d’apercevoir Wil manipuler l’eau.

  Lya bondit pour atteindre la colonne vertébrale du Dragon, mais la malédiction la saisit et l’envoya voler. Karel pointa son arme vers le sol, créa une colonne de pierre qui le souleva jusque vers sa sœur incapable d’arrêter sa chute. Il l’attrapa de justesse par la main et bascula avec elle. Il créa un autre pilier de pierre pour s’y réceptionner avec elle.

— Désolée, j’ai essayé ! s’excusa-t-elle. Je n’arrive pas à passer !

« Je sais. Mais Zmeï n’avait pas autant de protection. »

  Il envoya un regard compatissant à sa sœur pour lui signifier qu’elle n’avait pas à se sentir honteuse. Elle allait bien, et c’était le principal à ses yeux.

  D’un large coup de queue, Némésis balaya l’arène. Les piliers de pierre se détruisirent et percuta les quatre Sorciers.

  Karel grimaça sous le contact des écailles du Dragon : tranchantes comme des lames. Il heurta le sol de pierre. Il jeta un œil à ses compagnons : tous blessés, mais leurs plaies semblaient superficielles.

— J’ai une idée ! cria Wil. Aquilée ! Lya ! Concentrez-vous sur un point, à fond !

  N’ayant pas d’autre solution sous la main, Lya et Aquilée décidèrent de lui faire confiance. Elles appelèrent leurs pouvoirs, emmêlèrent leur bras en action et fusionnèrent vent et flammes en un même point. Karel voulut les protéger en créant un mur, mais Whélos le retint par une épaule.

— Il te reste encore de la réserve. Tu risquerais d’entraver Wil. Fais plutôt diversion !

  Karel n’eut pas le temps d’acquiescer. Il poussa vivement Whélos sur le côté pour éviter l’attaque d’une membrane de miasme. Karel fit face au Dragon et attaqua les tentacules pour attirer la malédiction sur lui. Les filaments d’argent sur son bras s’intensifièrent.

« Zmeï s’était figé quand il s’en était approché pour nous attaquer… » se souvint-il.

  La malédiction prit de l’ampleur et chercha à le saisir. Karel plaça son bras comme s’il tenait un bouclier. La malédiction se figea. Karel en profita pour donner un coup d’épée pour la trancher et avancer.

  Wil, de son côté, se rapprocha du sort combiné d’Aquilée et de Lya.

— Lâchez-tout, maintenant !

  La combinaison du feu et du vent condensés avaient créé un cyclone de quelques mètres. Wil sauta dedans en se créant un bouclier aqueux pour se protéger de la chaleur. N’étant plus capable de se déplacer aussi rapidement après son ascension, il profita de la vitesse ainsi générée pour se déplacer dans les airs.

  Karel l’aida en lui créant des plateformes de pierre, ce qui lui valut de se faire capturer par la taille. Il se débattit et continua à aider Wil comme il le put, le Sorcier ne pouvant plus compter que sur sa propre vitesse.

  Wil se retrouva au-dessus de la tête du Dragon. Qui ouvrit la mâchoire. Karel envoya une onde psychique pour détourner son attention. Son stratagème fonctionna et Wil disparut quelque part au-dessus de son dos.

  La mâchoire du Dragon descendit sur Karel. Le cœur battant, il leva exprès son bras, dont une lumière s’échappa des zones argentées. Elles aveuglèrent le Dragon pendant une seconde et la malédiction commença à se rétracter. Némésis gronda.

— Sang-Mêlé… Nous n’aurions jamais dû te tolérer !

  Wil profita de ces secondes d’inattention pour parvenir enfin au-dessus de l’imposante tête de Némésis et y planta sans hésiter son couteau de chasse.

  Un cri strident et glaçant se fit entendre. Les nombreuses membranes sombres tressaillirent violemment. Karel en profita pour se dégager, donna un autre coup d’épée pour les trancher et s’éloigna en courant.

