Balto, husky sibérien

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Les bouleaux jaunes ont cédé la place à de grands sapins verts soupoudrés d’une fine pellicule de neige. Nous avons enfin rejoint notre point de chute avec plus de dix heures de retard. Cath nous laisse sur le parking à l’entrée du centre et repart aussitôt. Je découvre avec stupéfaction la voiture d’Oliver, garée au milieu des autres. Avant d’aller plus loin, je l’attrape par le bras et lui balance :

— Tu m’expliques. Comment a-t-elle pu arriver ici ? Ton frère est magicien ou tu t’es joué de moi ?

— Non, je te promets, répond-il désolé. Il a dû la récupérer après mon appel et le connaissant, Luc a mis son nez dans le moteur pour trouver la cause de la panne.

— Pardon. La fatigue ne doit pas aider. Mes propos étaient déplacés, m’excusé-je, embêté d’avoir pu douter de lui.

— T’inquiète. Je te comprends. Après tout je t’avais promis aucun coup tordu. Je serai aussi méfiant si on m'avait baladé depuis notre départ de Montréal. Les enchaînements ne sont pas en ma faveur.

Un grand brun interrompt notre échange, emmitouflé dans sa parka. À peine avons-nous franchi le seuil qu’il nous propose de nous mettre à l’aise. Quand ses mains massives poussent une des portes de l’étage, je réalise que nous ferons chambre commune avec Oliver pour la nuit. Deux lits simples, placés de chaque côté de la fenêtre, complètent l’aménagement sommaire de la pièce. Seule tâche de couleurs, les couvertures écossaises. J'apprécie la douceur de l’habillage en bois, entre le chalet alpin et la cabane au Canada. Une jeune femme nous rejoint, un arondi déforme sa robe en laine et annonce un heureux événement. La future mère s’avance avec légèreté en direction d’Oliver et le prend dans ses bras. Leur accolade s'éternise sous le regard attendri de son frère aîné.

— Oliver, je suis tellement heureuse que tu te joignes à nous ce week-end, même s’il est tronqué. Tu nous présentes ton ami, lui demande-t-elle en me tendant la main.

— Zach, anticipé-je.

— Enchantée, je m’appelle Valentine. Les amis d’Oliver sont toujours les bienvenus dans notre gîte. Nous n'attendions plus que vous pour débuter la soirée au clair de lune.

— Vous n’auriez pas dû, souffle Oliver, gêné.

— Tu plaisantes petit frère, je sais combien tu apprécies de t'asseoir près du feu de camp. Le groupe, composé de dix stagiaires, s’occupe des chiens, voulez-vous vous joindre à eux ? nous propose-t-il tout en m’envoyant une parka. Tiens Zach, enfile celle-ci, elle te tiendra plus chaud. La clarté de la nuit va faire baisser les températures.

Comment refuser ? Si nous devons faire un stage de survie au milieu de nul part, autant être bien équipé. J’ai hâte de voir l'élevage canin. Un contact, même éphémère, avec une boule de poil me fera le plus grand bien. Cette journée épuisante est loin d’être terminée. Mon manque de sommeil risque de m’attraper sans que je m’y attende. Pour l’heure, j’ai envie de profiter de l’instant sans me poser de questions, j’aurai tout le temps de mettre mon cerveau en ébullition dans les prochaines semaines.

De son côté, Oliver ne semble pas en meilleur état, ses réponses se font avec un décalage. Son corps se meut dans l’espace, ses pas laissent une trace dans la neige, mais ses pensées semblent ailleurs. Son frère insiste en le questionnant, sur son visage se dessine les stigmates d'une inquiétude naissante. Les absences du jeune médecin se font plus longues, comme si une lassitude enveloppait son être. Je me reconnais dans ce silence pesant, voire oppressant pour soi mais tout autant pour les autres qui ne comprennent pas ce que nous vivons en notre for intérieur. Le passé m’a obligé à grandir en accéléré. Le présent m’incite à avancer pour ne pas regretter. Quant à l’avenir, j’y accroche mes rêves. Les valises d’Oliver doivent être aussi lourdes que les miennes, et la mélancolie qui entache son sourire me rappelle qu’un ami dans ses cas-là s’avère le meilleur soutien. Dans notre cas, il est un peu tôt pour parler d’amitié même si la vie nous réunit dans les galères. Une oreille attentive et des bras solides pour réceptionner un cœur meurtri peuvent aider à se relever. Je ne veux pas le brusquer.

