Monsieur Asselin

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Ce matin, le retour à la réalité pique. Le réveil m’arrache de mes songes. Je constate avec stupeur qu’il affiche sept heures au compteur. L’odeur du café dans le percolateur adoucit l’ambiance et atténue la fatigue cumulée. Je prends appui sur la cloison pour me redresser. Tous mes membres endoloris tentent de s'extirper du sol. Le parquet m’a offert un sommier d’un confort sommaire pour une nuit éphémère. J’étire mes jambes engourdies, bouge mes doigts de pieds pour chasser les dernières fourmis campées dans mes extrémités afin de déployer ma carcasse cabossée. Mon orteil, de moins en moins douloureux, supporte le poids de mon corps sans déformer mon visage d’une grimace. Je replie la couverture dans laquelle nous nous sommes réfugiés avant de nous assoupir l’un après l’autre. Je me dirige vers la salle de bain, mon ami de galère apparaît dans la lumière. Les traits marqués par la fatigue, Lucas me gratifie d’un sourire et m’encourage à me bouger avant de filer dans la cuisine.

Une heure de sommeil sur un coin de mur, accumulé à un week-end loin de tout repos et me voilà un autre homme. Foutaise, un zombie tout au plus. Dans mes mains coule un filet d'eau glacial, je le récolte et asperge mon visage en frottant avec vigueur mes joues. Dans un mouvement, j’attrape la serviette posée sur le lavabo et enfouis ma tête à l’intérieur pour fuir le miroir et ignorer mon reflet. Un lendemain de cuite m’aurait été plus favorable, j’ai bien peur d’effrayer tout le quartier. À peine, la porte de la pièce d’eau franchie, Lucas me tend une tasse fumante. Mon nez hume les vapeurs de cet elixir noir aux mille saveurs. Mon esprit plonge dans cet océan aux teintes dorées. Les effluves de la boisson chaude enveloppent de douceur mon âme. Cette issue de secours ouvre une parenthèse dans laquelle je m’engouffre pour m’évader, une façon de faire le tri dans mes pensées, d’organiser mes idées et de voyager entre un passé usant et un proche avenir rayonnant.

De son côté, notre interne bénéficie d’un temps supplémentaire pour lézarder dans les bras de Morphée. Oliver ne prend son service de garde qu’en début d’après-midi. D’un commun accord avec Lucas, nous le laissons profiter de cet espace de liberté, seules des mèches blondes apparaissent étalées sur l’oreiller. Sa respiration posée et régulière soulève légèrement le drap dans lequel il s'est recroquevillé. Nous quittons l’appartement sur la pointe des pieds après nous être assuré que tout est en ordre. Près de la bouilloire, Lucas a pris soin de déposer un petit mot avec quelques recommandations. De mon côté, j’exploiterai ma demi-heure de pause pour envoyer un message à mon médecin préféré et m’assurer que tout va bien.

Le froid nous saisit dès le perron, je laisse échapper un juron :

  • Tabernacle, quelle claque !

Lucas éclate de rire et replace mon bonnet sur mes oreilles.

  • De cette façon, tu seras mieux protégé, ajoute-t-il en glissant une mèche rebelle sous la laine. Allez, accélérons le pas, pas le temps de flemmarder.
  • Dommage, soupiré-je.

Nous nous précipitons en direction de la bouche du métro. Au passage, nous faisons un crochet par la boulangerie. Quand nous sortons, nous manquons de renverser Juju.

  • Pardon, m’excusé-je en la rattrapant avant qu’elle ne termine les quatre fers en l’air.
  • Vous êtes bien matinal, répond-elle, rayonnante.
  • Nous sommes surtout en retard, ajouté-je en rebroussant chemin dans la boutique.

Lucas et Juliette me regardent au travers de la vitrine, la vapeur de leur souffle dessine des ronds sur la devanture. Taquins, ils en profitent pour esquisser un cœur entrelacé sous l'œil amusé de la vendeuse.

  • Tiens un petit cadeau pour notre charmante voisine, dis-je en tendant deux sachets.
  • Oh comme il est plaisant d’avoir des chevaliers servants, poursuit-elle.
  • Pourras-tu donner le second à Oliver ? Il dort encore, nous n’avons pas eu à cœur de le bousculer.
  • Avec plaisir.

