I'm singin' in the rain...
Parfois il faut peu de choses pour s’ouvrir aux autres et permettre à tout un chacun de s'exprimer. Juliette, à sa façon, sait délier les langues. Dans une autre vie, la vieille dame devait être le bras droit de Sherlock Holmes ou sa table de nuit regorge de livres sur les détectives. En moins de temps qu’il n’en faut, elle en connaît plus sur nous trois que nous même. Pas facile de ne pas craquer devant son sourire. Ainsi nous avons chacun notre tour divulgué nos peurs.
Oliver est le premier à se lancer. Je suis content de le voir se détendre. Au cours de la conversation, il avoue sa phobie des araignées. À force de l’asticoter, il finit par cracher les bribes de cette histoire folle entre sa bête noire et sa peur incontrôlée. Tout a commencé en maternelle. Un de ses camarades, peu sympathique, aimait à effrayer les enfants en inventant des plans, plus tordus les uns que les autres. Chaque jour, un de ses copains devenait sa zone d’expérimentation. Un après-midi, Oliver se glissa sous la couette pour une micro-sieste et son pire cauchemar devint réalité. Alors qu’il plongeait dans les bras de morphée, quelque chose le chatouillait, puis une deuxième et une troisième. Terrorisé, il ne bougea pas de peur de réveiller ses compères de chambrée et de se faire gronder. Tétanisé, son corps essaya de résister. Oliver nous confesse qu’il a craqué. Dans la précipitation, il a hurlé et repoussé le tissu pour se libérer des monstres.
Trois énormes araignées se baladaient sur son pyjama. L’entendre énumérer les faits avec tant de précision me surprend. À chaque fois qu’il a confié un instantané de son passé, il est tombé dans un mutisme inquiétant. Plus j’apprends à le connaître, plus je réalise qu’il cache une grande sensibilité. Mon regard planté dans le sien, j’attends la fin de l’histoire. Il poursuit en nous précisant que ses pleurs ont créé la confusion dans le dortoir. Prostré, paralysé, aucun de ses membres ne bougeait sous l’incompréhension des assistantes maternelles qui tentaient de le rassurer.
La petite fille qui dormait dans le lit voisin, expliqua qu’elle avait aperçu Charly placer une boîte sous les draps et l’ouvrir. Par solidarité, ce jour-là, tous les jeunes s’unirent pour déballer les différentes exactions du voyou. Les parents du vaurien prirent sa défense et le changèrent d’école au grand soulagement de la cheffe d’établissement. Oliver reconnaît avoir gardé cette hantise pour la petite bête qui monte qui monte.
Cette anecdote fait remonter de douloureux souvenirs. Mon meilleur ami Jérémie était aussi le souffre douleur en primaire, d’un gamin du même genre. Je n’oublierai jamais mon poing au milieu de son nez pour le remettre à sa place après qu’il ait volontairement embêté mon copain.
- Zach, cet épisode semble te troubler ? lâche Juju en me tendant une part de pizza.
- Je pense que nous avons tous plus ou moins connu un abruti au cours de nos vies, soupiré-je, certains n’ont pas conscience du mal que leur raillerie et leur moquerie peuvent provoquer.
Lucas se montre silencieux, perdu dans ses pensées.
- Lucas, peux-tu me passer la bouteille d’eau ? demandé-je pour le reconnecter.
- Oui biiienn sûr, bégaye-t-il.
Ce trait d’allocution ne me trompe pas. J’ai conscience que là où Oliver se mure dans le silence pour ne pas se mettre en danger, Lucas se terre derrière les mots qu’il accroche. Je me suis rendu compte que s’il n’est pas à l’aise, son débit de parole est heurté, signe de sa nervosité. Juliette ne semble pas vouloir en rester là et, avec des mots tendres, permet à mon voisin de se livrer. Lucas consent à ouvrir les portes de ses angoisses. Avant de se lancer, il se pose et cale sa respiration à la mienne sans me quitter des yeux comme pour chercher un point d’ancrage. Je ne sais pas ce qui nous attend, mais je constate que son visage se relâche peu à peu. Ses doigts tapotent sur la table, ses lèvres fredonnant un refrain que je reconnais aussitôt. Encore une coïncidence ou simplement le fruit du hasard ?
Juju se lève et se dirige vers le buffet, soulève le couvercle du tourne-disque. Elle ouvre le tiroir pour en sortir une pochette de trente-trois tours. Avec délicatesse, ses doigts saisissent le vinyle, pose le sillon et la musique se répand dans la pièce. Une larme s’échappe sur les joues de notre hôtesse en écho à celle de mon ami. L’ambiance feutrée s’harmonise avec les tonalités de la voix de Gene Kelly. Les paroles nous enveloppent les unes après les autres. Nous oublions un court instant, le début de la conversation. Juju attrape la main de Lucas et entame quelques pas avec son cavalier. Surpris, il n’ose pas refuser son invitation. Ma grandma, Pierrette, adorerait passer du temps à ses côtés, ces deux petits bouts de femme sont de la même trempe, libres, courageuses et sans complexes.
