Une belle virée
Des teintes orangées se mêlent au bleu acier. L’astre sort de derrière la montagne, il pointe le bout de son nez dans l’azur immaculé. En un claquement de doigt, le réveil du dragon de feu enflamme le panorama. Les rayons incandescents inondent le paysage d’une beauté irréelle. Oliver me tend une paire de lunettes de soleil pour protéger mes rétines. Hypnotisé par le pyromane des cieux, mes pensées s’envolent.
Le contraste avec la blancheur de la neige est saisissant. Les flocons de la nuit ont déposé avec soin une fine couche sur le sol gelé. La piste est vierge de tout passage. La nature a repris ses droits pendant notre sommeil. Le voile se déchire, la voie s’ouvre pour notre expédition. Les chiens trépignent, prêts à entrer dans la course. Luc, en tête de convoi, lève le bras, signal du départ. Les premières foulées, lentes, impriment le rythme, un échauffement avant de lâcher les fauves. Avec Oliver, nous fermons la piste et gardons un oeil attentif sur les coureurs qui nous précèdent.
Même si l’imprévu reste inquantifiable, la prudence demeure le maître mot. Notre déambulation se cale sur le lever du soleil. Nous avançons un pas après l’autre sans nous précipiter pour éviter les bousculades. Les jeunes suivent les traces du premier de cordée. Les chiens sont des experts, leurs enjambées fluides et assurées. Les traîneaux glissent avec grâce. Nos bolides en aluminium flottent à fleur de poudreuse.
Des images de pionniers remontent à la surface. Je visualise leur avancée sur des terres inconnues. Ils ont emporté le minimum dans leur besace. Pourquoi s'embarrasser des restes d’une vie abandonnée. Seul leur sang, leurs larmes et leur ténacité s'étalaient sur la page vierge. Je devine l’émotion vive de ces hommes et de ces femmes, munis d’un simple baluchon. Je pense à leurs peurs face à l'océan déchaîné qui tentait maintes fois de les avaler. Je ressens leur soulagement quand leurs pieds se sont ancrés dans ce nouveau monde. Je conçois qu’à chaque découverte, l’excitation s’accompagna de flot d’angoisse. En larguant les amarres, ils renoncèrent à une part d’eux. Il fallait bien du courage pour se précipiter dans le vide. D’un autre côté, comment ne pas tomber sous le charme des étendues sauvages où la nature garde la part belle ? À ma façon, je vis au travers de leur histoire et quelque part modèle la mienne.
Dans mon dos, Oliver revêt cette assurance que j'apprécie. Dans ce monde de silence, loin des vicissitudes journalières, il est dans son élément. Prendre soin des autres fait partie de son ADN, la médecine sa vocation. À cette heure où le soleil s'élève dans les cieux, il est heureux. Dans la plaine, il manœuvre habilement, évite les obstacles cachés sous la couche neigeuse. Les consignes distribuées à Blue et Balto sont claires et concises, les chiens le suivent les yeux fermés. De mon côté, je me laisse porter et retourne à mes rêveries.
Le groupe se stoppe à l’orée de la forêt pour une première pause. Tels les pioniers, nous établissons un camp provisoire et créons un cercle à l’aide de nos traîneaux. Les huskys s’allongent sans broncher. Les aventuriers attrapent leur sac, s’assoient sur les troncs et versent dans leur timbale le chocolat chaud avant de dévorer à pleine dent les cookies. Luc profite de cet arrêt pour vérifier tous les attelages. Il prend son temps et s’assure auprès de chaque jeune qu’il n’a rencontré aucune difficulté au cours de ce début de parcours.
- Est-ce que vous seriez partants pour une expérience ? demande Luc en rangeant son thermos.
- Oh oui, crie en chœur la petite troupe.
- Alors nous allons devoir nous fondre dans le paysage.
- Comment ça ? l’interroge Pierre.
- Suivez-moi, précise notre guide en posant son index sur la bouche pour obtenir le silence.
Les uns derrière les autres, nous avançons à pas de loup. Nous nous enfonçons dans la forêt et gardons la même organisation depuis le départ, le chef de meute Luc en éclaireur, les jeunes en fil indienne et avec Oliver, nous fermons la marche.