Nous déposons une bise sur les joues rosies de Juju avant de poursuivre notre route. Le chronomètre joue contre nous. Cet Interlude a quelque peu grillé notre timing. Peu importe, l’essentiel est ailleurs. Un petit rien pour un brin de bonheur, ma mère m’a appris que les gestes les plus anodins sont ceux qui font le plus grand bien.

Avec Lucas, nous dévorons nos viennoiseries sur le quai. Je manque de m’étouffer à deux reprises sous le regard inquiet de mon ami. Avec son index, il me montre ma bouche. Je tente de comprendre sa langue des signes quand il finit par prendre l’initiative et essuie le coin de ma lèvre supérieure pour effacer les traces de chocolats. Emportés par la foule, nous entrons dans la rame bondée. Ici chacun vaque à ses occupations sans piétiner qui que ce soit, loin de ma dernière expérience dans le métro parisien. Pour pouvoir monter dans l’ogre de fer, j'avais dû accepter de bousculer mes congénères et de jouer des coudes. Seul souvenir agréable de ce matin-là, le sourire bienveillant d’un homme d’une soixantaine d'années qui m'a tendu la main pour m’arracher du flot au moment de la fermeture des portières.

Je peux sentir le souffle de Lucas se faufiler entre mon écharpe et la peau de mon cou. Un léger frisson parcourt mon être, rien à voir avec la sensation de chair de poule ressentie quand nous avons mis le nez dehors. À notre droite, un couple s’accorde un moment intemporel. L’élégant dans son costume trois pièces enlace sa partenaire. La belle rouquine, emmitouflée dans un manteau rose pastel, se cale contre son torse. Je les envie. Lucas effleure ma main, ce geste m’emporte au loin, un contact subtil, une délicate attention et ainsi je sens mon corps revivre. Quand le groupe d’adolescents à ma gauche, les yeux rivés sur leur portable, nous bouscule rompant notre proximité. L'un d’eux s’exclame :

  • Yesss, le capitaine John Tavares a marqué.

Des cris de liesse se répandent dans le wagon, la nouvelle se répercute au quatre coins de la rame, une ola de joie. Curieux, je consulte sur mon téléphone les news et découvre que l'équipe nationale de hockey participe au championnat du monde à Parme. Lucas parcourt des yeux le compte rendu par-dessus mon épaule : “Après quinze secondes de jeu en prolongation, pour sauver ses coéquipiers d’une défaite gênante face à l’Autriche, Tavares a rapidement mis fin au débat. Le joueur expérimenté s’est emparé de la rondelle en zone neutre avant d’entrer dans la zone autrichienne. Dans un mouvement explosif, la crosse, prolongement de ses doigts a décoché un boulet qui a trompé David Madlener.”

  • Eh bien, il semble l'avoir échappé belle, lancé-je, stupéfait d’un tel engouement.
  • Tu ne penses pas si bien dire. Noah et Léo vont être intenables. Je pense que nous aurons le droit à la danse de la victoire.
  • Oh, il me tarde de voir leur chorégraphie.
  • Par pitié ne les entretient pas dans leur délire, c'est pas toi qui va devoir les supporter toute la matinée, soupire-t-il.

Nous arrivons dans les travées de l’université où règne une effervescence bonne enfant. Impressionnant comme les bonnes ou les mauvaises nouvelles se propagent à la vitesse de lumière. Et je réalise que l’interprétation de l’information est traitée en fonction de sa propre vision, convergeant dans une direction ou une autre. Les faits sont acquis, mais les ressentis personnels sont déformés par l’humeur du moment. Il est loin le temps, où il fallait attendre un pigeon voyageur. Maintenant tu cliques sur ton ami google ou tout autre support et oust te voilà au cœur du débat. Enfin à ce moment précis, les apparences ne trompent personne, un “ouf” de soulagement est dans toutes les bouches. L'ogre Canadien ne pouvait pas s’incliner pour la première fois de son histoire face au petit poucet autrichien.

  • Bon allez Zach, je file, à toute à l’heure.
  • Bon courage à toi avec tes break dancer, lancé-je en le gratifiant d’un clin d'œil.
  • On se retrouve pour manger, tu pourras ainsi profiter du show, Noah et Léo ne seront pas contre pour un énième rappel, me crie Lucas avant de disparaître.

