Et Tock !
Après une matinée à pourfendre le vent glacé, nous regagnions le chaleur du chalet. Tous les chiens ont retrouvé leur enclos et se jettent sur la collation préparée par Valentine. En hôtesse de maison, elle nous accueille avec un sourire radieux. Nos joues mordues par le froid, nos corps meurtris par les efforts répétés apprécient la pluie fine qui se déverse, dans un des cinq douches privatives. Chacun notre tour, nous investissons la cabine et savourons le nuage réconfortant qui nous enveloppe. Personne ne s’est fait prier pour passer par la case lavage.
Pour faire patienter les jeunes avant le repas de midi, une activité leur est proposée dans une salle annexe au dortoir. La porte s’ouvre sur une grande salle. Dans un coin, des poufs sont disposés sur une estrade autour de tables basses. À côté, une bibliothèque déborde de livres et de jeux de sociétés. Pierre propose à Gaston de faire une partie de dame, les deux antagonistes apprécient de partager ensemble ce temps calme. Une autre zone est agrémentée d’un baby foot et d’un billard, quatre jeunes commencent un match endiablé et ne se font aucun cadeau. Les consoles et l’écran géant dissimulés derrière un paravent trouvent grâce aux yeux du dernier groupe qui se précipite pour prendre place. D'après leurs cris, ils s’éclatent. Le temps défile, les rires fusent, aucune dispute ne ponctue les jeux. En cas de désaccord, Luc tempère et arbitre si nécessaire.
Avec Oliver, nous aidons Valentine. Elle a préparé le cipaille. La cuisinière m’explique l’origine de ce plat typiquement canadien. Les paysans mettaient une première couche de pâte brisée, de gibier, de patates coupées en cube et assaisonnaient le tout. Puis, avec minutie montait six étages pour une cuisson lente au four. Je salive à l’idée de goûter cette spécialité. Nous mettons la table avant de rejoindre les jeunes pour nous détendre à notre tour.
- Dites, vous seriez partant pour une partie de Tock ? lance Pierre à peine avons-nous franchi le seuil.
- Devant le plateau des petits chevaux et l’enthousiasme des deux jeunes, j’accepte.
- Tout d’abord choisis ton camp, propose Oliver
- Bleu, crient Gaston et Pierre.
- Je pensais que nous pourrions laisser notre invité prendre la couleur qu’il désire, tempère Oliver.
- Ouais pourquoi pas, après tout on va le plumer dans tous les cas, lance Pierre, satisfait.
- Dans tes rêves, balance à son tour Gaston, vos canassons vont rester à l’écurie.
- Oula ne vous emballez pas, où sont les dés ? demandé-je, naïvement, celui qui fait six choisit sa couleur.
- Des dés ? T’as pas compris, râle Pierre, on joue aux petits chevaux pas au Yam.
- Ok, laissez-moi deux minutes pour que je comprenne les règles.
- Prends tes cinq cartes et on fait un tour pour te permettre de te familiariser, suggère Oliver, pour les couleurs je prends les quatre chevaux et les dissimule dans mes paumes.
Je désigne la main gauche, contre toute attente, le pion bleu me revient sous le regard boudeur de Pierre. Cette version fait appel à la mise en place de stratégies, le concept me plait. Pour faire sortir mon premier cheval, il me faut un roi, un as ou un joker. Mais je ne dois pas oublier que chaque figure a un autre rôle, le joker me permet d’avancer de dix-huit cases et le roi de treize. Par chance, je suis vernis avec deux des trois cartes dans ma poignée. Je pose mon as et pioche. De ce que je comprends, je devrais jouer dans tous les cas une carte, même si elle est à mon désavantage. La partie est lancée, les fous rires se succèdent. Oliver voudrait me conseiller, mais je vois dans le regard de Pierre et Gaston qu’ils ne m'accordent aucune faveur. Ils sont durs en affaires. Quand je pose un valet qui me permet d’échanger n’importe lequel de mes pions avec un de mes adversaires, avec prudence, je chippe celui de mon ami pour ne pas m’attirer les foudres de nos compagnons de jeu. Gaston profite de mon stratagème pour renvoyer mon cheval le mieux placé à l’écurie. Tout s’accélère sous le regard amusé de Valentine qui nous a rejoint. La future mère nous accorde encore une dizaine de minutes avant de passer à table.
- Bravo Pierre, je reconnais que tu es le plus fort, concédé-je à la fin de la partie.
- Ouais et toi, tu es un adversaire valeureux, me remercie le jeune en me serrant la main.
