Par tous les saints

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De ma position, j'ai une vue panoramique sur l’intérieur, et garde un œil attentif sur la rue pour m’assurer qu'aucune déconvenue ne viendra perturber le reste de notre journée. Oliver fixe sa tasse, une main crispée sur la cuillère. À deux tables de nous, un couple savoure une assiette de mignardises autour d’un thé. Tous leurs gestes sont remplis de tendresse, le papy caresse du bout des doigts la main de sa compagne qui ne le quitte pas des yeux. Derrière ses lunettes rondes, son regard coquin colore de roses les joues de sa belle coquette. J’observe avec pudeur leur bonheur, je suis l’humble témoin d'un amour partagé. Par mimétisme, emporté par cette scène, j’effleure la paume d’Oliver pour le reconnecter au monde qui l’entoure.

— Merci, me dit-il en relevant les yeux.

— Pourquoi ?

— D'être là, laisse-t-il échapper du bout des lèvres.

Dans cet aveu, je perçois un premier pas vers de futures confidences. Comme si le jeune médecin n'attendait qu’un déclic pour se libérer du poids qui l’oppresse. Comme s’il ouvrait les vannes de son passé comprimé derrière le barrage construit par ses peurs. Je ne veux pas le bousculer. Se livrer reste toujours délicat même si parler à un inconnu s'avère plus facile. Sans connaître le passé, on ne se permet pas de juger, on se contente d'écouter. Il y a tant de tristesse dans son regard, j'aurai envie de le prendre dans mes bras juste pour le réconforter, le rassurer. Je ne pense pas que sa détresse soit liée à notre mésaventure, elle est bien plus profonde.

— Zach, je vais appeler mon frère pour qu’il vienne nous chercher, me dit-il en se levant d'un coup.

Je jette un coup d'œil vers l’extérieur pour m’assurer que les deux barges non pas fait demi-tour pris de regrets d’avoir été privé de leurs joujoux. À présent, des familles investissent le quartier, aucun quatre-quatre suspects pour nous gâcher la vie. Au passage, je remarque Oliver en grande conversation avec une jeune femme. Au sourire qui étire ses lèvres, il la connait. Avant de se quitter, elle se dresse sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue. Il le lui rend avec le même enthousiasme. Puis, elle s'éloigne pour rejoindre un homme et un garçon qui sortent du magasin de jouets avec un orignal en peluche. La famille lui adresse un petit geste avant de grimper dans la voiture. Oliver s’adosse au mur et saisit son téléphone.

— Votre ami m’a demandé de vous servir un second chocolat chaud pour vous faire patienter, me dit la serveuse, m’extirpant de mes rêveries tout en versant le liquide fumant dans ma tasse.

Je colle mes mains de chaque côté du récipient pour les réchauffer. De ma place, je peux apercevoir le visage d’Oliver qui se détend au fur et à mesure de sa conversation. Ses joues rougissent sûrement sous l’effet du vent glacial. Ce mec a quelque chose d’attachant, comme Lucas en y repensant. Sous leur air réservé, tout dans la retenue, ils cachent leur zone d’ombres. J’ai envie d’apprendre à les connaître avec leur force et leur faiblesse. Ni l’un ni l’autre ne me laisse indifférent. Pourtant, je devrai me contenter de ne voir en eux que des amis. Après tout mon cœur n’est pas disponible. Je ne sais plus d’ailleurs où il est. En transit entre deux continents ? Abandonné par la force des choses ? Je souffre de ce manque de nouvelles, de cette absence qui s’éternise. Et si cette pause imposée n’était qu’une porte close ? Et si je ne voulais pas voir l’évidence ? Et si je devais de mon côté m’offrir une nouvelle chance d’aimer ? Et si, encore une fois, je déclinais les si pour me voiler la face ? J’empile mes doutes, la tour s'élève, pièce après pièce l’édifice se construit jusqu’au moment où l’équilibre instable m'entraîne dans sa chute. À mon tour de tomber et d’être emporté par un torrent de questions sans réponse. Je voulais profiter de l’instant et mes peurs reprennent le contrôle.

— Pardon jeune homme, m’interpelle une voix emplit de douceur. Votre ami à l’extérieur me dit que vous avez besoin d'un moyen de locomotion.

Je lève le regard de ma boisson et réalise que la femme qui se tient devant moi est une religieuse. Surpris par sa proposition, je prends un temps de réflexion avant de répondre. Très étonnant quand on me connaît.

— Mon ami ? l'interrogé-je, en imaginant qu’elle s’est trompée de destinataire.

— Oui, un grand blond, il était au téléphone devant la porte d’entrée. Sans le vouloir, j’ai entendu sa conversation. De ce qu’il m’a expliqué, son frère ne peut pas venir le récupérer. Du coup, j’ai pensé que nous pourrions nous entraider. Mais il a insisté pour que je vienne vous demander votre accord. Aussi, je me tiens devant vous et vous renouvelle ma proposition.

Une aide providentielle, un petit coup de pouce sans risque, voilà une première dans cette journée. Un nouvel ange gardien ? Après tout, pourquoi refuser ?

— Je serai heureux de pouvoir vous rendre un service.

— Alors j’espère que vous savez changer une roue.

Un fou rire me gagne, je le réprime aussitôt de peur de me montrer irrespectueux.

— Ma voiture est un peu plus loin dans la rue, me précise-t-elle. Je m'étais rangé sur le bas-côté pour ne pas gêner la circulation. J'attendais une âme charitable pour m’aider quand un quatre-quatre est arrivé avec une vitesse excessive. Les malotrus n’ont pas pris la peine de ralentir, ils m’ont éclaboussé et gratifié de gestes obscènes. Puis ils ont disparu.