Les yeux ensommeillés, je rejoins ma salle de cours et prends place à côté de mon amie. En grande conversation avec son voisin, pimpante dans sa jean vert pomme, Léa déborde d'une énergie communicative. Je pourrai me brancher sur ses batteries pour recharger les miennes.

  • Oh toi, tu as passé une nuit mouvementée ? m’envoie-t-elle en me bousculant.
  • Aïe, grogné-je.
  • Pardon, je ne voulais pas, s’excuse-t-elle tout en frottant mon avant bras.
  • Je te taquine.
  • Bêta, j’ai pensé que j’avais appuyé sur ta cicatrice et fait mal. Tu as vu ta tête ? insiste-t-elle.

Léa n’est pas du style à lâcher l’affaire, quand elle a une idée pas moyen de sortir de ses griffes. Tenace, elle n’abandonne pas quelque soit la problématique.

  • Ouais, lancé-je avec un bâillement sonore qui fait tilter le prof.
  • Monsieur Dos Santos, si mon cours vous ennuie, faites-moi la grâce de vous montrer plus discret, s’agace l’homme sur l’estrade.
  • Pardon Monsieur Asselin, je vais me ressaisir.
  • Nous sommes heureux de l’apprendre, ajoute-t-il couvert par les ricanements de mes collègues, d’ailleurs venez me rejoindre, vous serez le candidat idéal. J’ai besoin de votre présence à mes côtés pour mener à bien un projet.

J’ai gagné le gros lot. Mon début de semaine commence sur les chapeaux de roue, sous la rampe des projecteurs. Classique en somme. Je dévale les escaliers et m’étale aux pieds de mon professeur. Les rires se font moins discrets, difficile d’en vouloir à ma promo, le costume de Gaston Lagaffe me sied à merveille.

  • Monsieur Dos Santos, vous me faites trop d’honneur, vos plates excuses suffisaient amplement, aucune raison de me cirer les pompes, s’esclaffe Monsieur Asselin.

J’apprécie son sens de l'humour. Derrière ses lunettes carrées se cachent un regard vif. Quelques touches éparses de blanc se mêlent à ses cheveux auburn et sa barbe soignée aténue son visage sévére. Son vécu personnel m’a interpellé dès le premier jour. Sa sincérité tout en pudeur nous a touchés et nous respectons l’homme passionnant qui partage avec nous son expertise. La poignée de main qu’il me tend pour m’aider à me relever me confirme qu’il a la force tranquille d’un aventurier ayant sillonné le monde.

  • Je vous missionne pour être le rédacteur en chef d’une équipe de journalistes, me propose-t-il le plus sérieusement du monde.
  • Avant de me positionner, pourrai-je connaître le sujet sur lequel nous devrons nous pencher ?
  • Le thème est libre à un détail prêt, vous devrez vous servir de l’université comme support, précise-t-il.
  • Humm, intéressant, vous me permettez de prendre une minute de réflexion ?
  • Vous aurez même une heure à votre actif, je vous laisse l'amphithéâtre.
  • Comment ! dis-je interloqué en l’observant ranger ses affaires dans sa sacoche.
  • Pour vous permettre d’établir votre équipe, j’ai pré-sélectionné une douzaine de prétendants, à vous de jouer, ajoute-t-il en me donnant la liste. Vous pouvez choisir un candidat en plus s’il ne se trouve pas sur le papier.

Je parcours rapidement le mémo et regrette de ne pas trouver le nom de Léa. Avant de la solliciter, je réfléchis aux risques éventuels. Le professeur m’offre l’occasion de me pencher sur le trafic de stupéfiants à l’intérieur de nos rangs sous le couvert de l’administration. Après tout, il a bien insisté sur le fait que notre sujet est libre. Est-ce que pour autant, je désire impliquer ma meilleure amie dans cette enquête ? Ou les potes de la promo ? Est-ce raisonnable de les lancer dans ma propre quête ? Après tout, si nous nous sommes inscrits dans cette branche, nous savons que nos investigations ne tourneront pas autour de la vie des bisounours. Bien que dans leur monde, rien n’est toujours folichon.

