Avec des si ...

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Pas le temps de souffler. Les entretiens s’enchaînent. Mon temps est compté. Monsieur Asselin m’a accordé une heure pour connaître les forces et les faiblesses de mes douze collègues de promotion. Le professeur ne m’a pas facilité la tâche et ne m’a accordé aucun privilège. Pourquoi m’aurait-il livré tous les éléments sur un plateau d’argent ? Le défi à relever n’est pas de tout repos et si j’espérais me la couler douce en ce début de semaine, je repasserai. Si j’établis un bilan à plus de la moitié des entretiens, les résultats s'avèrent peu réjouissants. Il y avait longtemps que je n’avais pas empilé les “si”. Intérieurement, je m’amuse à les décliner, pour m’accorder une bulle d'oxygène après le passage des huit premiers candidats qui m’ont laissé un goût d’inachevé.

Avec des si, on scierait ? Merci Monsieur Boris Vian, il est vrai qu’il ne sert à rien de se perdre dans des hypothèses et des suppositions parce qu'elles ne mèneront à rien de concret. Avec des si on mettrait Paris en bouteille, et Montréal dans un bocal, ouais limite, c’était pour la rime. Que je suis drôle. La fatigue gagne mon esprit, mais heureusement il me reste un ou deux neurones à connecter. Si ma tante en avait, ce serait mon oncle, enfin pour que cela s’avére un minimum véridique, il aurait fallu que mes parents ne soient pas enfants uniques.

Je rigole bêtement dans mon isoloir, un vrai défouloir. Ma meilleure idée depuis le départ, parler seul dans mon boudoir, rien de plus efficace pour faire fuir les derniers candidats. Après le passage tonitruant d’Evan, il n’y en a pas eu un pour rattraper l’autre et pourtant je n’ai pas ménagé mes efforts, leur offrant à tous la même chance. Le constat est sans appel, ils ne savent pas où ils ont mis les pieds en postulant à ce cursus. Je me demande s’ils ont lu tous les astérisques de leur fiche de mission. Si chacun avait pris cinq minutes pour le faire, j'aurais pu leur trouver un rôle à jouer dans cette enquête interne. Ennuyeux m’est venu à l’esprit quand le huitième a filé à toute vitesse, soulagé d’avoir une demi-heure de pause avant le prochain cours. Si au moins, je pouvais leur trouver des excuses, peut-être qu’au final je pourrais glisser Montréal dans un bocal. À cette allure, je vais pouvoir réaliser un stand up. Épuisant de devoir construire une équipe avec aussi peu de bonne volonté. Mon discours était positif, avec le recul, je me dis un tantinet trop enthousiaste.

Les prétendants se sont montrés peu coopératifs, m’annonçant avec clarté qu’ils étaient nullement intéressés par ce type d’enquête. Je n’ai pas eu le temps de leur énoncer les faits qu’ils avaient pris leurs jambes à leur cou. Peut-être est-ce aussi bien ainsi ? Un tel sujet ne s'encombre pas d'éléments frileux. Je ne peux pas m’entourer de collaborateurs prêts à se défiler à la moindre péripétie. Je n’ai pas besoin d’un mec qui me claque entre les doigts parce qu’il a peur. Après, je ne peux pas les blâmer. Ils ont eu l'honnêteté de se carapater avant que cela sente le roussi, un bon point pour eux. Je regarde la fiche des postulants, le zéro clignote devant mes yeux. Je rectifie une coéquipière sera à mes côtés pour m’épauler. Pas des moindres, il s’agit de ma meilleure amie. J’ai quand même toujours une appréhension à l’idée de l’embarquer dans un monde en ébullition, où le moindre faux pas pourrait nous mettre dans de sales draps. Pour me vider la tête et me soulager d’un besoin pressant, je décide de prendre une pause. Sur le chemin des toilettes, mon cerveau carbure. Je refais chaque entretien en boucle. À part Evan, dont j’espère toujours qu’il changera d’avis, j’en conviens, il ne reste pas foule. Il me cache quelque chose, ses doigts crispés sur le rideau et son temps de pause m’ont permis de constater qu’à l’opposé des autres le nom de l’Antelax ne lui était pas inconnu.

