"Let Her Go"
Je me réveille avec un début de mal de crâne, les confidences de Oliver martèlent chaque recoin de ma tête. Le voir désemparé, à bout de souffle pour finir par s’effondrer dans mes bras, épuisé, m’a renvoyé à mon douloureux passé. Lessivé par ses révélations, il s'est endormi collé à mon corps, dans un lit, bien trop étroit pour nos carcasses. J’ouvre les yeux à la recherche de l’heure. Son histoire m’a dévasté. Me parler a cautérisé les plaies d’Oliver et réouvertes les miennes. Les traits de son visage, malgré les marques laissées par mon tee shirt sur sa joue, se détendent à chacune de ses respirations. Ses larmes ont fui ses yeux rougis le long de mon cou pour se noyer sur mon torse.
En rassemblant chacun des morceaux éparpillés au fil de notre discussion, l’horreur s’est mise à danser devant mes yeux. Chaque image se mêlait aux flammes du foyer avant de s’effacer, éteinte par les flocons de plus en plus épais. D’un commun accord, nous avons rejoint le chalet sous la tempête. Le ciel a partagé notre fuite, en complice de notre désespoir. Découvrir les circonstances de la mort de son chum m'ont projeté en arrière, dans la ruelle de Bordeaux, cette nuit où j’ai perdu ma mère. L’entendre énoncer les faits, détailler chaque étape de sa propre découverte a enfoncé la lame entachée de mon chagrin. J’ai accepté qu'il essuie le sien sur mon âme tout en gardant le mien. Ajouter mon épisode dramatique à sa tristesse aurait été le coup fatal en cette nuit glaciale.
Maintenant, je perçois quelques bribes de sa vie passée. Il ne connaît rien de la tragédie de mon adolescence. Peut-être parlerais-je en son temps de ma mère et de son meurtre ? Ou le tairais-je ? Dans cette clairière au Canada, j’ai accepté d’entendre son cri et de l'étouffer par respect d’une étreinte fraternelle. Quand ses doigts glacés ont effleuré ma joue, j’ai permis ce contact éphémère pour le rassurer. Quand ses lèvres se sont posées sur ma bouche pour un délicat baiser, j'ai laissé mon armure se fissurer. Quand il s'est excusé de son geste, je n’ai pas bronché. Quand il s'est endormi la tête au creux de mon épaule, je ne l’ai pas repoussé. Je ne regrette rien. Pourquoi le devrais-je ? Pour Manu ? Peut-être comprendrait-il ? D'un autre côté, le visage de Lucas apparaît à son tour. Je me pose trop de questions. Encore une fois, je doute. Je suis ainsi fait.
Je ferme les yeux à la recherche du sommeil qui me fuit. Mes doigts jouent avec la mèche d’Oliver collée sur ma joue. J'écoute sa respiration, plus régulière à présent. Je repasse son scénario pour m'assurer d'avoir tout compris. Pourquoi est-ce que je ressens le besoin de rouvrir une enquête conclue sans suite ? Un point m’interpelle. Un indice se révèle être une bombe à retardement, prête à m'exploser en plein visage. Les détails semés au cours de son récit sont tout sauf anodins. Oliver ne mesure pas la portée de ses révélations. Il a été sincère, je me dois en retour de l'être tout autant. Dans ma tête, il y a une saturation d’informations. Mon cerveau est un boomerang. J’envoie les emmerdes au loin et elles me reviennent en pleine face.
Je me redresse en prenant soin de ne pas réveiller mon compagnon de dortoir. Mon insomnie gagne peu à peu du terrain. Mes paupières, grandes ouvertes, résistent. J’attrape mon téléphone et ouvre un document dans mon espace Google Docs pour garder une trace. Les mots tapés sur le clavier me permettent de ne pas perdre le fil, comme un sismographe recueillant chaque données pour éviter le pire.
Affaire Dylan, mémo un :
Au cours de la soirée Oliver vient de me raconter les faits suivants :
* Le corps de son chum Dylan a été retrouvé sans vie dans un parc de Montréal (me renseigner pour retrouver le lieu précis).
