Lever le voile
Le ciel danse et dévoile son ballet de lumières. Une frange d'un rose intense ourle les voiles déployées dans l’univers. Cette explosion de molécules nous livre un spectacle époustouflant, hypnotisant. Les fines particules de poussière peignent avec dérision la toile tissée au-dessus de nos têtes. Les verts débordent en cascade sur mon âme, ondulent devant mes yeux. L’enchaînement des mouvements fluides de ses drapés m’emportent dans un monde de poésie. La violence de la tempête solaire à des millions de kilomètres de notre conscience s’efface pour s’étaler à la surface en un arc-en-ciel nocturne sur notre hémisphère. Tout ce que nous voyons se transforme à l’infini, tout ce que nous percevons se déforme par magie. La palette de couleurs se déploie, le rideau s’ouvre sur un théâtre où nos rêves virevoltent accrochés à des ailes éphémères. Je suis tombé sous le charme de ce spectacle à ciel ouvert, où aucune pollution ne peut me priver de ce sentiment d’être un privilégié. La douceur de l’instant me berce, le rythme de mes battements de cœur se sont apaisés à l’unisson de ceux d’Oliver. Sa tête blottie contre mon épaule ne bouge pas, je peux sentir son souffle chaud. Aucun de nous ne parle, le silence, un lien invisible entre deux êtres. Nous apprécions le moment à sa juste valeur. Témoins, de ce qui se joue devant nous avec humilité.
Je songe à mon amie Camille, à ma grande-mère, elles seraient aux anges de pouvoir admirer Mère Nature nous offrir avec légèreté une de ses plus belles créations. Lentement, les tentures s’évaporent, la suite du spectacle est tout aussi féerique, les étoiles à leur tour entrent en piste, leur éclat brille de mille feux, comme heureuses de compléter le tableau. Immortaliser le panorama, voler d’un claquement de doigts ce cliché intemporel pour le garder dans une boîte à trésors. Ranger tous ses petits riens dans son coffre à souvenirs et le poser à l’abri de la noirceur du monde, pour l’ouvrir plus tard et se donner un brin de douceur et de lumière quand cela s’avèrera nécessaire. Parfois, je me dis que maman était une fée et qu’elle savait parfaitement où elle voulait me mener. En cette soirée, au milieu de la forêt, je me sens connecté à tout ce qui m’entoure, un bien-être m’envahit et au fond de moi au travers de chaque chose, je peux ressentir sa présence. Étrange sensation qui parcourt tout mon corps, il y a en ces lieux, une dimension qui me dépasse. Rien ne m’effraie, tout me soulage, je ne perçois plus le froid traverser mes vêtements, je me sens profondément en accord avec moi-même.
Blue et Balto, allongés à nos pieds, n'ont pas bougé une oreille depuis le début de l’aurore boréale. La lune apparaît de derrière un nuage, les oreilles des huskys se dressent. Je pose ma main sur la tête du mâle, mes doigts caressent sa truffe avec tendresse, Anouch me manque, comme j'aimerais la prendre par l’encolure pour l’étreindre. À son tour, Oliver se lève, le feu s'essouffle.
— Veux-tu rentrer dormir ? me demande-t-il en s’approchant du foyer.
— Je n’en suis pas sûr, soupiré-je.
— Si nous restons, il faudra ajouter du bois pour ne pas finir en glaçons, suggère-t-il.
— Et toi ? Tu as sommeil ? questionné-je, curieux de connaître son avis.
— Il y a une demi-heure, je t'aurais dit oui parce que je piquais du nez, mais là je profiterai volontiers du calme des lieux, lâche Oliver.
— Tu viens souvent ?
— À chacun de mes week-end de repos.
— Je peux me montrer indiscret ? Tu es libre de refuser de répondre, hasardé-je.
— Je t’écoute.
— Chacun à notre façon, nous utilisons des mécanismes similaires de protection. Nous désirons de la compagnie, de la chaleur mais nous nous enfouissons dans le silence et sommes absents bien que présents physiquement. Est-ce qu’il y aurait une raison pour que tu ressentes le besoin de t’extraire de la réalité ?