- I'm singin' in the rain, entone Juliette d’une voix mélodieuse, Just singin' in the rain.
- What a glorious feeling, reprends Lucas tout aussi à l’aise, sans accrocher le moindre mot il enchaîne, I'm happy again.
Les perles salées laissent la place à un sourire qui étire leurs lèvres. Mon regard balaye mes compagnons de soirée, libérés d’un poids. La musique adoucit les âmes torturées et en cet instant la magie opère. Je me sens léger, à des années lumières de Montréal, dans un autre salon. Je revois la silhouette de ma mère esquisser une valse dans les bras de mon père. Un amour profond les unissait. Le souvenir de leur couple soudé et plein de vie soulage mes errances. Nous avons visionné cette comédie musicale des dizaines de fois. Stella adorait ce genre de films, dégoulinant d’eau de roses. Elle appréciait leur visionnage et le temps d’un soupir gommait les affres de son quotidien d’infirmières. D’un naturel optimiste, elle donnait sans compter à ses patients. Au retour dans son cocon familial, elle revêtait sa tenue de mère bienveillante et d’épouse affectueuse. Combien de fois, ai-je surpris mes parents, sur la minuscule terrasse de notre appartement, danser sous une pluie d’étoiles ? Cette image me transporte de bonheur.
- I'm laughing at clouds, poursuit Lucas, faisant tournoyer sa partenaire, So dark up above.
- Cause the sun's in my heart, réponds-je en écho.
- And I’m ready for love, enchaîne Lucas en croisant mon regard.
- Let the stormy clouds chase, et voilà qu’Oliver se joint à notre trio avec enthousiasme.
- Everyone from the place, gazouille Juju, les yeux pétillants de joie, Come on with the rain.
- I've a smile on my face, répondons-nous en choeur, I'm dancin' and singin' in the rain...
Après cette envolée, Juju suggère de poursuivre l'intermède musical avec un medley jazzy. En femme de son temps, elle met sa playlist et nous reprenons place autour de la table. Juliette confie à notre médecin, la tâche de récupérer la théière sur la gazinière dans la cuisine. En attendant son retour, elle décide de nous révéler son plus grand tourment. Avec Lucas, nous ne nous attendions pas à une telle révélation. Comment ne pas être touchée ? À l’aube de la nouvelle année, elle fêtera ses soixante quinze ans et elle craint de perdre sa mémoire du jour au lendemain. Dans ses yeux bleus gris, nous lisons son angoisse à l’idée de voir ses souvenirs s’effacer.
Je frissonne en songeant à ma grand-mère qui pourrait se trouver dans la même situation. Nous n’avons jamais évoqué le sujet. Mais J’ai l'impression que, malgré le temps qui passe, elle reste une fleur épanouie dans son jardin florissant. J’ai conscience que nous ne sommes pas éternels, la mort de la mère suivie du décès de mon grand-père m’ont rappelé cette dure réalité. Notre amie ne fait pas son âge, de fines rides encadrent avec douceur ses yeux quand elle sourit. Juliette est attachante et sans le percevoir comble l’absence de ma grande-mère.
- Lucas, si nous faisions un deal ? proposé-je.
- Qu'entends-tu par là ? me questionne-t-il, curieux.
- Le mercredi soir, si je ne me trompe pas, nous sommes disponibles, non ?
- Oui, je termine à dix-neuf heures, ajoute-t-il, songeur.
- Eh bien parfait.
- Parfait, comment ? insiste-t-il ne sachant pas où je veux en venir.
- En réservant cette soirée à Juju, pour faire des jeux de mémoire.
- Oh excellente idée, s'enthousiasme-t-il.
- Et toi, tu serais partant ? lancé-je en direction d’Oliver, toujours dans la cuisine.
Pour seule réponse, un cri. Avec Lucas, nous nous précipitons dans la kitchenette pour vérifier que tout est en ordre. Tout de suite, je crains une catastrophe, une brûlure ou une coupure. Je suis soulagé de constater qu’il n'en est rien. Son visage déconfit et son état de panique m’alerte. Je soupçonne dans un premier temps qu’il aie vu un fantôme. Son index, nous montre la direction de la fenêtre, et il répète en boucle, “là, elle est là”. La baie vitrée donne sur la cour extérieure. Qu’est-ce qui peut le mettre dans un tel état de stress ? Sans plus attendre, je me rapproche pour vérifier les lieux, le carré de pelouse est désert, aucune trace de pas dans la poudreuse. Qui pourrait oser s’aventurer dans la nuit glaciale, pure folie ? Mais il faut avouer que le spécimen qui se balade devant mon nez est effrayant. Avec ses longues pattes velues, elle me nargue. La petite bête, me fixe de ses yeux, et nous fait hérisser les poils à l’exception de Lucas. Pourtant, combien de fois ai-je croisé sa route chez grandma et dans des endroits des plus insolites ? Au fond du jardin, dans les toilettes, elles adoraient faire la fête.