* L’autopsie a révélé une overdose (reste à savoir à quelle substance ? De ce que j'ai compris, son petit copain était un athlète émérite, (serait-ce un produit dopant ? ) Double interrogation : comment Oliver n'a-t-il pu s'apercevoir de rien ? Paul et Alexandre seraient-il au courant de quelque chose ? Auraient-ils pu taire des preuves pour ne pas inquiéter leur ami ? (essayer de les contacter à mon retour). Manu a toujours su que je fumais de la beuh même avant que notre relation évolue. (Ce point sensible reste à affiner).
* Aucune trace de coups, ni de blessures n’ont été révélées (étonnant quand on sait que Dylan était parti courir, sa chute aurait dû provoquer des ecchymoses et/ou un traumatisme quelconque ?). (Je n’ai pas osé demandé à Oliver s’il avait vu le corps avant la crémation, rien que d’y penser j’ai envie de vomir, j’imagine sans mal ce qu’il a pu ressentir lors de ses ultimes adieux).
Je marque une pause dans ma retranscription. Dans mon mollet, un spasme s'invite en cette nuit. Une sueur froide me saisit. Les mouvements de mes orteils, pour minimiser la crampe, font réagir Oliver. Il se tourne. Ses fesses, gelées, se calent contre ma cuisse. Ce contact fugitif soulage mon angoisse et atténue les fourmillements naissants. Mon pouls ralentit. Je remonte la couverture sur ses épaules. Dans un réflexe, sa main s’accroche à mon bras avant de le relâcher dans un soupir. Surpris, je laisse échapper le téléphone. Mes doigts se faufilent entre le drap et son ventre pour le récupérer. Ma paume effleure son torse nu avant de saisir l’appareil. Un frisson différent parcourt mon corps. Je suis en manque mais pas au point de laisser mes pulsions me dicter ma conduite. Jérémie me conseillerait d’aller de l’avant, de ranger au placard mes principes. Peut-être a-t-il raison ? Pas maintenant, pas de cette façon. Je reprends mes notes.
Affaire Dylan, mémo deux :
* Dylan était étudiant en biologie. Son projet : faire des recherches en milieu pharmaceutique ( Ce point a fait tilt dès que Oliver l’a évoqué, un signal d’alerte que je ne dois pas négliger).
* Oliver est resté trois mois chez son frère à la suite du décès pour refaire surface. Il n'a jamais accepté que le dossier soit classé sans suite (premier coup de canif, attention à ne pas tout mélanger, peut-être est-ce seulement une coïncidence ?). Ouais n’empêche, cette information fait mal !
* De retour dans leur appartement pour trier les affaires de Dylan, Oliver a trouvé un carnet avec des notes. Il les a lues, mais m’a avoué ne pas avoir tout compris malgré ses études de médecine. Fait étrange : Dylan précisait qu’il se posait des questions sur un trafic au sein de l’université. (deuxième coup de couteau en plein dans le bide). À ma question : l'a t-il donné à la police ? Oliver m’a répondu qu’il leur avait montré, mais d'après l'inspecteur Roll chargé de l’enquête à l’époque, ce document n'était pas recevable. L'enquête n’a pas été rouverte. Le policier lui a suggéré de tourner la page et que la vie n'était pas toute rose. Il a conseillé à Oliver, sans mettre les formes, d’admettre que son petit ami se shootait. (voir avec Oliver pour savoir si je pourrais consulter les notes, si bien-sûr il ne les a pas brûlées) (deuxième point, me renseigner auprès d’Harry. Il doit forcément avoir des infos sur l’enquête ou pouvoir avoir accès au compte rendu. Peut-être connaît-il le fameux Roll ?).
L'alarme du téléphone d’Oliver me sort de mes réflexions. La mélodie de Let Her Go s'harmonise avec mon humeur. Avec douceur, je fredonne du bout des lèvres les paroles.
Bien, tu n'as besoin de la lumière que lorsqu'elle brûle faiblement
Le soleil ne manque que lorsqu'il commence à neiger
Tu ne sais que tu l'aimes que lorsque tu la laisses partir.
Et tu la laisses partir.