- Et un super musher, ajoute Gaston en se jetant dans mes bras.
Le repas se poursuit dans une ambiance festive, les jeunes racontent leur expédition avec une joie communicative. Les assiettes vidées et les estomacs rassasiés, chacun donne un coup de main pour débarrasser la table. Dans la foulée, ils regagnent le dortoir pour finir leur paquetage et monter dans le bus qui les attend sur le parking du gîte. Avant de partir, Luc et Valentine leur proposent de faire un crochet par le chenil, pour caresser les huskys. L’émotion est palpable. Pierre lâche une larme en adressant un dernier regard à son compagnon du week-end. Les propriétaires leur garantissent qu’ils seront toujours les bienvenus. Nous regardons l’autocar s'éloigner dans l’allée avant de reprendre la grande route et disparaître.
*
Assis sur le canapé du salon, je me délecte du café liégeois offert par Valentine pour me remercier de mon aide. La future mère me tient compagnie, la cheminée dégage une douce chaleur. Luc et Oliver sont sortis pour vérifier l'étendue des dégâts. La voiture garée dans un coin du garage ne semble pas vouloir repartir. La jeune femme profite de cette pause pour se détendre après le remue-ménage de ces dernières heures. Ses pieds posés sur le pouf, elle saisit un panier d’où débordent des pelotes de laine. Les aiguilles dans ses mains bougent avec aisance, le cliquetis me fait penser à un combat d’épée. Rose serait ravie de voir que la jeune femme a choisi un joli rose fushia mêlé d’un bleu azur pour tricoter une couverture. Les deux fils se mélangent et laissent planer le doute, fille ou garçon ?
- Est-ce que je peux te poser une question ?
- N’hésite pas, me répond Valentine en posant son ouvrage.
- Ça te parle sûrement le bleuet du Lac Saint-Jean ?
- Oui bien sûr, mais pourquoi ?
- Pour un devoir d’investigation que je dois rendre la semaine prochaine, nous avons tiré au hasard un sujet et il m’est tombé dessus sans que je sois prêt.
- Je comprends mieux, ajoute-t-elle en souriant, regarde dans la bibliothèque sur le rayon du bas, tu devrais trouver ton bonheur.
- Chouette, la remercié-je, nous n’avions le droit à aucune aide numérique, aussi si je trouve dans un bouquin de quoi me documenter, alors je serai un petit chanceux.
- Cette petite baie est délicieuse dans une crêpe avec du sirop d’érable, confirme Valentine qui a repris son tricot, elle est une cousine de la myrtille sauvage et dans la région du Lac Saint-Jean, une véritable institution. Je te laisse découvrir par toi-même. Ma grand-mère la prépare en tarte et j’ai la recette si cela t’intéresse.
- Je veux bien, je pourrais la partager avec la mienne. En tout cas, tu m’enlèves une belle épine du pied et j’ai de quoi faire une première ébauche.
Je reviens sur mes pas avec deux brochures et m’assois pour feuilleter le document tout en prenant des notes. Je conserve les détails les plus prometteurs quand la pelote glisse au sol accompagnée d'un silence. Les petites baguettes ne s’agitent plus. Relevant le nez de mon carnet, je réalise que mon hôtesse s’est assoupie. Avec précaution, je récupère le tout et le range dans le panier sans emmêler les fils. J’attrape la couverture pour la déposer sur Valentine qui sursaute en entendant la voix de son mari entrer dans la pièce suivi d’Oliver.
- Je vous conduis à Montréal, annonce Luc en attrapant ses clés sur la console. La batterie de la voiture est morte, j’irai voir le garagiste demain. Pour l’heure, il est plus raisonnable que je vous raccompagne avant la prochaine tempête.
- Tu es sûr que cela ne te dérange pas ? insiste Oliver.
- T’inquiète pas pour ça, si nous partons tout de suite, je serai revenu pour manger la soupe, ajoute-t-il avec un clin d'œil.
- Zach, si tu veux garder les livres, Oliver me le rapportera à l’occasion, murmure Valentine, les yeux endormis.
- Chérie, j’en ai pour deux heures maximum, ton père va passer pour s’occuper des chiens, repose-toi s’il te plait, conseille Luc.
Avec Oliver, nous regagnons la chambre qui nous a accueilli quelques heures pour préparer nos affaires. Je peux voir dans ses gestes, qu’il est préoccupé.
- Tout va bien Oliver ? tenté-je.
Le silence me répond.
- Musher, tu es perdu dans ton monde ? insisté-je.