Arrivés au point de rassemblement, des chants nous accueillent. Les invités assis autour du foyer, reprennent en chœur un refrain en tapant dans leurs mains. Les flammes crépitent dans la nuit, ce simple contact visuel me réchauffe. Une bonne odeur de marshmallows grillés me propulse à divers étés où adolescents nous nous retrouvions autour d’un feu de camp pour profiter des nuits plus longues. Les expériences partagées avec Manu ou Camille me font sourire bêtement. Quel que soit notre parcours en commun ou pas, ces clichés resteront ancrés en moi comme des moments de bonheur. Mes illusions sont restées enfouies en France, pourquoi les déterrer ? Je vais les garder bien au chaud dans un coin de mon cœur et avancer, je verrai bien ce que l’avenir m’offrira de mieux ou de pire ?

— Prends place, me suggère Luc.

En balayant du regard le groupe, je constate que la moyenne d’âge ne doit pas dépasser une dizaine d’années.

— Salut, moi je m’appelle Victoria, me dit une petite bouille enveloppée dans une couverture, et mon compagnon Baya. Et toi ?

Des boucles blondes sauvageonnes dépassent de son bonnet. De jolies perles vertes brillent dans ses yeux. Le chien, allongé à ses pieds, dresse une oreille avant de se mettre en boule.

— Zach.

Chacun se prête au jeu des présentations, la soirée fait écho à notre arrêt au pensionnat. Ce week-end, le centre “plein air” accueille un groupe d’enfants issus de quartiers prioritaires de Montréal. Ils sont arrivés ce matin en minibus avec la possibilité de passer deux jours en compagnie des chiens de traineaux. Luc m’explique qu’à leur arrivée, les animaux leurs ont été présentés et au cours de la matinée, ils ont appris à leur distribuer les soins nécessaires avant de pouvoir faire la sortie programmée de demain. De leur côté, les chiens apprivoisent leur maître.

— Du coup Zach, tu feras tes premières pistes avec nous au lever du soleil ? lance Victoria, trépignant à mes côtés.

— Je suppose, confirmé-je en observant Oliver, à nouveau loquace.

— Je voulais te faire la surprise, réplique-t-il en me souriant. Mais avant de prendre les rênes du musher, laisse-moi te présenter les vrais stars de notre virée.

Il se dirige vers le chenil d’un pas assuré, le contraste est saisissant comme s’il renfermait deux faces d’une pièce, le côté pile déterminé et confiant, le côté face mélancolique. Oliver revient encadré par deux spécimens irrésistibles. À sa droite, un grand mâle au corps musclé et compact avec un pelage caramel. À sa gauche, le husky moins trapue habillé d’un poil bicolore avec sa robe blanche sur le ventre avance avec grâce. Sa tête grise, arrondie, s'affine vers la truffe. Son masque met en lumière ses yeux amandes, d’un bleu éclatant, une élégance froide.

— Zach, si vous vous regardez dans les yeux avec le husky, c’est comme si tu te voyais dans un miroir, m’apostrophe Victoria. Impressionnant.

— La même profondeur, on pourrait se noyer dans cet océan, se hasarde Oliver. Je te présente Blue, tu ne me diras rien d’original et son compagnon Balto.

— Oh comme dans le dessin animé ! s’écrie Victoria.

— Tu as raison, confirme Luc qui alimente le foyer. Connaissez-vous son histoire ?

— Non, répond la tribu à l’unisson. Raconte-nous, supplient les enfants tout autant curieux que moi.

Le frère d’Oliver lui laisse la parole, je l’écoute avec attention. Le conteur nous vante les exploits des musher et de leur attelage. L’histoire prend vie, tous les mots sont posés avec douceur. Je découvre avec intérêt qu’en dix-neuf-cent-vingt-cinq, plusieurs traîneaux furent équipés pour assurer une livraison de vaccins à la ville de Nome pour contrecarrer une épidémie de diphtérie, maladie mortelle pour les enfants. Le futur médecin marque une pause, s’éclaircit la voix, gagné par l’émotion.

