"Les pieds sur terre"
Les filles se moquent ouvertement de moi et me charrient à chaque fois que ma messagerie bipe. Avec joie, les pensionnaires en ajoutent une couche, si un sourire étire mes lèvres. Pas étonnant, je n’ai jamais été autant sollicité. En premier, Alexis et Maëva viennent aux nouvelles. Je comprends leur inquiétude suite à la soirée mouvementée d’hier. Je me demande si Lucas s’est confié à sa meilleure amie, possible mais pas certain. Dans la foulée, au tour de Noah et Léo de se manifester, ils montent dans le bus qui les mènent à leur match et avant les deux compères veulent s’assurer que je me trouve loin de Peter. Mes amis restent sur le cul quand je leur réponds que je suis parti prendre le large chez le frère d’Oliver. Ils ne cherchent pas à en savoir plus, étonnant quand on les connaît. Léo se contente de me conseiller d’être sage, Noah, plus direct, me dit d’en profiter pleinement. Si l’un et l’autre savaient les péripéties qui ont ponctué mon après-midi, ils viendraient illico presto pour jouer les gardes du corps. Je les imagine sans mal débarquer en plein milieu du repas, équipés de la tête au pied de leur tenue de hockey. J’éclate de rire à l’idée de ce tableau irréaliste, sous le regard amusé des pensionnaires.
Une certitude me traverse l’esprit. Je ne leur cacherai rien de ma future enquête d'investigation dans l’enceinte de l’université pour mettre à jour un trafic de stupéfiant orchestré par Peter. J’ai conscience que j’aurai besoin d’eux pour assurer mes arrières et me canaliser si je venais à merder. Au tour de Rose de me poster un mot : “Toi,t’as intérêt à m'offrir un muffin et un thé lundi à ton retour. Deux jours sans nouvelles, t'exagère, même si Noah m’a dit que tu avais fourré ton joli petit cul dans les emmerdes. La prochaine fois que tu ne donnes pas signe de vie, je débarque et je te rappelle qu’on ne laisse pas Rose dépérir dans un coin. Allez t'inquiète, de mon côté, j’ai obtenu mon ticket pour participer au déplacement avec les joueurs de l’équipe. Difficile de se rincer l'œil avec leur équipement, j’aurai mieux fait de craquer pour un nageur. Pas grave, je me rattraperai quand j'aurai Noah pour moi toute seule sous la douche. Mais gare à toi, tu mouftes pas, je lui réserve une surprise à ma façon. Sinon, je veux tous les détails croustillants de ton week-end. Petit conseil, pas question que tu te défiles tu m’as promis de m’accompagner à la semaine de la mode. Allez bisous, les Men's Ice Hockey m’attendent.” Je lui réponds par un émoticône pouce levé, un smiley mort de rire et un bisou. Je sais qu’elle ne va pas tarder à me répondre avec une langue tirée.
À peine, je dépose mon téléphone pour réaliser la tâche qui m’a été confiée que mon portable vibre. Au tour de Jérémie de m'annoncer son arrivée chez Pierrette. Je suis heureux de savoir qu’ils vont partager quelques jours à ses côtés. “Embrasse grandma de ma part mon chou et profitez en bien avec Maël, vous me manquez”. Pas le temps de ranger l’appareil que la réponse arrive : “Et toi fais gaffe. Harry m’a prévenu que vous vous lanceriez dans une enquête ensemble. À ses côtés, tu ne risques pas grand-chose. Je poursuis mes recherches au sujet de Peter, par contre je t'avouerai que je le sens moyen le grand frère. Aussi tiens-toi loin de lui, je ne voudrai pas être obligé de prendre le prochain vol pour Québec. Bien que Maël me tanne pour que nous venions passer noël avec toi. Au retour, nous ferons un crochet par Bordeaux pour avoir un complément d’informations. Je sais précisément à qui je vais demander. Dès que j’en sais plus, je te transfère les éléments que j’aurai pu glaner. Dans tous les cas, je te tiendrais au courant”.
— Tout va bien Zach ? me demande Paola assise en face de moi. Tes yeux bleus se teintent de gris orage.
— Excuse-moi, je lisais les dernières nouvelles de France.
— Et elles ne sont pas bonnes ?
— Elles pourraient être meilleures, soupiré-je tout en pianotant une réponse.