Le tic tac du réveil en écho.
- Tu savais que les bleuets du lac Saint-Jean avaient des vertus térapeuthiques ? persisté-je.
Le goutte à goutte du lavabo comble le vide à son tour.
- Bon allez, on décolle, soufflé-je en posant ma main sur son épaule.
Un soubresaut comme seule répartie. Je ferme mon sac et descend rejoindre son frère, j’accepte son mutisme.
- Oliver n’est pas avec toi ? me demande Luc, inquiet.
- Il arrive, il avait besoin de se retrouver.
- Merci Zach, tu es le premier à franchir son univers depuis Dylan, il avait même fermé la porte à ses deux meilleurs amis.
- Je ressens sa souffrance, avoué-je, nous avons vécu tous les deux des moments horribles et même avec toute la bonne volonté dont nous pouvons faire preuve pour ne pas inquiéter nos proches, il est difficile de se relever.
- Tu veux dire ? insiste son grand-frère.
- Ma mère a été assassinée, elle est morte dans mes bras, finis-je par lâcher.
- Je suis désolé, s’excuse aussitôt Luc mal à l’aise. Je ne voulais pas raviver tes cicatrices.
- Ne le sois pas, tu n'y es absolument pour rien, ni moi d’ailleurs.
- Je comprends mieux pourquoi Oliver t’a emmené chez nous, poursuit Luc. Mon petit frère a besoin de repère et vos passés vous rapprochent.
- Pour l’heure, je ne lui ai pas parlé de ce passage douloureux, je ne voulais pas ajouter mon fardeau au sien, murmuré-je.
- Tu as bien fait, ajoute Valentine qui apparaît. Mais ne tarde pas à te confier, qui sait peut-être qu’ainsi il pourra à son tour t’aider. La perte d’un être cher laisse une trace indélébile, quoi que nous fassions.
Luc attrape sa compagne par la taille, les mains posées sur l’arrondie de son ventre. Le visage pâle de Valentine me bouleverse.
- Tout va bien ? m’enquiers-je.
- Oui, me rassure aussitôt son époux.
- Nous avons perdu notre premier fils, lâche du bout des lèvres la future maman.
À mon tour, de rester sans voix et d’observer les futurs parents, Luc resserre son étreinte et Valentine essuie ses yeux.
- Pardon pour ma maladresse, je ne voulais pas.
- Ne le sois pas, me coupe Luc, comme tu l’as dis à l’instant, tu n’y es pour rien et nous non plus.
- Notre porte te sera toujours ouverte, me chuchote Valentine en me prenant dans ses bras, tu sera toujours le bienvenu.
- Ce sera toujours avec un profond plaisir.
- Tu es un gars bien, me confie-t-elle en caressant son ventre qui ondule.
**
Installé sur le siège arrière, j'adresse un signe de la main à Valentine pour la saluer. Ses révélations m’ont touché. Derrière sa fragilité se cache une femme courageuse et résiliente. À ses pieds, sur le seuil, Blue et Balto, assis en gardiens des lieux, veillent. Le chef de meute s'absente et les Huskys deviennent les garants de la quiétude du gîte. Je comprends mieux pourquoi Oliver est venu se réfugier dans ce lieu.
Au cours du voyage, Luc me raconte comment les animaux ont une place privilégiée dans leur foyer et j'apprends que pour permettre une retraite confortable à chacun de leurs compagnons, il les propose à l’adoption. Jusqu'à présent les chiens ont trouvé un cocon bienveillant où vivre une seconde vie. Le plus étonnant, il n’y a pas d'âge pré requis, de trois à treize ans, tout est possible. Si au final, les familles d'accueil ne se sentent pas en capacité de poursuivre leur aventure, ils peuvent ramener le husky au gîte.
Jusqu'à présent, un seul chien a regagné la meute. Blue, la petite dernière âgée aujourd'hui de cinq ans et mère de la dernière portée. Son histoire et celle d'Oliver sont étroitement liées. Cette information explique pourquoi elle ne le quittait pas depuis notre arrivée. Quand Luc finit par raconter leur vécu commun, un silence envahi l’habitacle. Oliver cherche un second souffle. Deux années se sont écoulées pourtant tout reste à vif. Comment se relever après avoir perdu sa moitié ? Et accepter que le passé reste du domaine de l’imparfait et seul le présent vibrera au futur. Les connexions se composent en pointillé, chacun ouvre une parenthèse dans laquelle il dépose ses interrogations et quand il faut la fermer pour en ouvrir une nouvelle, il souhaite garder ces morceaux de vie en suspension.