— Le blizzard soufflait en violentes rafales, poursuit-il.

Victoria vient se coller contre moi.

— Le vent glacial empêchait l'acheminement par avion, enchaîne Oliver. La seule solution envisageable fut un relais entre vingt attelages de husky. Chacun à leur tour, ils assurèrent une portion du trajet pour transporter l’antitoxine sur six cent miles. Jusqu’au dernier relais, où ils n’eurent d’autre choix que de poursuivre sur un tronçon plus important. Les maîtres et leurs chiens ont affronté des glaces rugueuses, des eaux déloyales et des tempêtes de neige arctique. L’Alaska s’est montrée impitoyable, mais le courage des hommes et la détermination de leurs chiens ont permis de réaliser un exploit. Ils ont relié les deux villes en cinq jours et demi, conclut Oliver sous les hourras des enfants. Balto est devenu un héros national, on peut voir sa statue dans Central Park à New York.

Valentine, nous rejoint avec un thermos de chocolat chaud qu’elle verse dans les mugs. Chaque invité pour l’occasion repartira avec sa tasse personnalisée avec la photo du chien qui dort à leurs pieds. Les fragrances de la boisson chaude tapissent mes narines. Je me délecte du parfum avant de la déposer sur mon palais. Le liquide brûlant picotte ma langue, le contraste est saisissant. Si quelques gouttes venaient à tomber dans la neige, je pourrais savourer une glace cacaotée. J’éclate de rire à cette pensée loufoque sous le regard amusé de mes voisins.

Valentine profite de son court passage dans l’antre des chasseurs d’histoires que nous composons pour nous conter à son tour la légende des husky. Je ne suis qu’à demi surpris par ce que j’apprends. La race est née de l’amour entre un loup primitif et la lune, ce qui lui a valu son apparence de chien sauvage à la queue en croissant. Chien ancestral, élevé par les Tchouktches deux mille ans avant Jésus Christ, cette tribu isolée fait de cet animal, un compagnon gentil avec les enfants, endurant pour la conduite des traîneaux et protecteur de leurs habitations. Luc, plus terre à terre, nous précise que sa queue arrondie a une fonction bien précise. Lors des tempêtes de neige, le chien se roule en boule et cache son museau sous sa queue pour respirer un air filtré moins frais.

— Tu veux effrayer les petits, gronde Valentine.

— Non, juste les informer pour leur sécurité.

— En attendant, jeunes gens, il est temps de rejoindre vos dortoirs.

— Oh non ! râlent les jeunes pousses en canon, encore un moment s’il vous plaît. Le ciel est étoilé, nous n’avons pas la chance de pouvoir en profiter en ville.

— Accordons leur cinq minutes de plus, ma douce.

Valentine craque devant les bouilles attendrissantes.

— Au prochain signal, nous écouterons sagement la Cheffe de meute, dit son mari un tantinet taquin, regardez les huskys eux ne se font pas prier, ils regagnent leur refuge.

Je suis impressionné par leur sens de la transmission, Luc et Valentine sont prêts à être parents, tous leurs gestes, leurs regards, leurs attentions sont tendres et avenants. Rien n’est forcé, tout se fait naturellement. Oliver accompagne sa belle-sœur pour mettre tous les chiens à l’abri pour le reste de la nuit. Blue et Balto sont restés blottis à mes pieds. Luc profite de ce temps supplémentaire pour offrir une ultime anecdote et sonne le rassemblement de la tribu qui reprend le chemin des bâtiments. Les silhouettes s’évanouissent. Le feu crépite, les flammes dansent devant mes yeux qui suivent les volutes en drapés vers la voûte céleste. Je place mes paumes face au foyer avant de les frotter.

— Nous pouvons rentrer si tu le souhaites, me propose Oliver tout en s’asseyant à mes côtés.

— Encore un quart d’heure si tu le permets, la nuit est si belle, suggéré-je.

— Si tu es patient et prêt à affronter le froid, je te réserve une surprise, ajoute-t-il en posant sa tête sur mon épaule.

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