Par la suite, je l’ai utilisé sciemment pour voir la réaction de chaque prétendant, le balançant au cours de nos échanges comme si rien n’était. Certains m’ont regardé avec des yeux ronds, ils essayaient de comprendre où je voulais en venir, ce que ce mot pouvait signifier, allant jusqu’à pousser le vice à me demander de leur traduire. À mon tour, j’ai sondé leur visage pour voir s’ils étaient sérieux. Je cherchais une lueur d’intérêt dans leur regard, je la cherche encore. L'un d'eux, avec aplomb, m’a clairement dit que je perdais la boule. Les autres ont botté en touche quand je leur ai expliqué qu'il s’agissait d’un dérivé du shit. Le mot stupéfiant est devenu un gros mot dans ma bouche et ils se sont sauvés, avouant que ce n’était pas leur came. Résultat sur les douze potentiels, seuls trois attendent que je les auditionne. Il ne me reste qu'une dizaine de minutes, je m’essuie les mains et rejoins l’amphi, déterminé à ne pas faire choux blanc. Je ne peux pas me contenter d’un échec et me retrouver le bec dans l’eau. Monsieur Asselin m’a accordé sa confiance. Je ne veux pas revenir en arrière, j’ai une opportunité et je dois la saisir. Le stupéfiant passe de main en main dans les couloirs de l’université, il est consommé en soirée, je l’ai vu, touché et ce n’était pas une divagation de mon esprit. Dans l’appartement de Peter pour son anniversaire, le joint que j’ai fumé en était composé. En repensant à cette nuit, j’ai frôlé la catastrophe.

Maintenant, seul avec Léa nous ne pouvons ratisser les rangs de cette mégapole universitaire et nous avons besoin du soutien d’un ou deux candidats. Je dois me concentrer et me montrer plus percutant pour les derniers. Après tout, je réalise au fur et à mesure que l’heure avance que ces tête-à-tête sont le premier gage de mon investissement. Je m’assois et feuillette le mémo laissé sur la table avant de recevoir le prochain loustic. Je constate avec stupeur que je n’avais pas pris la peine de consulter l'ultime document du dossier. Le papier froissé est plié en deux. Des mots ont été griffonnés à la main. Je suis persuadé que cette feuille ne se trouvait pas là quand j’ai commencé mes entretiens. Je parcours des yeux les hiéroglyphes, jetés à la va-vite. Quelqu’un a profité de mon passage aux toilettes pour me le laisser, il ne peut en être autrement. De ce que j’arrive à lire, clairement, je viens de recevoir mes premières menaces.

Evan, serait-il revenu sur ses pas après son départ ? Il est le seul qui a tilté en attendant le nom de l’Antelax. Me suis-je fait griller avant même d’avoir commencé ? Aurais-je merdé ? Pas professionnel tout ça, j'aurais dû ouvrir des guillemets avant de jeter l’Antelax dans l'arène des débats. J’ai oublié les recommandations du prof, ne pas foncer tête baissée. Par contre, j’ai bien mis le doigt sur un point sensible. Je tire un pan du rideau pour jeter un coup d’œil dans la salle. Je découvre que les élèves du cours suivant ont commencé à s’installer, la tuile. Ceux sont des troisième années, tous deviennent suspects. Mais avant de m’enflammer et de planter le décor d’une scène de crime, il me faudrait découvrir comment les accusés auraient eu vent de ce qui se tramait derrière les tentures.