Affaire Dylan, mémo trois :
* Cette information est loin d'être anodine : son petit copain ne courait jamais seul, puisqu'il était accompagné d’un husky au doux nom de Lagoon. Le chien a disparu le jour de sa mort et n'est jamais réapparu. (Étrange quand on connaît leur fidélité). (Le Husky serait resté auprès de son maître si celui-ci avait été en danger ou serait aller chercher les secours, connaissait-il éventuellement le coupable ?). À la troisième version, mon sang se glace, une vision d'horreur traverse mon esprit : Pourquoi faire disparaître le corps de l’animal si ce n'était pour ne laisser aucune trace ?
Oliver doit lire dans mes pensées ou anticiper mes interrogations puisqu’il me répond avant même que j’ouvre la bouche :
- Le lendemain, je suis revenu dans le parc avec Blue, nous avons arpenté les allées côte à côte et nous n'avons rien trouvé. Alexandre et Paul m’ont retrouvé prostré avec Blue dans mes bras proche du lieu où on a retrouvé le corps de Dylan sans vie. Depuis, je suis rentré à Montréal et Blue est resté au gîte.
Il marque une pause pour essuyer ses larmes. Luc s'arrête sur le premier chemin de traverse. Oliver ouvre la portière et se précipite à l’extérieur. De là où je me trouve, je comprends qu’il a besoin d'évacuer le contenu de son estomac. Son frère le rejoint pour le prendre dans ses bras. L'étreinte entre les deux est puissante. Je descends à mon tour pour prendre l'air. Je connais trop bien ce sentiment. Les relents ont accompagné mes années lycées et si mon père puis Manu n'avaient pas été présents à mes côtés, j'aurais sombré dans la drogue comme unique échappatoire.
Nous nous remettons en route, les cowboys fringants nous accompagnent pour les derniers kilomètres. Oliver s’est assoupi, fatigué. Arrivé en ville, la circulation plus dense ralentit notre progression. À Bordeaux, les automobilistes dans les mêmes circonstances trépigneraient, klaxonneraient, râleraient, se donneraient des noms oiseaux sympathiques et excédés, finiraient par dresser leur majeur. Ici malgré la pagaille, des conditions météorologiques peu favorables, tout se passe pour le mieux .
- Te voilà arrivé à bon port, annonce Luc en se garant.
Je récupère mon sac et m'extirpe de la voiture. En posant mon pied sur le trottoir, mon appui se dérobe et je finis les fesses sur le sol gelé.
- Tout va bien ? me demande Luc qui est descendu.
- Oui pas de soucis, réponds-je en me relevant, juste une question d’habitude.
Luc me tend mon sac et me prend à part.
- Je voulais te remercier une nouvelle fois d'avoir accompagné mon petit frère pour ce week-end, je te suis redevable.
- Non, ou alors je le suis tout autant, j’ai apprécié chaque instant. C'était vraiment sympa, confirmé-je.
- Je peux te demander un dernier service ? ose-t-il.
- Rester auprès d'Oliver, le devancé-je.
Après notre pause au bord de la route, j’en ai profité pour envoyer un message à Lucas pour le prévenir que je ne passerai peut-être pas en expliquant à demi-mot la situation. Il m’a répondu que mon ami pouvait se joindre à nous pour la soirée. Il n’y voyait aucun inconvénient.
Campés sur le trottoir, nous regardons la voiture de Luc se faufiler dans la circulation et avant de grimper les marches pour accéder à l’entrée, la douce voix de Juju nous appelle :
- Zach, comme je suis heureuse de te revoir aussi vite.
- Bonsoir, tu as passé un bon week-end ? l’interrogé-je, ravi de la voir.
- Délicieux, mes petits enfants m’ont gâtée.
- Permets-moi de te présenter mon ami Oliver, précisé-je.
- Enchantée. Vous attendez Lucas ?
- J’ai les clés, la rassuré-je.
- Seriez-vous partants pour partager le souper avec une vieille dame ? nous propose-t-elle.
- Nous ne voudrions pas te déranger.
- Tu plaisantes, une si charmante compagnie me serait des plus agréables, ajoute Juju en me prenant par le bras.
- Attendez-moi, nous crie une voix au loin.
Lucas arrive les bras chargés de cartons de pizzas.
- J’ai pensé que vous auriez faim après une journée au grand air, aussi j'ai commandé le repas. Ça te tente Juju ?
- Parfait, la soupe de pois attendra demain, s'esclaffe-t-elle.
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