Sur le pouce
Un quatre-quatre s’arrête à notre hauteur, la fenêtre passager s’ouvre, un homme nous interpelle :
— Vous vous êtes perdus les jeunes ?
Je ne sais pas pourquoi mais son ton ne me plait pas. Pas le temps de faire part de mon ressenti à Oliver qu’il ouvre la porte arrière du véhicule et s’installe.
— Viens Zach, ils vont dans notre direction et se proposent de nous déposer au motel.
Au motel ! Quelle idée ! Oliver m’avait parlé de rejoindre une station service. Arrête de te faire des films Zach, peut-être que le bâtiment dont ils parlent est composé d’un complexe marchand: restaurant, hôtel et garage. Je ne peux pas laisser partir Oliver tout seul avec ses deux gars. Je ne pense pas que cela soit prudent. Je ne le sens pas. Et puis de mon côté, je ne me vois pas rester planter là dans le froid, à moins de vouloir me transformer en esquimau glacé. Je consulte mon portable pour voir si je n’ai pas un semblant de réseau. Ce contact éphémère me rassurait avant de grimper dans ce véhicule surgit de nul part. Jérémie pourrait savoir où je me trouve en cas de problème. Il faudrait peut-être que j’arrête de penser au pire dans toutes circonstances.
La méfiance va-t-elle devenir mon unique conseillère ? Si j’avais pris la peine de l'écouter un minimum, je ne serais pas aller me foutre dans les emmerdes hier et je n’y retournerais pas les yeux fermés à partir de lundi. Accepter la proposition de Harry est sûrement une pure folie, mais si je veux en avoir le cœur net, je n’ai pas d’autres choix. Après tout, l’Antelax est devenu un incontournable de ma vie, je ne peux pas l’ignorer en espérant qu’il disparaîtra dans un nuage de fumée. Je veux des réponses. J’ai conscience des risques encourus, rien ne sera une partie de plaisir, je devrai me montrer prudent. Avant de partir dans cette entreprise, je dois m’assurer que ce week-end ne sera pas un sac de nœuds en acceptant de monter avec eux. Dire que je voulais me laisser porter.
— Mettez vos sacs dans le coffre, vous serez plus à l’aise, nous propose le chauffeur tout en jetant un œil dans son rétroviseur.
Je décline son offre, prétextant que je dois garder le mien à portée de main à cause des douleurs à mon pied. Un mensonge dans cette situation ne coûte pas grand chose et Oliver valide mon explication somme toute tordue tout en posant le sien sur ses genoux.
— Comment vous vous êtes retrouvés à déambuler au bord de cette route ? nous questionne le passager tout en roulant une cigarette.
Pitié faites que ce ne soit pas un joint, faites qu'il ne nous propose pas de tirer une taffe.
— Nous sommes tombés en panne un peu plus tôt, dis-je en le voyant se retourner. Vous avez dû voir notre véhicule sur le bas-côté, enchaîné-je en déclinant sa proposition.
— Non, rien. Après nous n’avons pas fait attention, il y a tout un tas d'inconscients dans le coin. Ils se garent pour aller faire leurs petites affaires dans la forêt et s'égarent.
— Ouais, où se font bouffer le cul par un ours mal léché, ajoute son pote avec un sourire carnassier qui me fout les jetons.
— T’es sûr le blondinet que ça te tente pas une bouffée d’herbe, ça ouvre les chakras et quand on est en si bonne compagnie, difficile de résister.
Oliver me regarde, inquiet. Je pose ma main sur la sienne pour le rassurer, à moins que je tente de me rassurer en retour. J’essaie de lui chuchoter une phrase inaudible, pourtant il semble m’avoir compris. Nos deux hôtes poursuivent leur conversation sans complexe. Ils ont l’air d’apprécier notre présence. Je sursaute quand le mec juste devant moi, vient effleurer ma jambe. Je resserre mes doigts autour de ceux d’Oliver et ressens les siens accentuer en retour leur pression.
— Sinon, c’est quoi vos petits noms ? Moi, c’est Ken et lui c’est mon pote Luis.
Je prends une seconde avant de répondre à mon tour et Oliver me devance.
— Pierre, dit-il sans aucune hésitation.
Son propos me rassure, on a eu la même idée, s’inventer une identité.
— Classique et toi le brun, il t’appelle comment quand tu le fais grimper au rideau ?
Qu’est-ce qu’il entend par là ? Je n’apprécie pas la tournure de nos échanges. Enfant, on nous répète sans cesse de ne pas monter dans la voiture d’ inconnus ou d’accepter leurs bonbons. J’aurai dû prendre cet avertissement au pied de la lettre en cet après-midi. Ces mecs ont vraiment quelque chose qui me déplait et plus on avance et plus ce sentiment se renforce. Je relâche la main d’Oliver et vois dans ses yeux une lueur de panique. Je colle ma cuisse contre la sienne, tire mon sac sur mes genoux pour dissimuler ce rapprochement et pour ne pas leur laisser penser que nous pourrions être ensemble.
— Bon alors, tu es muet ou tu nous la joues mec coincé ? me balance le chauffeur impatient. Détendez-vous les gars, tout va bien se passer, on est doux comme des agneaux, il n’y a aucun loup dans la bergerie.
— Manu, j’échappe, sans réfléchir.