“T'inquiète ce week-end, je me suis mis au vert. J'ai pris le large avec Oliver, j’avais besoin de prendre l'air. Bon, je préfère te prévenir, comme souvent j’ai eu quelques pépins avec deux crétins qui voulaient faire de nous leur casse-dale érotique. À côté de ça, j’ai fait de belles rencontres. Je passe la soirée chez des Soeurs dans un pensionnat pour jeunes filles. Je vais en avoir des choses à te raconter, peut-être que je devrais envisager d’en écrire un roman. Amusez-vous bien et n'hésitez pas à squatter la cabane, la clé est toujours au même endroit. Allez, je te laisse, on m’attend en cuisine. Depuis que je suis ici, j'arrête pas de bouffer, sûrement dû au froid, il faut des calories pour résister au moins quinze. Rassure ton beau gosse qui doit lire par-dessus de tes épaules, mes tablettes de chocolat s’épaississent et mes poignets d’amour restent intacts. Allez la bise à vous deux et bonjour à Étienne si vous le croisez”. La réponse instantanée me fait éclater de rire : “Eh, envoie une photo, je ne crois que ce que je vois.” La suivante me laisse dubitatif : “Etienne est reparti à Dublin pour rejoindre Manu.”
— Oula encore bonne et mauvaise, me lance Paola, ton visage t’a trahi.
— Ouais, sans intérêt, allez viens on nous attend.
Je mets le portable en mode silencieux et le glisse dans mon blouson pour ne plus être dérangé. Dans la cuisine règne une ambiance légère. Pour composer des équipes, les filles proposent de jouer “au pendu de la courte paille” que je ne connais pas. Les adolescentes ont fait un mixte de deux jeux avec des règles simples et un choix : une lettre ou une paille. La lettre te permet de faire une proposition et gare à sa présence ou non dans le mot choisi. La grande paille donne la possibilité de choisir deux lettres. Quel que soit leur sort, le petit bonhomme ne perd pas espoir. Par contre, la plus petite brindille ne laisse aucune chance à ce pauvre bougre. Nous passons chacun notre tour au tableau noir. Si nous faisons deviner le mot, nous remportons le tablier blanc. Si notre mot, trop facile, est trouvé, nous intégrons le groupe des tabliers noirs. J’ai le sentiment de participer à un show télévisé dans la brigade d’un grand chef étoilé. Aucun poste n’a été négligé, il y a le groupe des cuistots et celui des commis. De nombreux fous rires ponctuent les parties. À chaque manche, des binômes sont constitués, même les sœurs se prêtent de bonne grâce aux hostilités. Avec Paola, nous intégrons les maîtres cuisiniers. Je suis le chef pâtissier et elle est chargée des corvées d'épluchures. Nous avons choisi d'un commun accord de confectionner une tarte fourrée aux pommes caramélisées. Je m'attèle à la pâte sablée, ma partenaire me prépare tous les ingrédients et je me jette avec enthousiasme dans l’arène. Mes mains pétrissent la farine, le sucre et le beurre sous le regard attentif de Cath qui s’occupe de préparer une quiche avec une de ses pensionnaires.
Après deux bonnes heures, Oliver réapparaît avec Jessica et Soeur Marianne. Toute la petite tribu accueille leur amie avec soulagement et l’entoure avec joie. Son retour est fêté en fanfare. Les questions fusent, elles veulent connaître tous les détails de son passage aux urgences. Après quelques explications sommaires données par Oliver, la blessée s’installe en bout de table sur une chaise capitonnée de coussins. Les consignes sont simples, elle sera l’invité de marque de cette soirée. Chacune a œuvré pour concocter un repas gargantuesque à partager entre tous. Paola aidée de Cath m’avaient prié de partager la soirée dans leurs murs. L’une et l’autre avaient donné tout un tas d’arguments pour agrémenter leur invitation, sans savoir qu’il n’en fallait pas autant pour me convaincre. Devant leur détermination, j’avais écouté sans rien dire pour finir par lâcher un “oui” avec un grand sourire après dix minutes d’un dialogue entre les deux femmes. J’avais tout de même pris la peine de demander l’accord à Oliver, après tout son frère nous attendait, il serait malvenu de le décommander sans l’en avertir. Oliver m'avait confirmé que notre plan pouvait évoluer sans soucis, il se chargeait de le prévenir. Rien de surprenant, depuis notre départ à treize heures de Montréal, le programme a été chamboulé et remanié à plusieurs reprises.