— Tu es le premier à me cerner aussi facilement. Mes amis savent que j’ai cette sale habitude mais ne me l’ont jamais reproché ouvertement ou ils l’acceptent, murmure-t-il.
— Mon histoire, mon vécu, mon passé m’ont marqué à vie, déclaré-je. Je travaille chaque jour pour aller de l’avant, mais le chemin reste encore long. Tu dois avoir connu des moments très difficiles pour avoir construit de tels remparts de ton côté ?
— Je ne sais pas si je suis prêt à raconter pourquoi mon cœur est en miette. La douleur reste vive et les morceaux sont éparpillés dans un parc de Montréal à côté des cendres de mon bien aimé.
Ses dernières paroles font céder la digue, un flot de larmes accompagnent les tressaillements de son corps, je ne m’attendais pas à une telle révélation. Est-ce moi qui vient de parler à voix haute ? Dans cette clairière, pas de faux semblants, pas de tricheries, Oliver ne joue pas. Le futur médecin n’essaie pas de m’attendrir ou de me charmer. Les dernières places fortes cèdent une à une, comme si de son côté, il n’attendait que le moment propice où je mettrais un coup de pied dans la fourmilière. Je ne sais pas comment me positionner face à sa détresse. Mécaniquement, ses mains ramassent des branches et les lancent dans le feu.
— Zach, as-tu déjà été amoureux au point de te dire que tu serais prêt à donner ta vie pour sauver la sienne ? prononça-t-il du bout des lèvres.
— Je pense que je le suis toujours.
— Ah, lâche-t-il, fuyant mon regard.
— Et toi ? enchaîné-je pour ne pas m’attarder sur mon cas.
— Comme un fou, dit-il avant de marquer une pause pour reprendre son air.
J’attends à mon tour pour prendre la parole.
— Tu sais, je pense qu’il est folie de se convaincre du contraire.
— Si mon frère, sa femme et mes amis n’avaient été là pour m’aider à remonter à la surface, je l’aurais rejoint, halete-t-il en avalant sa salive.
Je me rapproche de l’âtre pour m'asseoir aux côtés d’Oliver, sur le tronc mort. Les chiens m’accompagnent sans que je leur ai suggéré. À peine installé, il vient poser sa tête contre mon épaule, j’attrape la couverture et la passe sur son dos pour ne faire plus qu’un.
— Zach, as-tu perdu un être cher sans que tu t’y attendes, sans avoir été préparé ? hoquette-t-il avant d'enchaîner, par mon métier, chaque jour je côtoie des situations différentes, du bobo à la plus terrible des souffrances, du cas le plus simple au diagnostic le plus complexe. Nous apprenons à prendre de la distance pour garder un maximum de clairvoyance. Mais quand ça t’explose au visage, tu te retrouves désarmé, impuissant.
Ses mots se glissent au plus profond de mon être. Je sais parfaitement. Dois-je lui avouer ou juste l’écouter ? J’ai le sentiment de parler à mon reflet dans le miroir. Mon sang se glace à l’idée de découvrir le chagrin qui le hante. Sa main attrape la mienne. Sans le vouloir, nos doigts se croisent, nous cherchons un point d’ancrage pour ne pas nous effondrer.
— Est-ce pour cette raison que tu t’es enfui quand ton ami Alexandre essayait de te pousser à commencer une nouvelle histoire ?
— Oui, il a tendance à vouloir jouer aux entremetteurs depuis un mois confirme-il avec une voix plus détendue, il m’a inscrit sur des sites de rencontres pour que je tourne la page. D’ailleurs, Paul et Alexandre ont pensé que tu étais un des gars avec qui j’ai commencé à discuter. Alors on va dire que mon benêt de pote a voulu m’aider, il me connaît et sais que je ne ferai pas le premier pas.
— Tu sais ?