Franchement pour le coup, quelle idée m’a traversé l’esprit ? Leur donner nos prénoms d’emprunts a le mérite de calmer leurs ardeurs un temps. Quand allons-nous croiser un semblant de civilisation pour dire de prendre la poudre d’escampette ? Je ne pense qu’au moment où nous allons pouvoir lever les voiles, parce que là soit on est tombé sur des pervers, soit sur des mecs en manque, soit un combo des deux et dans ce cas, je ne donne pas cher à nos petits culs s’ils décident de passer à la vitesse supérieure. Nous ne ferons pas le poids. Après le joint, ils sortent des bières de la glacière et tout naturellement nous en offre une. Nous acceptons, pas nécessaire de les vexer. Pas sûr qu’ils apprécieraient un deuxième non. J’avouerai que depuis ma déconvenue de la soirée d’hier, je me méfie des boissons dont je ne connais pas la provenance et avec ces deux énergumènes, je m’attends à tout depuis quelques minutes. J’attends avant de porter le breuvage à mes lèvres. J’ai vu le copilote les décapsuler devant nous mais je préfère me montrer prudent. J’accepte de trinquer tout en faisant signe à Oliver de ne pas la boire. De leur côté, ils n’en sont pas à leur première. Nos hôtes discutent de plus en plus fort et leurs allusions n’en sont plus. Je crains qu’ils faillent rapidement prendre le large avant que la situation nous échappe et que tout dérape. Avec leurs bras de camionneurs, j’ai bien peur que l’on passe un sale quart d’heure.
— Luis, je te laisse le blondinet, je pense que tu devrais pouvoir t’amuser avec lui. Tu as vu ses doigts fins, imagine comment Pierre doit astiquer.
Là, je voudrais disparaître, je me sens de plus en plus mal à l’aise. Ils sont allumés et éméchés, plus de doute ils veulent faire de nous leur quatre heures. L’un et l’autre se foutent royalement de savoir si nous sommes gays, hétéros ou tout autre genre. La seule chose qui leur importe en ce moment est de nous foutre dans leur lit. Oliver, silencieux, reste prostré dans un coin, je crains de plus en plus à la suite des événements. Nous devons sortir de là par n’importe quel moyen. Descendre en marche, quitte à nous fracasser dans le fossé. Mais après comment on s'en sort ? Le canard boiteux ne va pas aller loin. Autour de nous, le désert blanc, aucune habitation pour aller se planquer, se mettre à l’abri et demander de l’aide. Sans parler qu’il n’y a toujours pas le moindre signal, pas de réseau, le néant. De leur côté, les deux farfelus continuent à bavarder et élaborer leur plan sexe. Ils se vantent et fantasment persuadé de combler toutes leurs envies et les nôtres par la même occasion. Je me réjouis qu’ils n’aient pas anticiper leur plan, ici et maintenant.
— T’as vu les putains d' yeux bleus qu’il a le brun, dit le chauffeur tout en se léchant les lèvres et ajoute en suçant le goulot de la bouteille, je pense qu’il ne va pas pouvoir me résister.
Je serre mes poings, j’ai envie de lui adresser un hypercut en plein milieu de sa tronche, lui faire ravaler son arrogance. Nous sommes tombés sur deux abrutis pas finis. Je les attire. Je ne supporte pas ce genre de gars, ils roulent les mécaniques, s’excitent tout seul à leur propre verbiage, ils ont l’alcool mauvais et sont de vrais dangers. Ils me donnent envie de vomir et je suis surtout gêné pour Oliver qui doit subir leur présence. Depuis quelques minutes, il ne réagit plus, comme tétanisé.
Une lueur dans ce voyage interminable prend la forme d’un feu de circulation, nous approchons de Saint Hyppolite. Je découvre avec effroi l'encart publicitaire du motel, il est à la prochaine sortie sur la droite. Nous devons tenter quelque chose rapidement. Nos gardes du corps, à fond dans leur délire, réalisent au dernier moment que la voiture devant eux vient de piler. Profitant de la confusion, je pousse Oliver pour l’inciter à sortir, le signal pour nous de nous extirper du véhicule. Nous ouvrons en même temps la portière, attrapons nos sacs et filons dans la rue adjacente. Par chance, les trottoirs ont été dégagés et facilitent notre fuite.
Nous courons sans nous retourner et nous pénétrons essoufflés dans un bistrot. L’intérieur cosy contraste avec notre entrée en fanfare. Je pensais pousser la porte d’un bar avant de réaliser qu’il s’agit d’un salon de thé. Les tables sont décorées de napperons brodés avec en leur centre un vase de fleurs séchées. J’attire Oliver pour que nous prenions place dans l’alcôve au fond de l’espace. Je blêmis en attendant leur voix dans la rue. Apparemment, ils sont en train de s’engueuler sur le parking du motel de l’autre côté de la route. Ils beuglent comme des animaux et râlent d’avoir perdu leur jouet pour leur soirée. Nous nous mettons à l’écart et nous enfonçons dans la banquette pour tenter de disparaître dans le décor. Je garde un oeil sur la devanture qui donne sur l’extérieur jusqu’au moment où je les vois remonter à bord de leur voiture et disparaître. Les pneus crissent dégueulant leur frustration. Au cours du trajet, ils avaient laissé échapper qu’ils allaient prendre la route pour la côte ouest avec leur convoi.Tout mon corps se relâche, nous l’avons échappé belle.
— Zach, je suis vraiment désolé de t’avoir mis dans une telle situation, me dit Oliver en ne me quittant pas des yeux.
— Oh t’inquiète, l’essentiel c’est qu’on est pu s’en sortir.
— Tu penses vraiment qu’ils seraient allés au bout ? Ou c’était juste pour nous faire flipper ?
— Derrière leur ébriété et leur connerie pas finie, je t’assure que leur but était bien de nous prendre avec ou sans notre accord.
— On a frisé la cata, dit-il en essayant de retenir ses larmes.
— Un chocolat chaud ça te dit ? Ah moins que tu aies besoin d’un truc plus fort, proposé-je pour changer d’ambiance.
— Va pour le chocolat, je suis gelé, ajoute-t-il en posant ses mains glacées sur les miennes.
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