Le bouleau jaune
Sans avoir plus d'explications, nous suivons l’adolescente dans une des annexes. Un petit groupe se tient autour d’une silhouette allongée au sol. Sans réfléchir Oliver se précipite, son instinct d’urgentiste prend le dessus. Dans cette situation, le gars perdu, mélancolique et peu sûr de lui, revêt un tout autre visage. Le médecin maîtrise chacun de ses gestes et prodigue les soins nécessaires. Les jeunes filles qui entourent la blessée lui libèrent l’espace afin qu’il puisse se mettre en action. Inquiètes, elles attendent de connaître son diagnostic. Heureusement pour la demoiselle en détresse, le charmant orthopédiste traînait dans les parages. Avec habileté, il prend soin de sa patiente et la rassure. De ce que je comprends, il y a eu plus de peur que de mal. Une belle frayeur tout de même pour celles qui étaient à ses côtés au moment de l’accident. D'après les informations que j’ai récoltées en discutant avec le groupe, le morceau de bois a glissé de l'étau puis tout est allé très vite. L’objet a terminé sa course sur le pied de l’adolescente. Par chance, les chaussures de sécurité ont minimisé l’écrasement. L’intervention rapide d’Oliver a limité les éventuelles séquelles post accident. Je grimace en songeant à mon orteil au chaud dans sa botte, douloureux. Mes mouvements restent limités et mes dernières péripéties ne l’aident pas à cicatriser. La marche forcée dans la neige après la panne et la course précipitée dans les rues St Hippolyte pour semer les deux mecs douteux n’ont rien arrangé. Ma démarche de canard boiteux n’arrange rien même si j'apprécie d’avoir évité le plâtre et les béquilles. J’apprécie mon indépendance. Pour Jessica, sa rencontre avec un rondin de bois de cinq kilos va lui coûter un séjour à l’hôpital. Oliver se propose de l’accompagner pour apporter son aide et s'excuse de m’abandonner.
— Vas-y, acquiescé-je, je suis entre de bonnes mains. Je vais aider Cath à décharger sa voiture.
— Oui et nous on va lui faire visiter notre cocon, ajoute avec aplomb Paola, la plus jeune du groupe.
— Sur le chemin, j’en profiterai pour prévenir mon frère de notre retard, me crie Oliver en montant à l'arrière du range rover.
Je regarde la voiture filer et découvre un logo arc-en-ciel en filigrane sur la plage arrière du véhicule. Les détails s'additionnent et me laissent à penser que nous sommes dans un pensionnat peu ordinaire. Ses occupantes où devrais-je dire ses pensionnaires vivent en harmonie dans ce refuge. À chacun de mes pas, Paola me présente ses colocataires et insiste sur leur courage. Les sœurs ont offert un nid douillet à douze femmes afin qu'elles puissent se construire un avenir solide et se former pour affronter un monde peu enclin à leur faciliter la tâche. Cath me précise qu’elles vivent en communauté sur un pied d'égalité. Plus de doute, dans ce domaine isolé, les âmes perdues ont atterri avec succès. Leurs histoires ne sont pas de jolis contes de fée, aucune n'est née dans un écrin doré, sous une bonne étoile, pas de princesse en quête d’un bon parti, juste des adolescentes prêtes à tout donner pour les femmes qui les ont accueillies les bras ouverts avec bienveillance, tolérance de respect.
Dans cette famille d'accueil, point de jugement, point d’agression verbale ou de violence. Un élan de solidarité se tisse dès l’instant où les invités posent leur valise dans cette propriété en retrait d'une civilisation trop agressive avec les plus démunis. Leur enthousiasme me saute aux yeux. Après avoir aidé à débarrasser la voiture des différents cartons, Paola, la dernière arrivée, me guide au travers des allées. La pipelette m’explique leur journée. Elle m’annonce les règles de vie établies en commun accord. Tout est passé en revue, des œufs frais ramassés dans leur poulailler construit par les dernières années au lait de vache récupéré à la ferme voisine au retour de leur randonnée matinale. Paola est intarissable, elle énumère dans les moindres détails tous les points positifs et élimine les défauts d’un revers de main. Si les Soeurs ont besoin d’une ambassadrice pour leur refuge, je suggère de choisir l’adolescente qui déambule à mes côtés, elle sera parfaite. La bavarde me précise avoir débarqué au cours de l'été et depuis avoir trouvé un équilibre qui lui manquait. Du haut de ses quinze ans, elle m’impressionne. Dans son regard, une étincelle crépite. L’adolescente sait ce qu’elle veut et ne passe pas par quatre chemins pour laisser ses mots s’enfuir de sa bouche. Elle est cash, tout en restant respectueuse.
