...
Un arrêt sur image. Les bavardages s’estompent. La musique s’interrompt. Un, ta gueule fuse. Suivi d'un ferme-la. Un chut étouffé. Le vacarme cède la place au mutisme. Les platines, aphones. Ambiance feutrée. Plus aucun bruit. Lumières tamisées. Les ombres s’étirent. La pénombre. Pièce insonorisée. Murs capitonnés. Pensées circonspectes. De mornes souvenirs surgissent. Pouls au ralenti. Vision éphémère. Angoisse, en sommeil. Monde assoupi. Le temps ralentit.
— Zach, réveille-toi s’il te plait, me dit-il en me secouant.
Une voix dans la nuit. Paroles réconfortantes. Un souffle doux. Chaleur apaisante. Une caresse sur la joue. Un geste tendre. Calme retrouvé. Corps alangui. Sensation délicate. Tissu soyeux. Quiétude. Être en sécurité.
— Rassure-toi, il reprend connaissance, ajoute une seconde voix toute aussi familière.
Paupières s’agitent. Pupilles s’agacent. Fourmis dans les doigts. Déluge de frissons. Amnésie passagère. Images en cascade. Débordements d’émotions. Colère naissante. Peurs s’étalent. Rage tambourine. Être en ébullition.
— Heureusement que vous êtes arrivés à temps, ajoute-t-il la voix éraillée.
— Putain mais qu’est-ce qui vous est passé par la tête à tous les deux ? sermonne un troisième.
— Une longue histoire, un plan tordu, tenté-je d’articuler du bout des lèvres.
— Zach, tu aurais pu y rester.
Prise de conscience. Retour au présent. Mal de crâne oppressant. Sale goût dans la bouche. Envie de vomir. Jambes en coton. Des questions en suspens. Perte de contrôle. Dérapage fatal. Juste une erreur. Mauvaise direction.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demandé-je comme un con.
Dans le coltard. Le brouillard en toile de fond. Lucas. Peter. Un verre. Puis plus rien. Trou noir. Des cris. Suivi d’un silence pesant. J’hurle. Un coup dans les côtes. Manque d’air. Vision trouble. Une douleur vive. Mon pied ? Mon bras ? Ma tête ?
— Lucas, où est Lucas ? hurlé-je en essayant de me redresser.
Deux mains ferment me saisissent. Poings serrés prêts à en découdre. Un regard intense. Un sourire. Un visage se dessine. Les traits tirés. Un second. Les yeux furibonds. Un troisième. En attente.
— Je suis là Zach, tout va bien, murmure Lucas en effleurant la paume de ma main.
— Pardon, lâché-je avant de me blottir contre son torse.
Étreinte. Pluie d’excuses. Averse de larmes. Sanglots. Se sentir minable. Responsable. Coupable. Impardonnable. S’en vouloir. Succession de conneries. Enchaînements d’actes stupides. Finalement retour à la case départ. Perdu.
— Zach, je te rappelle que j’étais d’accord pour t’accompagner. Alors, ne t’en veux pas. Nous n’avons pas fait tout ça pour rien, me dit Lucas tout en resserrant ses bras autour de mes épaules. Maintenant, dors, nous en reparlerons dans quelques heures.
Sommeil réparateur. Au chaud sous la couette. Moelleux du matelas. Taie d'oreiller cotonneuse. Enveloppé par la fatigue. Sombré dans les bras de Morphée. Délivrance. Insouciance. Être en suspens.
**
Je me réveille en nage, bouffée de chaleur nocturne. Besoin de laisser mon corps respirer, de le libérer de tout ce qui l'oppresse. Le réveil de la chambre, qui me sert de terre d’asile, affiche trois heures du matin. Je me lève à la recherche d’un verre d’eau. J’ai très soif, ma langue est pâteuse, comme si j’avais pris une cuite. Pourtant, je n’ai bu qu’un shot pendant la soirée. Quand je descends l’escalier pour rejoindre la cuisine, je découvre Lucas recroquevillé sur le canapé, la télévision allumée. Il a dû finir par s’assoupir. Plusieurs verres sont posés sur la table basse. Noah, Léo et Alexis ont dû rester un moment pour s’assurer que tout était rentré dans l’ordre. Comment ont-ils su où nous trouver ? De mon côté, mes souvenirs sont flous. Juste que je me prenais la tête avec Peter. Je l’interrogeais pour savoir où se trouvait Lucas. Il s’est approché, je peux encore sentir les effluves de son haleine. D’un coup d’un seul, la lumière s’est éteinte, la musique aussi. Il a posé ses lèvres sur les miennes et puis plus rien. Écoeuré. Je frotte mon cuir chevelu à la recherche d’une trace d’impact. Rien de visible, ni bosse, ni sang, ni entaille, synonyme d’un coup asséné sur la tête avec un objet. Comment ai-je perdu connaissance ? Comment suis-je arrivé dans le studio ?
