Doutes et confidences
Pendant que je termine de ranger la vaisselle ou de la réduire en morceau, Lucas disparaît dans sa chambre pour finir de se préparer. En attendant, je file dans la salle de bain pour soigner ma coupure, une de plus qui complétera ma future collection automne-hiver. Je me débarbouille et efface les traces de peintures encore présentes sur mes doigts. Je ne sais pas faire autrement, j’en fous de partout. Je redresse la tête pour vérifier que j’ai une allure présentable et aucun pigment vert parsemé de droite à gauche. Je découvre mon reflet dans le miroir et ne peut contenir un sourire en me noyant dans l’iris de mes yeux. Un peu de narcissisme à l’état pur, de l'autosatisfaction primitive. Je plonge dans mon propre regard pour essayer de comprendre pourquoi mes putains d'yeux bleus sont sujets de convoitise. Alors, je ferme mes paupières et imagine les douces prunelles de Manu, dans lesquelles je me suis égarée un soir d’été. Les yeux brun intense de Lucas viennent prendre sa place, ils se mêlent avec le vert gris du regard d’Oliver pour être balayé par le regard bleu acier et froid de Peter. J’ouvre en grand les miens pour me rassurer que les autres se sont évanouis, mon cerveau se fait des nœuds.
— Zach, je peux entrer ? me demande Lucas derrière la porte.
— Oui, j’ai fini de toute façon.
Dans son pantalon collé au corps et son polo col roulé, j’apprécie ce ton sur ton plutôt classe. Il a vraiment un je ne sais quoi qui attire mon regard. Voilà que je me tape un délire tout seul, putain je vais finir par penser que je suis en manque, prêt à me jeter sur le premier gars mignon qui se présente sur le seuil de la porte. Zach, ressaisis-toi, tu fantasmes, trouve rapidement un sujet de conversation pour briser le silence. Regarde ailleurs, il va croire que tu le reluques. Franchement, il est encore plus canon quand il finalise sa tenue en enfilant une veste col mao noire.
— Je vais paraître ringard à tes côtés, dis-je sans réfléchir à la portée de mes mots.
— Tu es très bien comme ça, puis après tout ce n’est qu’une soirée anniversaire, donc pas de code spécial. C’est quoi l’adresse ?
Je récupère mon téléphone que j’avais laissé sur le canapé, fouille dans mon blouson et entre l’adresse dans Google Maps.
— La rue se situe dans le quartier de Westmount.
— Ah, répond-il songeur.
— C’est pas bon signe ? demandé-je inquiet.
— Tu veux que je prête un truc ? me propose-t-il sans hésiter.
— Ah, soupiré-je, tu veux dire que je vais faire tache.
— Ben disons qu’il est clair qu’avec mon salaire de serveur à temps partiel je pourrais à peine me payer un chiotte dans ce quartier et encore pas sûr.
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Si tu veux une comparaison, le Triangle d’Or à Paris, ou Kensington-Knightsbridge à Londres, ça te parle peut-être plus, précise-t-il.
— Bon alors je vais accepter ta proposition, tu peux me prêter au moins un haut plus habillé. Enfin si ça t’embête pas.
— Tu rigoles, j’ai une chemise qui irait parfaitement avec tes yeux, me dit-il avant de monter dans la mezzanine qui fait office de chambre.
Je l’entends farfouiller dans des cartons et me crier :
— C’est bon, je l’ai trouvé. Tu penses que le froissé pas froissé ça le fera ?
— Ouais comme le coiffé décoiffé, dis-je en ôtant mon polo au milieu du salon. Vas-y envoie.
J’attrape le vêtement au vol, le contact avec le tissu est agréable, je me glisse dans cette seconde peau et termine de la boutonner quand Lucas se plante devant moi.
— Tiens, j’ai pensé que cette veste pourrait parachever ta tenue, vient voir dans le miroir de la salle de bain tu pourras t'en rendre compte par toi-même.
Il m'attrape par la main et m'entraîne sans que je résiste. Positionné devant le psyché, je constate qu’il a de bons goûts vestimentaires. J’adore le style.
— Un rien t'habille, me dit-il en remplaçant le col de ma chemise.