  Wil fut désarçonné. Ne disposant plus de suffisamment d’énergie pour user de sa magie, il chuta vers le sol. Aquilée amortit sa chute avec un sortilège. Karel le saisit en chemin pour le tirer avec lui dans sa course pour les éloigner du périmètre du Dragon.

  Après un glaçant rugissement qui fit trembler toute la structure, la masse d’eau que le Dragon avait invoqué les emporta vers les rebords de la Tour avant de s’évaporer. Karel forma un mur invisible. Il manqua de peu de le défaire lorsqu’il se cogna brutalement dessus avec tout le monde. Mieux valait un bleu supplémentaire qu’une chute mortelle.

  Enfin, le calme. Seul le son du vent et de la cascade se firent entendre. Tout le monde était éreinté. Whélos s’appuya sur son bâton, un genou à terre, à force d’avoir lutté contre l’inondation et s’être pris le balayage du Dragon. Aquilée et Wil étaient pâles après avoir autant repoussé leurs limites pendant autant de temps. Karel échangea un regard avec Wil, qui tentait de reprendre son souffle.

— Je suis claqué, confessa-t-il. Par pitié, par d’autre affrontement pour l’instant, ça serait bien…

  Sur ces mots, il rangea son couteau de chasse, parfaitement propre. Ce qui n’étonna personne : ce n’était pas une arme de ce genre qui pourrait blesser un Dragon. Wil s’était seulement attaqué la malédiction. D’un regard entendu, Karel lui fit un discret signe de tête en direction de Némésis.

— Non merci. Je ne me sens bien qu’à une distance fort respectable de ses dents, si tu vois ce que je veux dire. Et de ses griffes, aussi.

  Avant que Karel ne puisse trouver un argument pour le convaincre, un mouvement de Némésis l’interrompit.

  Tout le monde se tourna vers le Dragon : cette fois, nulle trace de malédiction. Ses yeux étaient bleus et il les toisait.

— Où est-il ? Je suis certain d’avoir décelé sa présence…

  Le malaise s’empara de Karel. Son entrevue avec Whélos sur le navire de Wil lui revint en mémoire. Les regards du chercheur et du Dragon pesaient sur lui.

« Je ne comprends pas… ne s’appelle-t-il pas Serymar ? »

— Je comprends mieux.

  Karel regarda le Dragon, interrogateur. Il avait oublié que les Fondateurs de Weylor pouvaient entendre les pensées. Némésis le dévisageait.

— « Serymar » signifie « Sang-Mêlé », dans la langue ancestrale des dragons. Il s’est octroyé ce nom le jour où il décida de vivre auprès de nous et de nous assister.

  La stupéfaction gagna Karel, Lya et Whélos. Serymar, allié des Dragons ?

« Alors pourquoi veulent-ils le tuer à travers moi ? »

— Les choses changent, répondit Némésis. Sa présence est devenue dangereuse. Il a commis de nombreux crimes impardonnables.

  Il se détourna et Karel ne put s’empêcher de sentir la frustration le gagner. Le Dragon ne disait pas tout et semblait vouloir éviter un sujet sensible. Il se tourna vers Wil.

— Tu as traversé beaucoup d’épreuves, et d’autres t’attendent encore, qui mettront ton cœur à l’épreuve. T’en retrouveras-tu renforcé, ou au contraire, seras-tu brisé ? Seul l’avenir nous le dira.

  Les yeux de Wil se voilèrent d’ombre. Il ne semblait pas surpris par les propos de Némésis.

— Approche-toi, Sorcier de la Tribu de l’Eau.

  Wil obéit en silence et s’arrêta une fois à quelques mètres du Dragon.

— Je vais te faire don de l’un de mes pouvoirs. Il te faudra un certain temps, avant de le maîtriser.

  Wil acquiesça et se tint prêt. Némésis se pencha sur lui et l’effleura de sa mâchoire. Une puissante aura bleutée entoura le jeune marin qui hoqueta de surprise en ressentant tous les bouleversements à l’intérieur de son corps. Il pâlit et serra les poings pour s’obliger à tenir bon.

