Les Cowboys Fringants

8 minutes de lecture

Nous empruntons l'autoroute quinze pour nous extirper de Montréal. Au cours de notre parcours, nous enjambons la rivière des Prairies puis la rivière Des-Milles-Îles. De ce que je lis, il y en a seulement cent dix îles et îlots et l’Île aux vaches est la plus longue avec ses deux kilomètres cinq. Je regarde par la fenêtre les étendues d’eau parsemées de petites taches de verdure saupoudrée de neige. En parfait guide, Oliver me décrit chaque zone traversée et me propose de revenir flâner au cœur de ce poumon vert à l’arrivée des beaux jours. Sa proposition m’amuse, nous avons fait connaissance il y a si peu de temps et là il se projette au printemps. D'après ses commentaires, la virée sur une barque à fleur d’eau est reposante et ressourçante. La faune et la flore dans cette zone est protégée et des espèces en voie d'extinction ont retrouvé un habitat sécurisé. J’accepte son invitation sans la moindre hésitation.

Quand nous quittons la métropole et ses grands axes inondés de véhicules, notre route se poursuit dans un espace plus modeste où les uniques restes de la civilisation urbaine se dissimulent dans les pylônes électriques. D’ailleurs on ne parle pas de départemental ou de national, sur la carte elle est nommée chemin des Hauteurs, il serpente au milieu de champs blanchis et de longs couloirs arborés. Nous sommes seuls au milieu de nul part. Mon regard s’égare, chaque virage dévoile un nouveau paysage. Le voyage se déroule sans encombre et nous alternons entre l’ombre et la lumière, le temps défile avec lenteur, les kilomètres s’estompent dans la froideur de l’hiver naissant.

Depuis le début de notre virée, les Cowboys Fringants nous accompagnent. Leurs textes ne sont pas juste des mots posés bout à bout. Il y a des messages forts et engagés derrière chaque parole. Le rythme est entraînant, une belle découverte. La chanson qui suit, me rappelle des souvenirs d’enfance, quand avec Jérémie assis sur un banc on apprenait nos poésies. Nous aimions déformer les fables de la Fontaine que nous cachions dans nos cartables. Jusqu'au jour où par mégarde, au lieu de réciter le texte original nous nous sommes jetés à corps perdu dans une interprétation des plus regrettables selon notre maîtresse. Pourtant, derrière cette incartade, j'avais voulu dénoncer les brimades des harceleurs de mon camarade. J'ai visité une nouvelle fois le bureau de la directrice et obtenu une carte de fidélité. Ma mère quant à elle m’avait félicité, surprenant. D’autres parents auraient passé un savon à leur progéniture devant leur désinvolture. Elle écoutait mes arguments, sans porter de jugements, dans ses yeux je voyais la fierté de mes combats. Même si mes bêtises m’ont coûté des punitions à l'école, à la maison elles donnaient lieu à des discussions passionnantes. Je me demande où j’ai bien pu égarer ce recueil de bons mots que nous avions écrit. Je suis persuadé que Jérémie connaît ce groupe et lui envoie l’extrait que j’écoute, un clin d'œil à nos années côte à côte où nous avons scellé notre pacte d’amitié dans ce petit carnet.

“Le roseau dans la tourmente est baladé par le vent

Moi chêne par mauvais temps, je n'expose qu'un flanc

Il n'y a pas de morale à cette histoire banale

Que des individus et différents points de vue

Pour se consoler un brin, on rabaisse le voisin

Il faut bien se relever

Avant de tomber

Tomber

Tomber et nous relever

Re-tomber

Tomber et nous relever.”

Tomber, je me suis ramassé tant de fois, et encore aujourd’hui je suis coutumier du fait. Hier soir dans cet appartement de Westmount, j’ai imaginé le pire, Lucas dans les mains de gens malsains. Dans le même laps de temps, je me prenais les pieds dans le tapis. Des images me reviennent, même si elles restent floues, je réalise que dans ma chute j’ai entraîné Peter, j’étais allongé sur lui, de tout mon poids, ses mains descendaient le long de mes reins et ses lèvres se sont posées sur les miennes. Puis, des bras solides m’ont soulevé de terre et m’ont traînés au loin. J’ai ressenti un soulagement de ne pas avoir à rester là. La suite reste encore vague, je demanderai à Lucas de me raconter la fin de l’histoire, parce que je sais qu’il était à mes côtés, j’entends encore sa voix me rassurait alors que nous filions de la soirée.

Les morceaux de musique s'enchaînent et j’essaie de me concentrer sur les paroles et sur les propos d’Oliver. Il m’explique qu’il existe une fondation au nom du groupe, autofinancée. Je réalise que ce groupe pourrait faire un sujet d’étude des plus intéressants pour mon projet de fin d’année. J’apprends que l’organisme s’est fixé trois missions : la réduction de l’impact du groupe musical sur l’environnement, la protection des territoires à haute valeur écologique et la recherche scientifique. Je n’en reviens pas, ils ont permis la plantation de plus de trente trois milles arbres pour compenser les septs mille tonnes de carbone émis lors de leurs concerts.

— Tu sais que je suis sensible à leur combat, acquiesce-je.

— Ici, nous sommes attachés à nos valeurs, annonce Oliver en montrant les forêts qui nous accompagnent à présent.

— J’avais déjà ressenti cette connexion, dans le Parc Algonquin, chez le grand-père d’Alexis, dis-je avec enthousiasme.