En douceur, Lucas l’attrape pour la conduire à l’extérieur. Quelque part, je la plains, elle va finir en tisseuse de voile givrée. Je suspecte Juju, de connaître la présence de notre invité et d’avoir conduit Oliver dans ses bras tendus. Aurait-elle des pouvoirs magiques ? Serait-elle la complice de cet arachnée au corps rondelet vêtue de sa jolie robe de poils d'ébène ? A-t-elle voulu sans le savoir conjurer le sort d’Oliver et montrer les talents de Lucas. Oliver soupire sans quitter du regard la fuite du monstre. Il reprend son souffle et remercie chaleureusement Lucas de lui avoir sauvé la mise.
- Alors je pourrais compter sur vous trois mercredi ? lance Juliette d’un air innocent.
- Oula, je ne pourrai pas, je suis de garde, souffle Oliver.
- Tu finis à quelle heure ? demandé-je, sachant que son emploi du temps est plus aléatoire que le nôtre.
- Si tout se passe bien, sans imprévu notable, je pourrais arriver vers vingt et une heure, confirme-t-il en consultant son agenda, tout en notant le rendez-vous pour la semaine à venir.
- Nickel, applaudis Juju, je me chargerai de notre collation.
- Alors, c'est acté, acquiescé-je. En cas d'empêchement de dernière minute, nous te tiendrons au courant. Hors de question de te laisser en plan.
J'avoue, nous avons su garder quelques zones d'ombres secrètes. Moi, le premier. Même si aujourd’hui, mes cauchemars se font plus rares, je préfère leur épargner les horreurs qui hantent mes nuits. Depuis, une semaine, ils ont ressurgi comme une onde de choc après un séisme. Est-ce lié à l’absence de Manu ? Depuis un mois, il est à son tour devenu un fantôme, l’Irlande l’a avalé et plus j’avance et plus je me fais une raison. Peut-être est-ce mieux ainsi ? Est-ce associé à l’apparition de Peter et de l’Antelax ? Pourquoi cette saloperie resurgit-elle à des milliers de kilomètres de son point de départ ? Suis-je perturbé par le passé d’Oliver qui est de plus en plus le reflet du mien ? Pourquoi observer Lucas ne me laisse pas indifférent ? Mais alors pourquoi est-ce que je doute ? Pourquoi je cumule toutes ses interrogations ? Pourquoi mon avenir se conjugue au passé ? Trop de questions et aucune réponse ne me conviennent. Une seule certitude, mon avenir se nouera au leur dans un futur proche. Je reprends mon souffle au travers des vapeurs du thé au caramel, avale une gorgée et observe ceux qui partagent mon quotidien.
Oliver retrouve le sourire et sa langue. Quand il commence à parler, on ne l'arrête plus. Si les questions abordées tournent autour de son métier, le futur médecin est intarissable. Lucas et Juliette, joueurs, remettent régulièrement une pièce pour obtenir des détails croustillants. L’un et l’autre se plaisent à me taquiner quand on aborde le cas de mon orteil cassé. Nous apprenons par la même occasion, les points névralgiques d'acupunctures et l’interne profite de l’absence de notre hôtesse pour nous divulguer qu’il nous les fera découvrir en privé. Lucas m’adresse un clin d'œil et Oliver un sourire en coin. J’en suis à me demander s’ils ne me tendent pas un piège.
Une ultime interrogation me trotte dans un coin de la tête. Se connaissent-ils ? Après tout, cette hypothèse s’avérerait plausible. Dylan suivait le même cursus que Lucas et Alexis. Ils avaient seulement deux ans d'écart. Au moment des faits, mon ami était en première année et du même coup Peter. La mort d’un étudiant liée à une overdose, même accidentelle, n'a pas dû passer inaperçu dans l’enceinte de l’université. Ou l'administration a-t-elle étouffée l’affaire ? Première option, mettre les pieds dans le plat et leur demander ? La seconde, enquêter en parallèle et attendre d’avoir assez d’éléments pour leur en parler ? Non, je me dois d'être honnête, aucun mensonges ni omission. Je me rends compte que je tiens à eux.
- Zach, tu es toujours avec nous ? me bouscule Lucas.
- Oui, pardon, vous disiez ?
- Juste bonne nuit à Juliette, ajoute Oliver.
Pour m’excuser de mon absence temporaire, je dépose un tendre baiser sur la joue de Juju.
- Zach, il faudra que tu ouvres ton cœur pour libérer ton esprit, me murmure-t-elle en me prenant dans ses bras.
- Je sais, chuchoté-je, en resserrant l’étreinte.
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