Je survole les consignes et une fois de plus je me suis précipité dans mes conclusions. Monsieur Asselin précisait bien qu’il s’agissait d’une nouveauté. D’après ses affirmations, il souhaitait faire évoluer dès la première année l’esprit critique de ses élèves et sortir des grandes lignes du programme. Tout à son honneur de mettre un pied dans la fourmilière d'un système vieillissant. Il a pris le recul nécessaire avec ses années d’expériences pour évaluer l'évolution de ses étudiants. Comme il nous l’a précisé dès notre premier jour sur ses bancs, il vaut mieux battre le fer tant qu’il est chaud. Bousculer l'apprenant, en l'incitant à prendre son parcours universitaire en main, accepter ses erreurs pour mieux se projeter par la suite. Développer son sens de l’observation sans le brimer, acquérir la capacité de résolutions en ouvrant tout le champ des possibles. Ne pas se limiter à un point de vue. Être à l'écoute et entretenir les débats. Faciliter les échanges permet à chacun d'alimenter la banque de données. Rechercher les informations à tous les étages, favoriser le partage des connaissances et s'appuyer sur les compétences de tous. Après avoir remis en lumière tous ses conseils, je décide d’aborder les derniers postulants sous un autre angle. Ils attendent assis au premier rang. J’ose espérer que les premiers élèves n’ont pas vendu la mêche et du coup fragilisé mon rôle. Mon regard balaie l’amphithéâtre.

Evan, affalé sur son siège, son casque sur les oreilles, est le seul à être resté dans la salle. Que dois-je en penser ? Provocation ? Défi ? Aurait-il mis le papier ? Et dans ce cas-là, il reste pour s’assurer qu’il m'a filé la trouille, espérant me voir prendre la poudre d’escampette. C’est mal me connaître, son attitude décuple ma soif de mettre à jour la vérité. Ou est-ce tout simplement le fruit du hasard ? Aucun lien, juste une coïncidence ? Il squatte en attendant la fin de l’heure avant de rejoindre notre salle d’informatique. Je suis en train de me faire un film aussi je veux en avoir le cœur net.

  • Ne vous inquiétez pas, je ne vous ai pas oubliés, accordez-moi juste une minute, j’ai un point à éclaircir avant de poursuivre, lancé-je en passant devant les derniers postulants.
  • Zach, il ne reste plus que cinq minutes, me balance Tim.
  • Ouais, je sais, soupiré-je en grimpant les premières marches. Une seule question : tu es prêt à me suivre les yeux fermés ?
  • Clairement, me crie-t-il.
  • Parfait, je note que tu entres dans la team, réponds-je soulagé, je te ferai passer les informations nécessaires dans la matinée.
  • Cool, s’enthousiasme-t-il devant le regard médusé de ses voisins.
  • Et nous? beuglent en chœur les deux autres.
  • Écrivez vos noms, prénoms, numéros de téléphone sur le dossier posé sur la table, si bien sûr vous êtes partants, lancé-je , essoufflé.
  • Deux fois plutôt qu’une, valident-ils en se dirigeant vers l'isoloir.

Je termine mon ascension et tape sur l’épaule d’Evan pour attirer son attention. Il retire un côté de son casque pour me montrer un minimum d’intérêt.

  • Tu reviens à la charge ? râle-t-il.
  • Disons que je ne peux pas laisser un élément prometteur sur la touche.
  • Zach, tu ne comprends pas quand on dit non ce n’est pas peut-être ?
  • Joue pas au con.
  • Tu me gonfles, franchement lâche l’affaire, s’agace-t-il.
  • Sois plus précis ? Tu veux que je lâche l’affaire sur ton éventuelle intégration dans l’équipe ou tu sous-entends que mon sujet est casse gueule.
  • Les deux, je ne supporte pas les autres, alors cinq personnes qui bouffent mon besoin de liberté, jacassent, je t’en parle pas et ton projet va nous emmener directement à la case cimetière.

Je prends un temps pour encaisser ses propos, au moins avec ce gars pas de langue de bois, il va droit au but sans prendre de gants. Je ne sais pas à quoi il joue mais il me faut être rapidement fixé. Je balance le message que j’ai trouvé dans le dossier et chope le carnet sur lequel il écrivait.

  • Putain rends le moi, s’emporte-il.
  • Alors dis-moi si tu es l’auteur de ce chiffon ?

Il déplie le papier pour le déchiffrer. De mon côté, je conserve son cahier dans mes mains mais me garde bien de l’ouvrir.