Les arbres se dressent à nouveau comme des chevaliers forts et puissants protecteurs de cette nature vibrante. J’attrape mon téléphone, pour fouiller et chercher des informations complémentaires. Selon Jean-François Pauzé, l’auteur des textes: “pour comprendre et se situer dans ce monde, il faut préalablement connaître ses racines et son histoire, l’origine de toute identité.” L’essence même de mes batailles.

Posé au fond de mon siège, au chaud dans l’habitacle, je laisse la mélodie m’emporter même si certaines paroles m’échappent. Quand le titre d’une chanson capte mon attention avec son titre : Comme une Chanson de Joe Dassin. J’écoute les paroles quand j’entends Oliver fredonner le refrain :

“Mais à tout hasard, j't'envoie des becs

Chaque fois que je repasse à Québec

En espérant qu'un p'tit coup de vent

Te les apporte pour rappeler le temps

Où on s'voyait comme des amants

Dans les cafés de la rue Saint-Jean

Même si déjà on savait bien

Que notre histoire ne rimait à rien”

J’ai une impression de déjà vu, l’interne est là physiquement et pourtant si loin de moi à présent. Hier à la boulangerie, j’ai perçu le même vide dans son regard quand ses amis l'ont taquiné. Puis je l’ai suivi pour le découvrir en pleurs dans les toilettes. Lui aussi doit avoir ses zones d’ombres. Je décide de renouer le dialogue et lui demande :

— Tout à l’heure, tu as parlé de cauchemars avant que nous partions ?

Surpris de m’entendre, il ralentit d’un coup.

— Pardon, je ne voulais pas t'inquiéter, dis-je sentant le malaise provoqué par mon intervention.

— Tu disais Zach ?

Je me rends compte qu’il n’a pas compris ma question. L’intonation de ma voix l’a juste ramené dans l’instant présent.

— La chanson m’a pris aux tripes et entendre le timbre de ta voix mélancolique accompagner les chanteurs a fait remonter deux ou trois trucs. Aussi, je pensais qu’elle te parlait sûrement et comme tout à l’heure tu avais évoqué le sujet des cauchemars.

Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase qu’à son tour, il finit par lâcher :

— On va dire qu’ils font partie de mon quotidien depuis deux ans.

Je réalise à sa façon de répondre que je ne suis pas le seul à traîner des valises bien trop lourdes. Je ne sais pas si c’est le moment d’étaler nos vies et d’aller plus loin dans cette conversation, de peur de faire remonter des fantômes à la surface.

— Zach, tu t’y connais en mécanique ? me demande-t-il sans que je m’y attende.

Et il gare la voiture sur le bas-côté.

— Si tu veux savoir si je peux changer un pneu crevé, je devrais pouvoir m’en sortir.

— Si seulement !

— Sérieux, tu me fais le coup de la panne ? interrogé-je en observant autour de nous les lieux déserts.

— Tu m’en voudrais ? dit-il le regard navré.

— Disons que je pourrai trouver la situation plutôt sympathique dans d’autres circonstances, mais là la neige redouble, les températures dégringolent, on va finir congelés.

— Et merde, lache-t-il, il n’y a aucun réseau pour appeler une dépanneuse.

— La totale. Du coup on fait quoi ?

— Si je me souviens bien, nous ne sommes pas loin d’une station service. Sinon on peut attendre le passage d’une voiture ? propose-t-il en descendant avant de disparaître.

J’ouvre la portière, pose le pied à terre et manque de finir le nez dans le fossé. Dans ma précipitation, j’ai zappé l’état du sol glacé. Apparemment le plus expert des deux a aussi oublié cette donnée et je le retrouve étalé de tout son long dans la neige.

— Tout va bien Oliver ?

— Oui, répond-il en éclatant de rire, je mourrais d’envie de dessiner un ange.

Je le regarde gesticuler les bras et les pieds, voulant donner vie à ses mots.

— Nous formons une fine équipe. Tu ne t’es rien cassé ? le questionné-je tout en lui tendant la main pour l’aider à se relever.

— Non rassure-toi, la poudreuse a amorti ma chute.

Il secoue les résidus de neige collé sur son blouson, tente d’ouvrir le capot pour vérifier les niveaux. Le couvercle métallique lui résiste, il s’agace.

— Un ouvre-boite serait peut-être le bienvenu ? suggéré-je pour détendre l'atmosphère.

— Tu en as un sous la main ? me demande-t-il avec sérieux.

— Pas vraiment. De toute façon, il ne nous sert à rien d’ouvrir cette coque. Mon père te dirait que de nos jours les moteurs sont des horloges sans mécanismes.

— Tu as raison, de toute façon je n’y connais rien. Je voulais juste faire semblant d’être utile et ne pas te décevoir. Cette sortie ne commence pas sous les meilleurs auspices.

— Argh t’inquiète, j’ai l’habitude.

— Des plans foireux ?

— Des contretemps, soupiré-je pour nuancer. Je t’avais prévenu qu’avec moi les emmerdes n’étaient jamais loin.

— Bon en attendant, je pense que nous devrions essayer d’avancer dans la direction du village plutôt que de rester ici à se les geler.

Nous attrapons nos sacs posés sur le siège arrière et commençons notre marche lente vers la civilisation. La balade n’est pas pour me déplaire, je trouve le paysage qui nous entoure merveilleux. Le silence accompagne chacun de nos pas, j’apprécie la quiétude de l’instant. Oliver me précède, déterminé. Je tente de le suivre et manque de chuter toutes les deux enjambées quand le bruit d’un moteur vient briser le charme de notre progression et offrir un sourire à Oliver.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Attrape rêve ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0