Je me dirige vers l'évier à la recherche d’un verre. J’appuie sur la loupiote de la hotte, l'ampoule éclaire assez pour que je puisse saisir la bouilloire. J'hésite à la mettre en route de peur de réveiller Lucas. J’attrape la boîte posée sur l'étagère et prends au hasard un sachet de thé. L’eau frémit. Je verse le liquide et apprécie de le voir se teinter d’une belle couleur verte. Je patiente et dépose mon nez au bord de la tasse pour laisser le doux parfum de la menthe tapisser mes narines. Les arômes me transportent dans le jardin de Grandma. Je l'imagine à cette heure matinale, à genoux dans ses aromatiques. Enfant, mes mains grattaient la terre à la recherche de ver de terre. Ils glissaient entre mes doigts. Aux côtés de Pierrette et de ma mère, j’ai appris à respecter chaque être vivant. Délicatement, j’attrapais les lombrics pour les mettre au chaud dans le compost. Adolescent, mes yeux s'accrochaient aux ailes des papillons. Je pouvais les observer un temps infini et apprécier la finesse de leurs ailes ourlées. À la mort de ma mère, je suis venu me réfugier dans ce jardin tant de fois avec l’espoir de voir son ombre m’envelopper avec tendresse. Encore cette nuit, elle me manque. Elle aurait su m'écouter et aurait accepté mes erreurs. Stella m’aurait pris dans ses bras, aurait caressé mes cheveux jusqu'à je m’endorme. Elle avait un don pour panser toutes mes souffrances et effacer mes errances.
— Zach, je veux bien une tasse s’il te plait.
— Pardon, je ne voulais pas te réveiller, dis-je en voyant Lucas s’appuyer sur le bar.
— T’inquiète, me répond Lucas en frottant ses yeux. Tu veux grignoter un truc ?
Il ouvre le placard, attrape un paquet de cookies et un plateau.
— Tu veux t'installer autour de l'îlot central ou sur le canapé ? demande-t-il à moitié endormi.
Je le regarde, hésite. Je me sens mal. Il prend les devants et emporte le tout sur la table basse. Il saisit son portable et met en route sa playlist. Emporté par les premières notes des violoncelles de 2Cellos, mon corps se détend. Je m'enfonce dans les coussins. Se sentir léger. Laisser mes pensées voyager. Écouter les vibrations de l’instrument. Ressentir l'émotion. Imaginer les doigts de l'artiste. S’imprégner de la mélodie. Lâcher prise.
— Tu te sens comment ? me demande-t-il en me tendant un gâteau.
— Con.
— Tu n’as aucune raison. Tu n’as rien fait.
— Je n'aurai pas dû y aller. C'était débile, dis-je en baissant les yeux. Et pire, abruti de t’avoir convaincu de m’accompagner.
— Des choix tordus, on en fait tous. Tu n’es pas le premier et tu ne seras pas le dernier, ajoute-t-il en s'asseyant à mes côtés. On a tous plus au moins des démons cachés dans nos placards.
Sa main sur ma cuisse. Je ne la repousse pas. Contact agréable. J'apprécie sa présence. Un besoin de chaleur humaine. Je me sens seul. Égoïste ? Peur de décevoir. Abruti ? Sûrement. Abandonné ? Résigné ?
— Zach, je peux te demander quelque chose ? me demande Lucas en jouant avec sa cuillère.
— Oui, je te dois bien ça.
— Toi et Manu ? lâche-t-il du bout des lèvres.
— Une longue et belle histoire.
— Et là, ce soir ?
— Il me manque.
— Ok, répond-il en se levant.
Je l'observe se diriger vers l'évier. Je le suis pour ne pas créer un vide entre nous. Je ne le désire pas.
— Et moi, ai-je le droit à une question ? dis-je en lui tendant la vaisselle sale.
— Tu peux.
— Ton bégaiement ?
— Un long et perpétuel travail sur moi.
— Et là ?
— Ta présence l'atténue.
Je n’ose pas ajouter quoi que ce soit. Une pause. Une respiration. Accepter l’instant. Laisser le temps au temps. Poser des mots. Taire les maux. Aller de l’avant. Écouter. Ne pas se précipiter. Un sourire. Un rire. Un silence. Une évidence.
Il s'avance et me prend à nouveau dans ses bras. Me sentir protéger, à l’abri me soulage. Je me laisse porter. Je ne souhaite pas rompre la magie. Peut-être le regretterai-je par la suite, peut-être comme souvent me poserai-je trop de questions ? Pourtant à cette heure avancée de la nuit, sa présence réconfortante, bienveillante est bien la seule chose dont j'ai besoin. Sa main attrape la mienne, elle est chaude et rassurante. Nous remontons dans la mezzanine où se trouvent les draps cotonneux que j'ai quittés, il y a une heure à peine. Lucas s'allonge sur le lit. Sans réfléchir, je m'installe à ses côtés et vient poser ma tête sur son torse. Au travers de son tee-shirt, je peux sentir les battements de son cœur. Je me blottis contre lui, au chaud et tout mon corps se détend. Les volets sont restés ouverts, une parenthèse sur le monde que nous observons en silence. La neige reprend son ballet dans la rue, les flocons virevoltent et se déposent sur le toit de la maison sur le trottoir voisin. Je me cale au rythme de la respiration de Lucas, peu à peu son souffle ralentit et à mon tour mes paupières s'alourdissent, mon pouls s'apaise. Je me sens bien.
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