- Que faisons-nous ? murmuré-je à mon partenaire de cordée.
- Chut, me gronde Pierre, Luc nous a dit que nous ne devions pas nous faire remarquer.
- Oliver ralentit le pas, s’approche de mon oreille et me chuchote :
- Rassure-toi, tu devrais apprécier, mais je préfère te laisser la surprise.
Je valide d’un hochement de tête et accepte de me plier aux règles. Nous faisons une première halte à la hauteur d’un arbre tombé au sol avec des traces bien nettes sur le tronc. Luc s’accroupit et nous détaille le premier indice. Les marques sont des entailles faites par des dents. L’écorce a été rongée en amont pour nourrir l’estomac affamé de l’architecte des bois. De loin ou de près, je suis mêlé à une enquête. Pas un jour ne passe sans que le moindre détail ne titille mon esprit et ma quête de résolution se développe. J’adore tout ce que cette terre me révèle et m’apporte. Je suis un vrai poisson dans l’eau. À l’instant, je rentrerais plus facilement dans la catégorie des surgelés.
Nous avons au sol des copeaux encore frais et si vous passez vos doigts sur le tronc vous pourrez sentir qu’il est humide, résultat de son passage, précise Luc.
- Je sais, s’écrie Pierre enthousiaste.
- Chut, râlent les copains qui hésitent encore sur le coupable.
- Un castor, insiste Pierre, trop heureux de donner la solution.
- T’es pas drôle, soupire Gaston.
- Alors que les jeunes chahutent Pierre, Luc nous fait signe de le suivre.
- Regardez, un autre indice, nous montre-t-il du doigt, ici vous trouvez le chemin suivi par le castor pour aller de sa cabane à son chantier dans le sous-bois.
- Nous pourrons en voir un en action ? s’impatiente Pierre.
- Avec tout le bruit que tu fais, sûrement pas, soupire Gaston.
- Pas sûr, les interrompt Oliver, vous voyez cet immense tas de branches qui s’étale jusqu’au lac ? Le maçon de rivière a construit sa chambre et à pour le moment il dort.
- Peut-être qu’il ronfle comme Pierre, s’esclaffe Gaston.
- Tais-toi, tu me gonfles, soupire son pote en le bousculant.
- Du calme, lancé-je en me calant entre les deux, avec votre baroufe, ils vont porter plainte à Dame Nature.
Ma plaisanterie apaise les humeurs belliqueuses et fait sourire le reste du groupe.
- Admirez plutôt le paysage dans lequel nous avons la chance d’évoluer, suggèré-je.
Un “oh” s'élève dans les airs. Oliver me tape sur l’épaule et me montre le rapace qui fend l’horizon.
- Incroyable, s’enthousiasme Pierre, un pygargue à tête blanche.
Le rapace pourfend le ciel avant de raser la surface de l’eau.
- Eh bien, nous sommes des veinards, annonce Luc, le messager céleste s’invite à la fête.
Je n’en reviens pas entre l’aurore boréale, le lever de soleil, la découverte de l’habitat du castor et maintenant le ballet de cet oiseau à une envergure sans pareil, nous avons une carte postale à portée de main. Je saisis mon portable pour immortaliser ce que mes yeux garderont en mémoire. J’envoie le cliché à mon père accompagné d’un message “si la vie se résume à de tels moments alors vivons la pleinement”.
Après cet interlude dans notre chevauchée fantastique, nous retrouvons les chiens. Les huskys ont veillé au campement et se redressent à notre retour, prêts à poursuivre le voyage.
- Merci, dis-je à Oliver avant qu’il ne reprenne son rôle de musher.
Mon regard continue à être attiré par le moindre détail. J’observe avec attention les enfants. Leurs rires font échos aux aboiements. La cadence augmente. L'allure s'accélère dans la pente. L’excitation est palpable. Luc imprime un rythme soutenu, sous les hourras des jeunes. Seul, le traîneau qui nous devance se freine aux quatre fer, le garçon n'est visiblement pas à l’aise.
- Olivier se porte à sa hauteur et le devance pour stopper le traineau.