Ses doigts effleurent mon cou, des frissons courent le long de mes bras, un mélange de sensations contradictoires m'envahit. S’il se rapproche un peu plus, je ne suis pas sûr de ce qui pourrait se passer. Je ne contrôle plus rien, son parfum m’ensorcelle. Je ne peux pas quitter son regard intense. Quand il pousse délicatement la mèche qui mange mon front, je sens mes jambes se dérober. Mon corps me dit vas-y laisse toi tenter, mon coeur me retient de franchir la ligne. Mes lèvres voudraient goûter les siennes, un goût d’interdit, une envie de m’enivrer, mon âme me rappelle à l’ordre pour que je ne fasse pas une erreur que je regretterai. Ma bouche est sèche, je déglutis, mes mains sont moites, je frémis. Mon pouls s’emballe, je blêmis. Le temps suspendu à son souffle, à mon envie, je ferme les yeux pour ne pas perdre le contrôle, je les ouvre à nouveau quand je réalise qu’il a disparu. Je suis seul dans la salle de bain, face à mes doutes et à mes craintes. J’ai peur de l’avoir déçu. Quand je retourne dans le salon, il me tend mon blouson et me dit :
— Ccccc’est pas grave, je comprends.
Je m’en veux. Je suis vraiment un sombre crétin et qui plus est je le conduis peut-être dans des emmerdes.
— Allez let’s go, me dit-il avec un clin d'œil.
— Merci de m’accompagner.
— Je tiens toujours mes promesses et quelque part je pense que c'est mieux que tu n’y ailles pas seul. Je pratique Peter depuis trois ans. Il t’a fait des avances ? me demande-t-il sans passer par quatre chemins.
— Disons que je ne m’y attendais pas, il m’a laissé un mot plutôt ambigu.
Dois-je lui montrer ou serait-il plus raisonnable de le garder pour moi ? S’il découvre ce qu’il y a d’écrit, je vais ouvertement me mettre dans une situation encore plus délicate. Pourtant, au fond de moi, j’ai conscience que je me dois être honnête avec lui parce que c'est un mec bien.
— Montre, avant que nous allions nous jeter dans ses griffes, au moins je saurais à quoi m’attendre.
— Avant il faut que je t'avoue un truc, il est possible que ses agissements m'aient interpellé et que j'aille à cette soirée pour d'autres raisons.
— Qu’entends-tu par là ? m’interroge-t-il en plongeant son regard dans le mien.
— J'ai découvert que son frère était le copilote de l’avion dans lequel je suis arrivé. Et il y a un truc qui me chiffonne depuis ce jour-là. Je me fais peut être un film mais je veux en avoir le cœur net.
Lucas ne me lâche pas des yeux. Je prends sa main et glisse le morceau du papier cadeau où Peter a écrit l’adresse. Il le déplie et découvre les mots qu’il prononce à voix haute : “si Lucas ne s’est pas noyé dans tes yeux bleu océan, je pourrais m’y perdre sans hésiter”. Je l’observe tourner le papier dans ses mains, le replier et le remettre dans la poche intérieur de mon blouson. Ses doigts fins m’effleurent, il pose sa paume sur mes pectoraux, mes battements de cœur s’emballent.
— Si je bois la tasse, tu viendras me sauver ? me demande-t-il me fixant droit dans les yeux
Avant que je ne puisse répondre, il pose son index sur mes lèvres et enchaîne :
— En attendant, raconte-moi en chemin ton plan. Pour le reste, laissons le temps au temps.
**
Au cours du trajet, je parle à Lucas de l’antelax et de la possibilité que le frère de Peter soit mêlé au trafic. Des recherches réalisées par ma mère de son vivant, de ses doutes. Du fait que ce produit inodore le rend encore plus dangereux. Des risques liés à sa consommation prolongée, des effets secondaires dû à son instabilité. Je lui raconte qu’elle avait tout noté dans un carnet et précise que nous l’avons retrouvé avec mon père au cours du déménagement. Je lui confirme avoir confié ses résultats à Jérémie pour que de son côté, il puisse poursuivre son enquête. Quand j’évoque mon meilleur ami resté en France, je réalise qu’il n’est pas surpris. Quand je lui demande s’il le connaît, il me le confirme par un hochement de tête. Au fur et à mesure que je chuchote mes mots pour ne pas attirer l’attention sur nous, je réalise que c’est la première fois que je parle aussi ouvertement de mon histoire, les paroles glissent de mes lèvres à ses oreilles, je le scrute du regard, et lui ne m'interrompt pas. Il écoute sans me poser de questions et je lui en suis reconnaissant. Les stations défilent, mon récit s’échappe de ma bouche sans me forcer.