  Karel se demanda ce que l’on pouvait ressentir en cette phase de transformation interne. Aquilée n’avait pas été en meilleur état non plus après ça. Zmeï leur en avait expliqué la raison.

  Après de longues secondes, Wil tomba à genoux sur le sol, au bord du malaise. Ses amis se précipitèrent vers lui pour le soutenir.

— Quant à vous autres, je vous accorde le don d’invisibilité. Puisse ce pouvoir vous être utile dans votre quête pour sauver mes frères.

  Ses écailles bleues brillèrent et des rais de lumière bleus transpercèrent les autres Sorciers présents. Comme la fois précédente, Karel ressentit une forte chaleur au creux de son ventre et quelques vertiges le prendre, mais pas au même point que Wil.

— En ce qui te concerne, Sans-Pouvoir, s’adressa Némésis à Whélos. Ton corps ne pouvant pas accueillir la moindre magie, je vais t’accorder les connaissances universelles dans le domaine médical.

— Je vous remercie infiniment, ô Némésis.

  Le Dragon provoqua le même phénomène sur Whélos, qui s’appuya plus lourdement sur son bâton. Il ne put s’empêcher de poser ses doigts sur l’une de ses tempes, soudain douloureuses.

— Bien. Maintenant, je vais vous ramener sur votre navire.

— Attendez ! cria Karel en pensées.

  À son grand soulagement, Némésis lui accorda son attention. Karel s’approcha du Dragon. Il était hors de question d’avoir pris tous ces risques et de repartir sans réponses.

— Pourquoi avez-vous accepté qu’il vous seconde autrefois ? le questionna-t-il, déterminé. Je veux dire… « Sang-Mêlé », ou Serymar…

  Il devait connaître ce qui avait poussé le Mage à l’enlever pour l’élever lui-même. Pour peut-être deviner ses intentions envers lui, depuis toutes ces années.

  Némésis ne répondit pas tout de suite et le fixa longuement, une lueur grave dans les yeux.

— Je suppose… que tu devrais connaître la vérité.

  Le cœur battant, Karel attendit la suite. Le Dragon hésita un long moment, ce qui lui confirma que le sujet semblait cacher quelque chose d’important. Peut-être la raison qui expliquait cette Prophétie ?

— Que s’est-il passé, il y a deux siècles ? insista Karel. Pourquoi êtes-vous en conflit avec lui ?

  La réaction hésitante de Némésis ne lui disait rien qui vaille. Il redoutait ce qu’il allait encore découvrir.

« Maître, qu’avez-vous fait pour attiser la colère des Dragons à ce point ? »

— Œil-de-Sang a des sbires de partout, révéla Némésis. Leurs moyens sont très poussés. Laisser Serymar en liberté aurait été mettre Weylor et toute sa population en danger, les risques qu’il se fasse à nouveau emprisonner étaient énormes. Il en était conscient. Ce fut ainsi qu’à contrecœur, mais désireux de régler cette situation, il nous proposa son aide pour neutraliser Œil-de-Sang et son arme.

  Karel s’impatienta.

— Que s’est-il passé pour qu’il y ait tant de haine entre vous ?

— Réfléchir comme l’humain que tu es ne t’aidera pas, Enfant de la Prophétie. Nous ne lui vouons aucune haine. Nous sommes pragmatiques. Serymar a vraiment été d’une aide précieuse. Malheureusement, les pires poisons le consumaient à petits feux : sa haine et sa rancœur. Il a tenu trois ans à les réprimer, à les refouler pour attendre le jour où nous lancerions notre offensive contre Œil-de-Sang. C’était ce qui était censé se passer.

— Mais ? encouragea Karel en redoutant la suite.

  Le Dragon sembla soupirer de dépit.