— Tu m’emmènes visiter vos ateliers ? demandé-je curieux d’en apprendre un peu plus.
— Avec plaisir. Comme ça, je pourrai te montrer mon projet. Ici, nous suivons toutes un diplôme d'études collégiales métier du bois. Soeurs Cath, Kathleen, Valérie et Sofia assurent les matières principales et Soeur Marianne qui est partie avec ton ami est notre professeur en atelier. Une fois par semaine, nous accompagnons une équipe de gardes forestiers. Leur expertise nous apporte des éléments complémentaires à notre formation. Zach, savais-tu que pendant la seconde guerre mondiale, des milliers de femmes avaient pris la relève des hommes dans des métiers traditionnels, notamment le secteur forestier ? Surnommées « bûcheronnes », elles sont devenues l’élément clé des efforts visant à promouvoir la participation des femmes à l’économie de temps de guerre.
— Ces femmes t’ont inspirées dans le choix de ton métier ? lui demandé-je en sentant une émotion vive dans sa voix.
— Je ne pourrais l’affirmer, mais j’aime à penser que nous pouvons tous réussir dans le domaine qui nous passionne du moment que nous en avons la volonté. Ma grand-mère m’a aussi aiguillée dans mon choix. Elle a obtenu ma garde à la mort de mes parents, mais depuis un an sa maladie s’aggrave aussi elle m’a confiée aux sœurs. Elle les a connues au travers de différentes actions qu’elles mènent auprès des familles de bûcherons. Aussi elle leur a demandé de prendre soin de ma petite personne avant de tout oublier. Depuis toute petite, elle me raconte les histoires de ses aïeuls et comment leurs conditions de travail étaient brutales. Tu te rends compte que du matin au soir, six jours par semaine, ils étaient à pied d'œuvre. Les arbres étaient coupés par deux hommes. Face à face, ils frappaient le tronc avec une hache à soixante centimètres au-dessus du sol. Au vingtième siècle une scie à deux manches de deux mètres de long nommée godendard a pris le relais. Puis elle a été remplacée par la sciotte, plus petite et plus maniable.
J’ai le sentiment qu’elle pourrait me parler de ses experts du bois des heures et des heures sans se lasser. Chaque détail relaté fait remonter en surface tant de souvenirs communs. Je me sens proche de ce peuple comme si je découvrais une nouvelle terre d’accueil. Alexis, sa famille, nos amis et aujourd’hui ce pensionnat me font prendre conscience que je veux planter ici mes racines pour puiser la force nécessaire pour avancer sereinement dans ma vie d’adulte. Quelles que soient les embûches, les ennuis, je réalise peu à peu que je ne suis pas seul et que je vais pouvoir m’accomplir. De telles rencontres m’aident à m’épanouir. J’en avais besoin.
— Et toi, tu fais quoi de tes journées ? me demande Paola en posant son index sur mon torse pour me réveiller.
— Pardon, dis-je en réalisant mon absence. Je réfléchissais à tout ce que tu me disais. Je suis venu au Canada pour faire mes études de journalisme à Montréal.
— Oh c’est cool et ton ami il est médecin ?
— On va dire qu’il est en bon chemin.
— En somme, il prend son pied. Et toi Cendrillon, comment as-tu fait pour chausser ce joli soulier ? me questionne-t-elle en pointant le sol.
— Si je te dis ma maladresse, tu me crois ? Ou plutôt une rencontre avec un casse-pied, est-ce je suis plus crédible ? À moins que je te baratine avec un rendez-vous avorté.
— Apparemment tu en gardes un bon souvenir, dit-elle en éclatant de rire. j’aime bien ton autodérision. Tu en as pour longtemps ?
— Jusqu'au jour où mon prince viendra, ajouté-je songeur.
— Oh tu es un grand romantique, j’adore.
— Plus sérieusement, d'après mon médecin personnel, on va dire un mois ou deux.
— Je vois, à moins que ce soit sa façon de prendre soin de toi. Vous deux, vous êtes ensemble ? me demande-t-elle du tac-au-tac.