Les noms suivants restent assis, annonce le prof me sortant de mes rêveries, Monsieur Dos Santos va commencer les entretiens de recrutement. Pour les étudiants non concernés, Mademoiselle Tremblay vous attend à l'auditorium pour travailler sur une technique d’interview. Rassurez-vous, elle assurera une session de rattrapage.

Les douze prétendants répartis dans les quatre coins de l’amphi attendent la suite des opérations. J’observe Léa rangeait son ordinateur portable en prenant tout son temps. Je la connais, elle serait déçue de ne pas faire partie de mon équipe. Pourtant je ne peux retirer de ma tête mon projet d’enquêter sur un sujet brûlant voir consumant. La savoir empêtrée dans les mailles d’un groupe de dealers me perturbe, si elle se retrouvait dans de sales draps dans l’incapacité de l’aider, je culpabiliserai. Après un regard discret dans sa direction, son sourire me rassure. Elle me signale avec un pouce vers le haut que tout est ok, qu’elle accepte son sort de ne pas être une des élus.

  • Attendez Monsieur Asselin, m’écrié-je, il manque une candidate Léa Fortin.

À son sourire, je sais que je fais une heureuse, pour ma part je n’en suis pas aussi convaincu. Mais il est trop tard pour faire marche arrière.

  • Est-ce que tu es prête à prendre des coups ? chuchoté-je à mon amie à présent à mes côtés.
  • T’inquiète, ma carapace est solide et hors de question de te lancer à l’aveugle sans un garde du corps.

Sa réponse estompe mes derniers doutes. Qui sait, quand Léa prendra connaissance du sujet, peut-être changera-t-elle d’avis ? Impossible, mon amie aime les défis. J’adore sa pugnacité et son enthousiasme. Pure folie cette entreprise, Léo va me tuer.

  • Très bien, j’ai pris note que Léa Fortin sera votre première partenaire, me valide le prof avant d’ajouter, comme pour le sujet, le nombre de postulants est à votre bon vouloir.

Par quel bout dois-je prendre mes entretiens avec mes collègues? Je n’ai rien préparé, enfin il aurait fallu me prévenir en amont. Suivre mon intuition serait le plus simple.

  • Petite recommandation avant de foncer tête baissée, je vous rappelle que vous devez produire et formuler une information viable, véridique et vérifiée, insiste notre professeur. Vous devez utiliser un maximum de sources variées, adopter divers points de vue et mettre en lumière des choses délibérément cachées. L’enquête requiert une grande rigueur technique et une éthique morale en vue de produire un contenu neutre et solidement ancré dans la réalité.
  • Oui, j’ai bien conscience qu’il ne s’agit pas d’un jeu ou d’un simple devoir mais bien d’une mise en situation, affirmé-je, impatient de commencer.

Tout a été prévu dans les moindres détails. Un isoloire est installé dans un coin de la salle. Une chemise cartonnée, posée en évidence sur une table encadrée de deux tabourets, m’attend. À l’intérieur, je trouve plusieurs documents avec des consignes dont les étapes et échéances à respecter. Je les survole et réalise l'étendue de la tâche. La mise en scène n’est pas un leurre, à la bonne heure. Difficile de tenir en place. Je me demande si le choix était aléatoire ou bel et bien réfléchi. Qu’attends réellement Monsieur Asselin ? Souhaite-t-il me tester ?

Je vais être rapidement fixé, le premier candidat se présente. Depuis le début de l’année, il traîne ses guêtres au fond de la classe, s’isolant des autres. Son style hippie chic ne passe pas inaperçu, son sarouel agrémenté d’un manteau ethnique est sympa.

  • Bon Zach, je vais être sincère, commence Evan, je passerai mon tour, tout ceci m’emmerde royalement.
  • Oula du calme, t’emballe pas mon pote, le tempéré-je, accorde-moi une chance de mieux te connaître.
  • Laisse tomber, pas envie d’encombrer ma cervelle de tout ce bordel, c’est déjà bien assez le chantier dans ma tête.

Un bon début, le sujet n’a pas été évoqué que le premier me plante, gonflé le gars, il triche avec les règles et inversé les rôles. Pas question.

  • Antelax, balancé-je avant qu’il ne franchisse le rideau.

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