— C'était mieux ainsi, lâché-je dans un soupir.

— Je pense aussi, répond-elle soulagée.

Oliver apparaît avec une mine soucieuse.

— C’est bon pour toi ? me demande-t-il sans me quitter des yeux.

— Tu veux dire pour jouer au mécano ? réponds-je un tantinet moqueur.

— Ouais, finalement tu vas pouvoir me montrer tes talents, ajoute-t-il en me faisant un clin d'œil.

Je préfère le voir ainsi, soulagé de constater que sa mélancolie s’est évaporée pour un temps.

— Du coup mon frère ne peut pas venir nous chercher, dit-il embêté.

— Ne vous en faites pas, je vous conduirai à votre destination. Nous ne sommes pas loin de votre point de chute, précise la jeune femme.

— Vous êtes sûre que vous n’avez pas mieux à faire ? demande Oliver, embêté.

— Que d’aider mon prochain ? Vous plaisantez. D’ailleurs pour tout dire vous m’enlevez une épine du pied. Commencez par me tutoyer, si nous devons faire un bout de chemin ensemble.

— Avec plaisir, Zachary mais tout le monde m'appelle Zach. Un français venu se perdre dans vos charmantes contrées.

— Enchantée, je suis Soeur Catherine mais je trouve cela tellement consensuel, Cath ira parfaitement.

Nous réglons notre dû puis descendons la rue pour retrouver la voiture garée le long du trottoir. J’ouvre le coffre, saisis le cric et commence par soulever le véhicule. Je ne m’attendais pas à être aussi en forme, en quatre quatre deux le pneu est changé. Oliver m’a donné un coup de main sous le regard attentif de notre compagne d’infortune.

— Nous pouvons nous mettre en route ? me demande Cath en me tendant un torchon pour que je nettoie mes mains.

— Oui tout semble rentré en ordre, dis-je en remplaçant tous les cartons dans le coffre.

— Encore un grand merci pour votre aide, sans vous je ne sais pas comment j’aurais pu m’en sortir, ajoute-t-elle en démarrant la voiture.

Installé sur le siège arrière, coincé entre des piles de cartons, j’observe le paysage sereinement. Dans ce véhicule, l’ambiance est tout autre, pas de stress, pas de propos sans queue ni tête, juste une conversation posée avec une femme dynamique et souriante.

— Est-ce que nous pourrions faire un détour ? nous demande-t-elle.

— Oui, répondons-nous en chœur sans hésiter.

— Vous êtes sûrs ? insiste-t-elle.

— Oui, après tout tu nous offres une solution de secours pour atteindre notre destination aussi nous pouvons bien te faciliter la vie, ajouté-je en posant ma main sur l’épaule d’Oliver.

— Zach a raison, confirme-t-il à son tour.

— Merci de votre sollicitude, je dépose tous ces paquets puis je vous emmène.

Après une dizaine de kilomètres, la voiture bifurque pour emprunter une route plus modeste avant de s’arrêter devant un grand portail en fer. Cath descend pour l’ouvrir avant de remonter un chemin encadré d’arbres impressionnant par leur taille.

— Bienvenu chez moi, dit-elle en se garant devant une grande bâtisse.

Le lieu ne ressemble en rien à un couvent ou un lieu de retraite. La demeure est composée d’un cœur de logis haut de trois étages et de chaque côté se déploie des bâtiments similaires à des ateliers. Sur le mur d’entrée, un petit encart en bois avec quelques mots d'accueil pour les visiteurs : “Les pieds sur Terre, chacun peut-être fier de ce qu’il accomplit ici ou ailleurs, soyez les bienvenus”.

— Entrez, nous propose Cath en poussant la porte. Je vais vous présenter mes colocataires.

Ici, rien à voir avec les aprioris que l’invité pourrait avoir, aucun signe religieux. Les murs du hall sont colorés et décorés de nombreuses photos. Dans son centre, un escalier en pierre avec une rampe en fer forgé dessert les étages. Je suis impressionné par la qualité des meubles posés aux quatre coins, on peut ressentir l’amour de l’ébéniste qui les a sculptés. Un travail de marqueterie très précis me saute aux yeux dans la cuisine dans laquelle elle nous invite à la suivre. Le vaisselier est une pièce de toute beauté. Je reconnais l’expertise des doigts de l’artiste qui a œuvré. Une immense table taillée d’un seul bloc remplit l’espace et laisse entrevoir la vie qui anime cette maison. Même si pour l’heure, l’espace résonne en silence. Ma main glisse le long des nervures, je ressens un plaisir intense au contact du bois qui fait remonter tant de souvenirs aux côtés de mon grand-père. Je me revois dans son atelier, je passais des après-midi à observer chacun de ses gestes et rapidement j’ai appris à utiliser un ciseau à bois. Transformer, modeler, toutes ses actions étaient magiques. Je n’ai jamais eu son talent et pourtant j’étais si fier. Quand je finissais mes objets, pour me féliciter il me prenait dans ses bras et m’ébouriffait les cheveux.

— Zach, tout va bien ? me demande Cath.

— Oui, rassure-toi. Cette table est magnifique. Elle m’a fait penser à mon grand-père, lui aussi travaillait le bois, aussi je ne sais pas pourquoi l’émotion m’a attrapé. C’est un peu comme si je le sentais à mes côtés.

La jeune femme nous propose de nous asseoir pour déguster une boisson chaude avant de vider la voiture. Elle nous sert à chacun un thé qu’elle accompagne d’une assiette de cookies. Alors que je l’interroge pour avoir plus de précision sur les auteurs de ces pièces en bois, une furie entre dans la salle en hurlant :

— Cath, viens vite, il y a eu un souci à l’atelier ! Jessica a coincé son pied sous un rondin, elle a très mal !

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