- Gaston, tout va bien ? demande-t-il en attrapant le harnais du chien.
Pour seule réponse, il obtient un sanglot.
- Gaston, que t’arrive-t-il ? l’interroge-t-il en douceur.
- J’ai peur, répond le plus jeune de la bande en reniflant.
- Apaise-toi et explique-moi ce qui t’effraie ? insiste-t-il tout en s'accroupissant pour être à sa hauteur.
- Tout va trop vite, je ne contrôle plus rien, bafouille Gaston.
- Tu veux que je prenne les rênes ? suggère-je sans réfléchir.
J’interroge Oliver du regard afin qu’il valide mon idée. Je propose à Gaston d’inverser les rôles. Je guiderai Blue et Balto pour le reste du voyage. Parfois, je me demande si je réfléchis avant de parler. Une mission de musher ne s’avérera pas une mince affaire. Quelle idée folle ! Sans expérience et avec comme unique mode d’emploi, un chien, un harnais et un traîneau. J’ai observé Luc et Oliver, écouté les consignes distribuées aux jeunes. Est-ce que pour autant je serai capable de maîtriser tous les éléments ? Je suis un casse-cou à n’en pas douter, mettre ma vie en danger ne me pose aucun problème mais je ne suis pas seul dans cette aventure. Un autre point me revient en mémoire et il est loin d’être négligeable. Est-ce que mon orteil calé dans ma botte supportera la pression imposée par les poussées pour alléger le travail des chiens ?
Oliver s’approche pour me fournir des éléments complémentaires. Petit à petit, nous prenons du retard sur l’ensemble du groupe. La colone disparaît dans une partie boisée. Gaston s’assoit à ma place sur l’embarcation. À mon tour, je prends celle occupée par Oliver.
- Dis Zach, tu ne vas pas nous mettre dans le ravin ? lance Gaston, inquiet.
- Je ferai tout mon possible pour garder le cap.
- Je suis pas convaincu ! souffle-t-il
- Tu peux faire confiance à ton musher, gronde Oliver, regarde Blue et Balto sont prêts.
- Ouais, lâche-t-il à moitié convaincu.
Les Huskys ressentent le malaise naissant et avant que je leur donne le signal, les deux se couchent.
- Tu vois, même les chiens hésitent, me balance Gaston.
- Dis donc jeune homme, tu pousses le bouchon, soupiré-je.
- Les chiens attendent simplement que Zach viennent les caresser, ajoute Oliver pour me sauver la mise.
Les mots de mon ami me donnent le petit coup de pouce qui me faisait défaut. Je descends et m’approche de Blue et Balto. Les chiens se redressent, leur queue balaye l’air. Je retire mes gants pour caresser leur pelage, mes doigts glissent dans leur poil pour sentir la chaleur diffusée par leur corps après l'effort. Leurs truffes se frottent contre la paume de ma main, la repoussent et finissent par me lécher la pulpe des doigts. Dans leurs yeux, je perçois une lueur, semblable à celle offerte par Anouch quand j'avais besoin de réconfort. Les chiens ont l’instinct qui nous manque, un sixième sens dans lequel ils puisent chaque fois que le danger s’annonce. Les huskys font preuve de tolérance et ne se trompent pas. Ils n’accordent pas leur confiance impunément et lorsqu’ils donnent leur affection, ils ne la reprennent pas. Revigoré par ce contact fusionnel, je reprends ma place de musher. Si je perds le nord ou le contrôle, Blue et Balto me rattraperont sans calculer.
- Gaston, tu es prêt ? demandé-je avec fermeté.
- Pardon Zach, s’excuse-t-il avec une petite voix, je n’ai pas été cool.
- T’inquiète, tu as le droit de te poser des questions ou de douter, le rassuré-je, devant toi, tu as un spécialiste. Je travaille dessus chaque jour.
Gaston esquisse un sourire derrière son écharpe et m’adresse un clin d'œil pour m’annoncer que je peux me lancer. Oliver se place derrière notre traîneau, pour fermer le cortège. Devant nous, l'étendue sauvage nous dévoile un paysage à couper le souffle. Les sapins nous accueillent les bras ouverts pour amortir notre course folle vers la liberté.
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