La table est impressionnante, collés les uns aux autres, le repas débute. Oliver prend place à ma droite, Paola s’incruste à ma gauche. Les discussions partent dans tous les sens, chacun voulant mettre son grain de sel au cours des échanges. Tous les participants, avec facilité, alimentent les débats, de nombreux thèmes sont abordés. Cette soirée est propice aux confessions, pas de langue de bois ni de sujets tabous. Nous en apprenons un peu plus sur les adolescentes qui se livrent à coeur ouvert. Les aînées avouent appréhender leur départ en juin et devoir quitter le nid pour affronter le monde. Cath, rassurante, leur certifie que la porte leur restera grande ouverte si elles en ressentent le besoin. Paola ajoute avec un grand sourire qu’elles seront toujours unies les unes aux autres, un lien indéfectible où qu’elles se trouvent sur cette terre. Entrée au pensionnat des “Des pieds sur terre” est une bénédiction, franchir le hall un coup de pouce du destin. Ici, on trouve une famille avec des bras ouverts en grands prêts à accueillir l’oisillon tombé du nid.
Dix heures sonnent au carillon de l’entrée, le repas se conclut avec une tisane aux feuilles de bouleau. Un clin d'œil fort apprécié par l’équipe des estropiés que nous formons avec Jessica. Soeur Marianne se joint à nous avec joie, précisant sans passer par quatre chemins que les bienfaits anti inflammatoires apaiseront son arthrose récurrente. Les autres participantes préfèrent se partager un café ou un thé pour digérer. Pierrette serait avec nous, elle nous aurait offert une liqueur de verveine. Grandma adorerait cette fourmilière et trouverait en ces lieux un havre de paix des plus ressourçants. Qui sait, un jour, lui proposerai-je de venir me rendre visite ? Sa témérité et son goût de l’aventure lui donneraient des ailes et une seconde jeunesse.
Je me réjouis aussi de voir que depuis son retour Oliver est plus apaisé, ses traits détendus. Lui aussi a trouvé ici un coin dans lequel il se sent bien. Je demande à nos hôtes si nous pouvons immortaliser le moment au travers d’un cliché. Devant l’enthousiasme de tous, il ne nous faut pas longtemps pour nous mettre en place. Je pose mon portable sur le ponton de la cheminée, enclenche le retardateur et me presse pour prendre ma place entre Oliver et Paola. La douleur, toujours vive, qui irradie mon orteil, n'entache pas le sourire calqué sur mon visage depuis mon arrivée.
— Le carrosse de ces messieurs est avancé, nous annonce Cath signalant l’heure du départ.
— Oui ce serait dommage que nos cendrillons se retrouvent coincées ici, nous taquine Paola.
— Vous pourrez repasser à l’occasion ? nous propose Jessica.
— Avec plaisir, répond aussitôt Oliver. Je viendrai prendre des nouvelles de ma patiente à l’occasion des fêtes. Je passe noël chez mon frère.
— Et toi Zach, tu seras du voyage ? On compte sur toi pour venir nous interviewer ? insista Paola.
— Jeunes filles, ne soyez pas aussi exigeantes, tempère Cath. Vous savez que les chemins se croisent et s’éloignent avant de se retrouver. Mais j’avoue que je serai de l’avis de nos pensionnaires et nous serions ravis de pouvoir te compter parmi nous au cours d’un séjour plus long
— Je ne peux pas vous le promettre pour ne pas vous décevoir mais sachez que je ne manquerai pas l’occasion de venir vous rendre une seconde visite, dis-je en saluant de la main la petite troupe blottie les unes contre les autres sur le peron.
Les températures avoisinent les moins quinze degrés, le ciel étoilé nous guide vers notre future destination. Oliver, assis à la place du copilote, discute avec Cath, prochaine étape la zone des activités plein air de St Hippolyte. Je profite de ce moment calme pour envoyer un message à Lucas accompagné de la photo “Le coin est vraiment sympa, les paysages de nuit magiques, je te raconterai tout à mon retour, j’espère que ta journée n'est pas trop fastidieuse et que Jacques va te libérer plus tôt. Bon courage.”
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