Tu la vois quand tu fermes les yeux
Peut-être qu'un jour tu comprendras pourquoi
Tout ce que tu touches assurément meurt.
Fixant le plafond dans l'obscurité
Toujours le même vide dans ton cœur
Parce que l'amour vient lentement et il part si vite.
Tu ne sais que tu l'aimes que lorsque tu la laisses partir.
La dernière note file sur la partition et accompagne mes larmes. Je trouve dans ce texte un écho à mon histoire, une émotion vive me transperce. Les trois heures de sommeil me seront-elles suffisantes pour affronter la journée ? Seul point positif, ma migraine s’estompe.
- Bonjour, me demande Oliver en se redressant. Bien dormi ?
- Ça peut aller, la nuit a été courte mais je me rattraperai. Et toi ?
- Comme un bébé. Aucun cauchemar n’est venu rompre la quiétude de ma nuit. Une première depuis si longtemps. Vider mon sac m’a fait un bien fou, répond-il soulagé.
- Au plaisir, si je peux rendre service.
- Prêt pour la virée dans les bois ? Une bonne douche, un petit déjeuner copieux et c'est parti me lance-t-il avant de disparaître dans la salle de bain.
Par chance, la faible lumière de lampe a dissimulé les gouttes de pluie qui inondent mes joues. Je profite de son absence pour enregistrer mes notes et sourit en réalisant qu’il est à peine cinq heures du matin.
**
Dans la salle à manger, chacun s'active. Les enfants remplissent leur mission avec minutie. Trois équipes ont été constituées. La maîtresse de maison joue son rôle de mère d’adoption, le temps d’un week-end, à la perfection. Sur la grande table en pin, un brunch a été déposé. J’apprécie l’odeur des pancakes et du bacon grillé. Un panier garni de viennoiseries trouve preneur, les bouches affamées se délectent de confitures maisons. Les plus gourmands se jettent sur la pâte à tartiner confectionnée par leur hôtesse. La pièce déborde de vie. L’heure matinale n’entache en rien l’euphorie collective. Les bavards oublient parfois les convenances sous le regard amusé de Luc. Les grands bols fumants diffusent une bonne odeur de chocolat chaud. Assis en face d’Oliver, je suis heureux de le voir sourire et plaisanter.
Après le repas, nous nous équipons pour affronter le froid encore présent à l’aube. Dans une heure, le soleil pointera le bout de ses rayons. Un spectacle qu’il ne faudra pas louper, d'après Valentine.
- À la hauteur d’une aurore boréale ? demandé-je aussitôt.
- Tu me diras, répond-elle avec malice.
Nous rejoignons l’enclos des chiens. Les Huskys s'agitent, impatients de se défouler. Chaque enfant retrouve son compagnon à quatre pattes avec enthousiasme. La connexion entre l’animal et son mini-maître est touchante. Les plus timides leur adressent une caresse. Les plus téméraires distribuent des câlins. Luc prend tout son temps pour rappeler les consignes de sécurité. Le chef de meute nous conforte et valide chaque étape à suivre à partir de maintenant. D'après le dernier relevé météorologique, les conditions seront idéales. Les attelages, équipés de leur harnais, se positionnent, prêts à courir dans la neige. Valentine a glissé dans chaque sac dos, un thermo avec une boisson chaude et un sachet de cookies pour l’heure de la pause. Elle réajuste les bonnets sur les oreilles et remonte les cache-cols.
- Zach, comme c'est une première pour toi, Oliver t’accompagnera, me lance Luc.
- Pas de soucis, accepté-je, je pense même que c’est plus prudent.
- Tu profiteras au mieux du paysage et ton orteil t’en sera reconnaissant, me confirme Oliver.
- Ah oui, je l’avais presque oublié.
- Signe que ta guérison est plus rapide que prévu, se réjouit mon médecin privé.
Nous avons rejoint la lisière de la forêt. Blue et Balto, allongés devant le traîneau, attendent le signal du départ. Le lever du soleil sera notre starter. Calé au chaud sous une montagne de plaids, je fixe l’horizon. Oliver, en musher expérimenté, prend les rênes, enfin prêt.
Annotations
Versions