— Rassure-toi Zach, je ne t’ai pas emmené ici pour un plan drague ou plus si affinité. Je t’avouerai que j’ai beau faire des efforts, pour l’heure, bien que deux années se soient écoulées depuis le tragique accident, je ne suis pas prêt à vivre une nouvelle expérience. Avec Dylan, nous nous connaissions depuis le collège, nous avons appris à nous apprivoiser avant de vraiment réaliser que notre relation était au-delà de l’amitié. Alexandre et Paul nous ont aidé à passer le cap, ils sont complètement fous eux aussi, éclate de rire Oliver.
Le ton de sa voix se fait plus léger, le futur médecin, me raconte des souvenirs de lycée. Son phrasé se fait plus doux à chaque fois qu’il évoque les péripéties qui ont agrémenté ses années étudiantes. Il est tellement agréable de découvrir un peu plus de lui et de ses amis. La bande à suivi le même cursus, leurs routes se sont séparées à l’entrée en université mais ils ont gardé leur passion commune pour le triathlon. Je comprends qu’ils passent de nombreuses heures à fouler le goudron à vélo, les lignes d’eau de la piscine et pour finir les allées herbeuses des parcs. Les anecdotes me ramènent à mes études, à mes années collèges et surtout celles du lycée. Pour la première fois, je ne ressens ni nostalgie, ni mélancolie, quel que soit mon passé, il a fait de moi l’homme que je suis aujourd'hui.
— Comme je te le disais, enchaîne Oliver, Paul et Alexandre ont voulu jouer aux cupidons, oui c’est clair, un seul ne suffisait pas, Paul était plus proche de Dylan et Alexandre, de mon côté, il est mon meilleur ami, nous avons usé nos shorts dès le bac à sable, ça commence à dater. C’est aussi pour ça que je lui pardonne tant de choses.
— Tu t’égares, dis-je pour le taquiner, je veux savoir.
— Eh bien, l’un et l’autre s'étaient arrangés pour ne pas nous laisser le choix, nous mettre dans une situation telle que nous ne pourrions pas faire demi-tour. Nous sommes partis en binôme de deux points opposés pour nous retrouver dans un refuge en début d’après-midi. Nous avons réalisé un trail de cinq heures à travers les montagnes, bien sûr il neigeait. Ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille, une fois arrivée sur place, nos potes nous ont proposé d’aller nous doucher en premier, pendant qu’ils préparaient le repas. Les deux sont de piètres cuisiniers. Les petits malins avaient tout prévu dans les moindres détails. Ils nous ont enfermé dans le refuge, la seule issue était la porte. Nous ne pouvions pas passer par les minuscules fenêtres. Puis, Alexandre et Paul ont filé, nous laissant un mot sur la table pour nous prévenir qu’ils ne reviendraient que dans quarante huit heures, qu’une tempête de neige était attendue pour la nuit. Ils nous ont conseillé de rester à l’abri, ils avaient pris nos portables pour s’en assurer. Et la dernière phrase était parlante : “Vivez d’amour et d’eau fraîche.”
— Et alors, râlé-je impatient.
— Quand Paul et Alexandre sont venus nous délivrer, nous dormions blottis l’un contre l’autre dans nos tenues d'Adam.
— Je les imagine sans mal, le sourire jusqu’aux oreilles, contents que leur plan machiavélique ait remporté un tel succès.
— Je t’avouerai que le seul sourire dont je me souvienne, était celui dessiné sur les lèvres de Dylan quand il m’a avoué qu’il m’aimait.
— Quel âge aviez-vous ce week-end là ? demandé-je de peur de voir le soufflé de bonheur retombé.
— Nous venions de fêter nos dix huit ans, soupire Oliver tentant de retenir ses larmes.
J’ai un pincement au cœur. Je me demande s’il parle de moi ou de son histoire, tant de similitudes ponctuent nos vies. Pas de doute, nos routes se sont croisées par hasard, mais il est fort probable que nous feront un bout de chemin ensemble.
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