— Son poison l’a consumé avant. Il sombrait, devenait de plus en plus agressif. Sa haine influençait chacune de ses réflexions. Il était devenu incontrôlable et dangereux. Son esprit était mort. Le seul moyen de l’empêcher de prendre des risques inconsidérés et de plonger Weylor dans le chaos était de le sceller, au moins le temps de mettre Œil-de-Sang hors d’état de nuire. Hélas, nous avons été maudits peu de temps après et le sceau n’a duré que cent ans.

  Karel se figea, choqué. Une main réconfortante se posa sur son épaule.

— Karel, est-ce que ça va ? s’enquit Lya.

« Non, ça ne va pas ! »

  Ses compagnons entendaient les mots de Némésis, mais pas les siens. Ils devaient être quelque peu perdus sur cet échange. Mais Karel ne s’en souciait pas, en proie à une colère incontrôlable qui l’envahissait. Il était rare qu’il se sente aussi révolté.

— Le traître a conçu une arme dans notre dos afin d’asseoir son propre pouvoir sur Weylor, en privant tout le monde de magie, rappela Némésis avec gravité. Sang-Mêlé est la clé pour faire fonctionner cette arme. Il l’a créé uniquement dans ce but.

— « Créé » ?! explosa Karel. Comment peut-on parler d’une personne comme ça ?! Même pour un Dragon ! Qui plus est, un être de votre sang !

— Notre première approche était de prendre cet homme à son propre piège, révéla Némésis. Mais rien ne s’est passé comme prévu. L’esprit de Sang-Mêlé était mort, consumé par cette haine qu’il avait passé trois ans à refouler pour garder le contrôle. Nous étions censés agir tous de concert. Il était devenu incontrôlable, impossible à raisonner et dangereux.

  Karel le toisa, mâchoire et poings serrés. Les souvenirs glaçants qu’il avait subi dans le totem lui revinrent en mémoire. Et les mots terrifiants que Serymar avait prononcé. Poussé à réclamer la faveur de se faire achever que de continuer à vivre de cette façon, épuisé par ses combats. Le jeune homme avait beau lui tenir rancœur pour ses mensonges, il ne pouvait tolérer ces pratiques. Il avait grandi aux côtés du Mage. Il avait vu ses effroyables blessures.

— Qui ne deviendrait pas fou à lier en se faisant torturer comme il l’a été ? Vous en connaissez quelque chose, depuis deux cent ans, non ? fit-il remarquer.

  Le Dragon ignora la pique.

— Nous avons été obligés de l’arrêter. Le seul moyen de le rendre inaccessible pour Œil-de-Sang était de le sceller. Au moins le temps de mettre le traître hors d’état de nuire. Hélas, cette malédiction nous a atteint et le sceau s’est brisé au bout de cent ans.

  Karel n’y comprenait plus rien. Pourquoi se montrer aussi cruel ? Il avait bien compris la remarque du Dragon plus tôt à propos de son humanité, mais Karel refusait de s’en défaire. Son attitude devint glaciale.

— S’il vous posait tant de problème que ça, pourquoi ne l’avez-vous jamais éliminé par vous-même ? Vous en êtes largement capables, au lieu de tenter de garder votre intégrité intacte en vous servant de moi pour faire cette sale besogne !

  Il refusait d’être leur bourreau. Il ne deviendrait pas un tueur. Encore moins celui de l’homme qui lui avait tout appris.

  Némésis hésita.

— Il s’agit de quelque chose qui ne doit pas se savoir sur Weylor. Sa divulgation nous a déjà beaucoup coûté, à nous comme à Serymar.

— Pourquoi moi, alors qu’un seul d’entre vous pourriez le détruire ? insista Karel, submergé par la colère.

  Némésis marqua une longue pause.

— Le jour où nous attaquâmes cette arme en forme de totem, nous avions réalisé trop tard qu’elle fonctionnait avec le sang de notre frère et celui de Serymar. Un Dragon ne peut s’en prendre à un autre Dragon, particulièrement quand ils sont du même sang. Sous peine de se retrouver maudit.

Fin du Livre III.

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