Tout sauf ça !

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Nous reprenons le métro en direction de la maison familiale d’Alexis et Rose. Cette fin d’après-midi est plus calme. Après l’appel avec mon père qui m’a fait un bien fou, j’ai eu Camille au téléphone. Comme souvent dans ces cas-là, je n’ai pas pu en placer une. D’un côté, j’avais mon amie restée en France qui me racontait toutes les dernières news, de l’autre côté, la boule d’énergie Rose me montrait tout ce que je n’avais pas encore eu l’occasion de voir. Ce fut un déferlement d’informations et de questions. J’ai fini par filer le portable à Rose pour qu’elles puissent discuter ensemble, et comme je m’y attendais elles ont sympathisé. Elles se sont échangé leur numéro. Parfois, il ne faut pas chercher d'explication, les rencontres se font tout naturellement. Pas sûr que cela ne me réserve pas des surprises dans les semaines à venir. Je n’ose imaginer leur discussion, j’ai bien peur que certains de mes secrets n'en soient plus. Est-ce si important ?

Je n’ai pas encore passé vingt quatre heures sur cette nouvelle terre et ma vie tourne dans tous les sens. J’ai décollé de Londres, les sentiments en berne. J’ai vécu un atterrissage chaotique qui aurait pu finir de manière tragique. J’ai découvert ma faculté pour l’année à venir en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ouf. En arrivant chez mes hôtes d’un soir, je suis heureux de constater que leurs parents ne sont pas arrivés. Un interrogatoire de plus pourrait m’achever. Rose me pousse sans me prévenir dans le canapé. Pourquoi l’aurait-elle fait ? L’effet de surprise aurait été moins réussi. Mon corps s’enfonce dans les coussins avec soulagement, comme si je venais de l’abandonner dans une montagne de coton. Tous mes muscles se détendent, ça fait un bien fou. Alexis passe sa tête par la porte et me signale qu’il doit aller faire une course pour le repas. Je me réjouis intérieurement, il ne m'a pas proposé de l’accompagner. Un soulagement, je suis naze. Mes émotions s'emmêlent avec le décalage horaire, Rose me parle, ses mots me bercent et je finis par m’endormir.

**

Un bruit sourd me réveille en sursaut, il est suivi d’un cri. Je suis toujours allongé dans le canapé du salon avec une couverture posée sur mon corps. Quelle heure est-il ? Combien de temps ai-je dormi ? Des hurlements venant de la cuisine me saisissent à froid. Je me redresse et me précipite. En entrant dans la pièce, je découvre une femme allongée au sol et tout autour d'elle des bris de verre. Sur le carrelage, un plat brisé en mille morceaux. La nourriture répandue par terre rend mon approche plus difficile. Je fais attention à ne pas m’étaler à mon tour. La femme semble être consciente, ses yeux sont ouverts.

— Madame, est-ce que vous m’entendez ?

Je m’agenouille à ses côtés et saisis sa main glacé. Avec stupeur, je découvre l’entaille dans son bras. Elle a dû tomber sur un des éclats.

— Ne bougez-pas, je reviens.

Je suis vraiment complétement stupide, je veux qu’elle aille où.

— N’essayez pas de vous relever, je vais juste récupérer le torchon posé sur le plan de travail.

— Ok, me répond-elle dans un murmure à peine audible.

— Vous vous appelez comment ?

Aucune réponse.

— Moi, c’est Zach, un ami d’Alexis, prononcé-je à voix basse pour ne pas l’effrayer. Quel jour sommes-nous ?

Je vois dans son regard qu’elle cherche la bonne réponse.

— Ça n’a pas d’importance, dis-je pour ne pas augmenter son stress.

De sa main valide, elle me saisit le poignet pour essayer de se redresser.

— Non, restez allongée, c’est plus prudent.

— Oui, tu as raison, j’ai la tête qui tourne, arrive-t-elle à me dire le souffle court.

Je saisis le tissu pour faire un garrot afin de comprimer sa blessure. Mes cours de secourisme me sont une fois de plus bien utiles. Rose déboule à son tour dans la cuisine, elle se jette à terre pour prendre la femme dans ses bras. J'entends les mots qu’elle lui chuchote tout en l’embrassant :

— Ce n’est pas grave maman, je suis là, tout va bien.

Elle se retourne, effrayée, ne me quitte pas du regard, et me lance un SOS. Je lui caresse délicatement le dos de la main pour la rassurer.

— Il lui faudrait des points de sutures, dis-je pour combler le silence.

— Je crois que nous avons des pansements spéciaux dans la pharmacie. Je vais les chercher.

— Vas-y, je reste auprès d’elle.

Je serre la main de cette mère que je ne connais pas. Ses doigts sont gelés, ils s’accrochent aux miens. Sentir son corps fragile, qui tremble, fait remonter en moi une douloureuse sensation. À mon tour, je me sens mal. Zach, ce n’est pas le moment de flancher, reste concentré, elle a besoin de toi. Le saignement s’arrête provisoirement. Je soulève le torchon et constate qu’il n’y a plus de temps à perdre, il faut la conduire aux urgences.