Nous descendons à la station de métro Atwater, la neige cesse son ballet. Nous avançons prudemment sur les trottoirs, les lumières des lampadaires accompagnent notre marche silencieuse dans l’artère magnifiquement bordée d’arbres. Nous remontons le boulevard Maisonneuve. Mon regard balaie les vitrines des boutiques et les devantures des galeries d’art. Ici, le contemporain se mêle avec l’ancien, tout semble à sa place et chaque bâtiment vit sa propre histoire. Si à ma gauche les immeubles parés de leurs milliers de fenêtres en imposent par leur taille vertigineuse, sur ma droite les appartements de taille modeste agrémentent les trottoirs. Les géants de béton et d’acier rivalisent avec les façades de brique. Ils côtoient les étoiles et à leur pied, nous ne sommes que de simples petits pions se promenant sur l’échiquier. Je suis surpris par le nombre de salons de thé qui jalonnent les allées adjacentes, par la multitude de restaurants à la mode à la cuisine raffinée. Je me stoppe devant l’un d’entre eux pour consulter le menu par curiosité. Les tarifs annoncés me font tourner la tête, je ne suis pas prêt de pousser la porte pour profiter des promesses faites à l’entrée.
Lucas, à mes côtés, attend probablement que j’ouvre la bouche. Dans ma tête, les informations se bousculent, je n’arrive pas à faire le tri entre ce qui est du réel ou du fantasme. Dans ce bordel sans nom, je cherche des points d'ancrage pour ne pas déraper. Le futur journaliste est incapable de synthétiser les données et de les ranger de façon cohérente. Démêler le vrai du faux, de la fable ou de l'enquête d'investigation. Les éléments glanés ne sont que des miettes que je récolte sans conviction. Dans ce marasme, je viens d'ajouter une inconnue: Lucas. J’ai avant tout besoin de son amitié.
Je sens une main me ramener en douceur à la surface, un soutien précieux. Une voix chaude me murmure :
— Zach, tout va bien. Ne te prends pas la tête, ça n’en vaut pas la peine. J’ai appris avec le temps que de se faire des nœuds n’aident en rien, les défaire permet juste d’avancer.
— Oui, mais mon passé risque de me revenir en pleine face comme un boomerang. Si j’ai raison, si les preuves se confirment, ce que je pensais être une affaire classée va rouvrir les plaies et me renvoyer dans les cordes. Ma lutte contre mes démons va s’enclencher.
— Pourtant, tu n'es pas contre le fait de te jeter dans la gueule du loup ?
— Tu dois me prendre pour un fou, inconscient. Je pense que je ne voulais pas me retrouver seul à cette soirée. Je me suis dis que si tu venais avec moi, cela m’éviterait de faire une connerie, que tu m'obligerais à rester sur mes gardes. Mais plus on approche, plus je réalise que je t’en demande beaucoup trop.
— Non, répond-il sans sourciller, ni même bégayer. C'est mon choix. Si je n'avais pas voulu, je serais resté chez moi, me confirme Lucas.
Je le double et m’arrête net devant lui.
— Merci. Je me rends compte aujourd’hui que ce côté de ma personnalité a effrayé Manu. Je suis trop impulsif, toujours à chercher la petite bête, à persévérer en me mettant dans des plans tordus, à me fourrer dans les emmerdes.
— Vous en êtes où tous les deux, si ce n’est pas indiscret ? me questionne-t-il avant de marquer une pause et de lâcher : Non laisse tomber, ne me réponds pas. Ça ne me regarde pas. Et puis on est arrivé.
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