  • C’est bourré de fautes, dit-il blasé, celui qui t’a laissé ce mot doux n’a pas pris la peine de chiader le truc.
  • Parce que tu penses sérieusement qu’un mec qui t’annonce que si tu fouines, il t’en fera passer l’envie, a besoin d’avoir un master en lettres ?
  • Non, je te signale juste qu’il ne doit pas faire partie de notre promo, sinon il a grugé l’administration lors des tests d’entrée.

Le bougre, il n’a pas tort, je dois absolument arriver à le convaincre d’entrer dans notre équipe. Evan a tout ce qu’il faut pour contribuer à la résolution de cette enquête. Alors que j’observe l’amphi se remplir peu à peu, il reprend son carnet et m’interpelle :

  • Tu ne pensais tout de même pas que je pourrais être l’auteur de ce billet ? ricane-t-il.
  • Plus on avance et plus je réalise surtout que j’ai besoin de toi.
  • Oui sûrement mais pas moi, me provoque-t-il.
  • Que faut-il que je fasse pour te faire changer d’avis et transformer le peut-être en un oui ?
  • Me payer une bière serait un bon début dans un coin plus discret, s'adoucit-il.
  • Tu acceptes les pots vin ? plaisanté-je.
  • On va dire que c’est un bon début.
  • Chez Jacques, ça t’ira ? Je dois rejoindre mes potes pour manger un morceau à midi.
  • Tu parles de discrétion, se marre-t-il.

Je progresse, il ne m’a pas envoyé bouler, ni refuser.

  • Disons qu’au moins personne ne trouvera cela suspect.
  • Le gars qui évite même son ombre attablé avec une bande de copains ne paraîtra pas suspect ? Je te pensais plus malin que ça. Je suis un tantinet déçu.
  • Alors choisis le lieu et l’horaire et je vois ce que je peux faire.
  • Ce soir, après les cours, je t’enverrai l’adresse.
  • Du coup, je t’inscris sur ma liste ?
  • Putain t’es borné ou bouché, pour l’instant nada, je te propose juste d’en parler peinard loin des oreilles indiscretes qui trainent de-ci, de-là.

Je ne sais pas s’il me gonfle ou si je l’apprécie. Sur certains points nous nous ressemblons. Mais là je n’avance pas, je dirais même plus que je tourne en rond. Et s’il me tendait un piège ? Si derrière tous ces discours se cachaient un plan foireux ? Mais d’un autre côté si je n’accepte pas sa proposition je ne saurai pas comment me positionner. Pour l’heure, Léa en wonder woman et les trois fantastiques dans son sillage seront mes coéquipiers. Un coup de tête plutôt qu’un acte de raison. Je suis vraiment con ou je le fais exprès. Je ne les connais même pas et en dix secondes j’ai validé la participation de Tim, Richard et Clovis de ce que je lis sur le post-it. J’en profite pour comparer leur écriture à celle des menaces, aucun risque que ce soit eux.

Jérémie me conseillerait d'assurer mes arrières. Si pour une fois au lieu d'additionner les “si”, je devenais raisonnable et m’appuyais sur les gens qui depuis que j’ai mis les pieds au Québec m’ont prouvé que je pouvais compter sur eux les yeux fermés. Si je prenais six secondes pour remercier mon frère de cœur de m’avoir bousculé pour que je reprenne ma vie en main et vienne me perdre dans mon bocal en quête d’aventures à Montréal. Et si avec des “si” je refaisais mon monde aux couleurs de cette terre d’accueil. Pendant que je saucissonne les résultats de mes interviews, l’heure s’est évaporée.

De toute façon, depuis cette nuit hors de question de vivre de regrets, j’en ai eu ma dose, je passe à autre chose. Perdu dans mes pensées, Evan en a profité pour disparaître.

  • Monsieur Dos Santos, m’interpelle Monsieur Asselin. Avez-vous composé votre équipe ?

Un vrai tour de passe passe, l’étudiant écorché s’évanouit pour céder sa place au professeur passionné. Je ne suis pas sûr que mon esprit était prêt à affronter un tel début de semaine. J’espère que les cours à venir seront plus apaisés parce que là pour le moment les seules choses dont j’ai besoin: un doliprane, un lit douillet, deux bras dans lesquels me blottir et vingt quatre heures de sommeil.

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