— Rose, appelle les services de secours, ce serait plus prudent qu’elle voit rapidement un médecin, crié-je en espérant qu’elle m’entende de la salle de bain.

À ce moment-là, Alexis arrive, s’accroupit en laissant échapper le sac qu'il avait dans les mains.

— Zach, qu’est-ce qui c’est passé ? me demande-t-il affolé.

— Je ne sais pas trop. Je dormais sur le canapé quand des cris m’ont interpellés.

— Maman, maman tu m’entends ?

Avec tendresse, il lui caresse les cheveux.

— Je pense qu’elle a dû se taper la tête au sol. Comment s’appelle-t-elle ? dis-je pour détourner son attention.

— Marie-Rose.

Un flot d’images cauchemardesques déferle sur moi, une boule coincée dans ma gorge ne demande qu’à être expulsée. J’ai envie de vomir. Je dois me ressaisir pour Alexis et Rose. Il est hors de question qu’ils endurent ce que j’ai pu vivre. Rose est au téléphone avec les pompiers, Alexis de son côté appelle son père pour qu’il le rejoigne directement à l’hôpital. Avec douceur, je resserre mon étreinte, je peux sentir les battements du cœur de Marie-Rose taper sur la pulpe de ses doigts. En passant ma seconde main dans ses boucles dorées, je découvre une bosse se dessiner sur son cuir chevelu. Tout s'accélère quand le poids de son corps devient plus lourd. Elle vient de perdre connaissance. À mon tour, mon pouls saute de façon désordonnée, il s'écrase contre mes tempes. Je manque d’air, quand la boule au ventre explose et libère : « non, reste maman ». Mes cris alertent Alexis.

Après un temps de flottement interminable, les secours arrivent. Ils prennent en charge leur patiente. Ils m’écartent. Je les entends sans les voir, comme si j’étais là sans y être réellement, une voile enveloppe mes yeux. J’ai tellement peur de voir surgir des fantômes. Dans le brouhaha, je perçois des bribes des échanges entre Alexis et un homme. Il lui accorde le droit de monter dans le véhicule des secours. Je vois au travers de mon écran de fumée qu’il ne lui lâche plus la main depuis que nous avons échangé les rôles. Allongée sur le brancard, les urgentistes s’occupent de leur blessée. Leurs gestes me rassurent. Je ne pourrais jamais oublier, le corps de ma mère recouvert d’un drap. Le monde s’est écroulé quand le pompier l’a entièrement recouverte pour dissimuler son visage. Elle s’est éteinte sans que je ne puisse rien faire. Mon corps frissonne, j’attrape Rose et la serre fort dans mes bras quand les portes du camion se ferment devant nous. Les sirènes nous cassent les tympans, les gyrophares brûlent mes rétines.

Nous regardons le véhicule disparaître. La boule d’énergie qu’était la jeune femme, il y a à peine une heure encore, est devenue un petit être fragile. Elle tremble comme une feuille, ses sanglots me transpercent leur cœur. Le souvenir de la mort de ma mère me revient en plein visage, la plaie s’ouvre à nouveau. Je pensais avoir laissé tout ça derrière moi, en France. Pourtant, en revivant une scène similaire, dans l’urgence, je suis à nouveau cet adolescent perdu et désespéré. Ce soir, les médecins, avant leur départ, se sont montrés confiants. Ils nous ont garanti qu’il ne fallait pas nous inquiéter, ses constantes étaient stables. Je sais qu’elle est entre de bonnes mains. Une fois tous les deux, je reprends mon sang froid et propose à Rose de nous rendre à l’hôpital. Mais je ne sais pas trop par quel moyen.

— On va prendre la voiture de ma mère, elle l’a garée dans l’allée, dit-elle en se précipitant à l’intérieur de la maison pour récupérer les clés.

— Mais, je ne sais pas si mon permis est déjà valable.

— On s’en tape, tu l’as, tu sais conduire alors ici ou ailleurs il n’y a pas de différence. J’ai besoin de toi, s’il-te-plait me dit-elle le visage baigné de larmes.

— Ok, donne-moi les clés mais avant il faut que je me lave les mains.

Je me dirige vers le lavabo, l’eau se mêle avec le sang. Je le regarde couler dans le syphon. Mon cœur se serre un peu plus. Les dernières traces retirées, je m’asperge le visage pour reprendre mes esprits.

— Grouille, me dit Rose en me lançant une serviette.

Je m’essuie, attrape le trousseau qu’elle me tend et démarre le moteur.

— Par où dois-je passer ?

— Attends, je le mets sur le GPS, ça devrait le faire.

— Ok, vas-y donne l’adresse.

— Treize rue des Mésanges.

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