— Non, juste un ami croisé dans le service des urgences.
— Pourtant du peu que j’ai aperçu, à la façon dont il te regarde, tu ne le laisses pas indifférent, me dit-elle en me gratifiant d’un clin d'œil.
Décidément, je devrais consulter un ophtalmologue parce que je suis aveugle ou je fais tout pour ne rien voir. Paola a un don de voyance, je devrais la présenter à mon amie Léa. Nous revenons à la hauteur des ateliers. Elle pousse la porte, le vitrail au centre d’un cadre en bois sculpté est fabuleux. La pièce, sous son dôme de verre, correspond à une ancienne serre réhabilitée en menuiserie. Le soleil inonde de lumière le lieu et lui apporte une ambiance chaleureuse propice aux activités manuelles. Plusieurs établis en bois garnissent l’espace. Sur chacun des postes de travail se trouve un chevalet avec une photo de la stagiaire concernée. Paola m’attrape par la main et me presse pour que je l’accompagne sous l'œil attentif de Cath qui nous a rejoint.
— Voilà donc ton bureau ? dis-je surpris du rangement au millimètre.
— Oui, répond-elle tout sourire. Tu trouves pas qu’il est chouette ?
Elle trépigne et attend mon avis que je me dépêche de lui donner après avoir fait le tour du meuble :
— Sympa ce coin. Dis-moi de quelle essence d'arbre s'agit-il ?
— Du bouleau jaune. Tu peux en voir de beaux spécimens dans le parc, précise-t-elle. Le plus haut mesure trente mètres et a une circonférence de soixante centimètres.
Je n’ai pas le temps de répondre quoi que ce soit que Paola poursuit son inventaire. Elle me raconte que son écorce, d'un brun rougeâtre chez les jeunes pousses, s'effiloche en filaments argentés et cuivrés avec l'âge.
— Un peu comme les humains quand leur chevelure prend des teintes poivre et sel, s’amuse-t-elle à ajouter avec un air taquin. Enfin, pas toi, rassure-toi.
Puis, elle enchaîne avec entrain et me parle des rameaux aux saveurs de menthe. Ses explications sont claires. Je découvre avec étonnement à quelques détails près que là où seulement trente litres de sève d'érable suffisent pour faire un litre de sirop, il faudra patienter pour récolter les cent trente litres du nectar du bouleau nécessaire pour un même volume.
— Eh bien, je suis impressionnée, applaudit Soeur Catherine, tu as bossé dur en dehors de tes cours.
— Tout est tellement passionnant et stimulant à vos côtés, la remercie-t-elle en retour, fière de recevoir de tels compliments.
— Moi, t'entendre me raconter tout ça avec autant de fougue, cela me fait penser aux pins qui ornent la forêt de chez ma grand-mère et pour lesquels je me suis battu pour qu'on ne les coupe pas sans raison ou pour de mauvaises raisons. Ils sont nos racines et notre histoire, j'aime venir me ressourcer au cœur de ses grands échassiers. Je suis surpris que vous n'ayez pas construit une cabane pour leur offrir une nouvelle destinée.
— Justement, regarde les plans que j’ai dessinés et le modèle miniature que j’ai construit. Tu as visé dans le mile. Son bois est dense et lourd et du coup très recherché. C’est la première idée qui m’est venue quand on m’a demandé ce que je voulais faire.
— Et pourquoi ? l’interrogé-je.
— Pour me sentir en sécurité, me répond-elle sans hésiter.
— Je te comprends, ajouté-je en songeant à la cabane construite à Mésanges par mon grand-père.
— Viens, je vais te montrer de plus près le plus ancien spécimen. Je peux ? demande-t-elle en se retournant vers Cath.
La jeune femme lui fait un signe de la tête pour lui donner son accord. Aussitôt Paola m’attrape par la main et m'entraîne à sa suite.
— Cet arbre est incroyable, il va fêter ses cent ans me précise-t-elle, ravie.
— Ralenti, s’il-te-plaît, la supplié-je en sentant mon orteil de plus en plus douloureux.
— Oh pardon, dit-elle désolée. On pourrait demander à sœur Valérie de te faire une tisane avec ses feuilles et aussi pour Jessica. Vous aurez bien besoin de ses vertus anti-inflammatoires.
Je n’en reviens pas, elle a réponse à tout.
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