Chapitre 1-1
Heidelberg, 14 décembre 2091, 22:32.
— Tiens, tiens, comme on se retrouve. Je te l’avais bien dit qu’un jour je remettrais la main sur toi, Karl Ludwig. Ah ! Je lis sur ta face de traître que tu nous caches quelque chose d’inavouable, mais, pas de bol, mon petit Karl, ce dernier mot n’existe pas chez nous.
Un rictus vicieux décorait le visage haineux d’hyène rieuse d’Hans Mader, caporal milicien, dans la lueur des torches de ses compagnons. Son visage, et surtout sa mâchoire, quand il l’ouvrait et montrait ses dents jaunies à force de croquer des carottes crues, évoquait en beauté le charognard africain. Même le duvet recouvrant ses oreilles n’aurait pas déplu à une hyène authentique. Karl Ludwig se demanda d’abord si le garde vert n’était pas un produit d’expériences génétiques restées secrètes du zoo de la ville, et ensuite, si le dentifrice au brocoli servait vraiment à quelque chose.
Hans Mader faisait partie de ces personnes à l’imagination limitée qui supportent toujours à fond le pouvoir en place. Il aurait été nazi sous Hitler, communiste sous Staline, pétainiste en 1943 et gaulliste en 1945, macroniste sous Macron… Le tout sans avoir jamais l’impression de changer d’avis.
Heureux les simples d’esprit…
Hans Mader exultait et éructait son haleine chargée qui évoquait une courge en putréfaction après avoir été surprise par le premier gel de l’hiver. Les prises en flagrant délit devenaient rares, vu la chute de la population urbaine, après le désastre des déportations massives, à la cambodgienne, vers les zones rurales, et la peur dans laquelle vivaient les derniers urbains. Ces captures inespérées étaient donc particulièrement appréciées des milices vertes.
Karl Ludwig affichait un visage qui bouillait, rouge de rage. Apparemment. Il s’était fait gauler comme un bleu. Il avait parcouru les quatre cinquièmes du chemin dans le noir, en évitant les rares lumières et les bornes de contrôles, quand les uniformes verts avec leurs brassards « Nucléaire, non merci » avaient surgi de la pénombre. Ils l’attendaient, de toute évidence.
Par comble de malchance, il tombait sur Hans Mader, dit le vicieux, dit le rat, dit le tordu, dans le cerveau duquel la bêtise et la méchanceté étaient constamment en compétition, sans que l’on puisse jamais deviner le vainqueur de la course.
— Alors, raconte-nous ce que tu faisais dehors à cette heure, Karl Ludwig. Pas une place pour un honnête citoyen de notre république aimée. Allez, confie-toi, vide ton cœur à tonton Hans. Soulage-toi dans mon oreille bienveillante.
Karl hésita entre cracher au visage du milicien ou de le traiter d’enfant de salaud, mais se ravisa, toute vérité n’étant pas bonne à dire, d’ailleurs personne n’est responsable de ses parents, même un tordu comme Hans Mader, et choisit une troisième voie, plus modérée, vexante pour l’amour propre, mais offrant plus de possibilités de survie. Quant à se soulager dans l’esgourde de l’abruti, Karl joua dans son esprit sur les différents sens du mot. Il choisit de balbutier :
— Je prenais l’air.
— Prends-nous pour des cons. En te faufilant derrière les buissons, en évitant soigneusement les points de contrôle automatique ?
— J’aime observer les rats. Je prépare ma thèse sur les rats, vous le savez bien. Je suis doctorant en zoologie.
Il avait marqué un point, ce qui alluma une lueur de haine supplémentaire dans les yeux de Hans Mader. La main qui tenait la cravache frémit sous l’effort qui dut s’imposer pour ne pas frapper. Pas tout de suite. Encore un peu de patience, Hans…
Karl avait choisi comme sujet de thèse les rats par facilité. Non seulement ils surabondaient dans la ville, mais la plupart des autres mammifères intéressants prospéraient dans les régions boisées, zones le plus souvent tenues par la rébellion révisionniste.
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