Quand Harry raconte Harry (partie 1)
Je ne suis pas mécontent d’arriver à la maison. Quand je pousse la porte, je regrette de ne pas retrouver la grande carcasse rassurante de Harry, assis dans son fauteuil, un livre à la main. Son sac traîne dans l’entrée encadré de son matériel de pêche, signe d’un passage éclair. Connaissant le bonhomme, il est arrivé et a consulté ses messages. Leurs teneurs devaient être d’un caractère urgent pour qu’il file au poste dans la foulée. Trop pressé, il a dû partir avec les vêtements qu’il portait. Son trench-coat dort sur le portemanteau, ses derbies n’ont pas bougé. J’imagine la tête du stagiaire à l'accueil en découvrant son chef équipé de son ciré et de ses cuissardes. Toujours tiré à quatre épingle, il est celui de nous deux qui passe le plus de temps dans la salle de bain. Son boulot laisse peu de place à la bagatelle, pourtant il prend soin de son apparence. Depuis mon arrivée, je n’ai croisé aucune femme et dans le cas contraire, l’inspecteur cache bien son jeu.
À mon tour, je pose mes affaires au pied de l’escalier. Procrastiner est une activité qui me convient en ce début de soirée. Si Harry était présent, il me conseillerait de monter prendre une douche et de ne rien laisser traîner. Je râlerais pour la forme et exécuterais son conseil. Je traînerais les pieds dans les escaliers, pensant à mon père qui m'aurait poussé à en faire de même. Je regarde mon sac, hésite et l’attrape, après tout ils ont raison. Je grimpe les marches trois par trois pour rejoindre mon antre. La porte est entrouverte. Étonnant. Il me semblait l’avoir fermée en partant avant hier. Mon lit est fait, mes affaires propres pliées sur la commode, mon mug, nettoyé, est posé sur la table de chevet. Il me faudra remercier Harry à son retour. Je prends soin de ranger mes vêtements avant de filer sous la douche. Ne pas remettre à plus tard, ce petit moment pour soi.
Après cet interlude dans ma chambre, je descends dans la cuisine. Mon estomac gargouille. Sur le plan de travail se trouve un post-it avec quelques mots griffonnés à la va-vite. Avant de pouvoir les décrypter, il me faut trouver le code que l'inspecteur a mis en place. Rien de très compliqué quand on connaît l’homme et ses thèmes de prédilections. Même pressé, il a pris la peine de me laisser un mot. Les deux premiers chiffres additionnés ont pour somme trois qui mis à l’endroit correspond au “E”. Je prends un crayon et commence à plancher sur la suite logique. Après avoir recoupé les indices, je découvre les recommandations: “restes dans le frigo, retour vers vingt-et-une heures”. Je soulève le couvercle, le fumet de la blanquette de poissons qui s'en dégage est délicieux. J’attrape une casserole pour faire réchauffer le contenu à feu doux.
Pour patienter, je me rends dans le salon à la recherche d'un bouquin. Voyager au travers d’une histoire autre que la mienne me permettra de m'évader. Je parcours les rayonnages garnis et mon regard s'arrête sur une œuvre. Le livre, coincé entre deux pavés de Stephen King, semble s'être perdu. Surprenant. Harry a pour habitude de les classer méticuleusement par thèmes et par ordre alphabétique. Pourquoi celui-ci dérogerait-il à la règle ? Si par mégarde, je me trompe quand je range un bouquin emprunté, il repasse derrière pour le replacer. Depuis, je m’amuse à les poser au mauvais endroit. Le maître des lieux ne me fait aucune remontrance, ne s’emporte jamais, ni ne rouspète. Étonnamment, le recueil égaré par mes soins regagne sa place bien au chaud à chaque fois. En attendant, le livre en question n’est pas de mon fait. Je ne l’ai pas encore lu puisque je ne l’avais pas vu. La couverture et le titre me font de l'œil, ils sont raccord avec mon repas : le froid modifie la trajectoire des poissons de Pierre Szalowski.
Entre le sol de l’appartement de Lucas où nous avons passé la moitié d’une nuit en pointillé et les chaises de nos salles de cours, retrouver le confort d’un canapé même cabossé apporte un bien-être indéniable. Le fauteuil a vécu plus d’une vie et doit connaître bien des secrets. Tout mon corps se relâche dès que mes fesses entrent en contact avec le moelleux du coussin. Mon regard hésite entre deux options : consulter le quatrième de couverture pour avoir un aperçu de ce qui m’attend ou simplement me laisser porter par le contenu au cours de ma lecture ? Choix cornélien. Rien d'original après cette journée inouïe. Je me demande encore pourquoi Monsieur Asselin m’a lancé un tel défi. Pourquoi Evan est-il autant en rogne contre son père ? À moins que non ! Impossible ! Aurait-il inventé de toute pièce ce scénario pour me tester ? M’aurait-il monter un bateau ? Il n’aurait tout de même pas osé ? Finalement, je me serai fait avoir. Crédule. J’en doute.
Pour l’heure, ma priorité est de me vider la tête. Dès les premières pages, je découvre que le héros, âgé de dix ans, au matin de noël demande au ciel de l’aider. Son monde s’effondre, ses parents veulent divorcer. Le lendemain, une tempête de verglas s’abat sur le Québec, paralysant le quartier. L’humour des dialogues est incisif, les mots défilent avec légèreté, les chapitres s’enchaînent. L’histoire et la plume de l’auteur m’emporte. L’'aventure de chacun des résidents me transporte. Les personnages, attachants ou horripilants, apprennent l’entraide et donnent du sens au concept de solidarité. Des liens se créent à chaque porte qui s’ouvre, abandonnant sur le palier leur solitude.
Mon quotidien est comme le leur ponctué de surprises, bonnes ou mauvaises, il me suffit de faire le tri et de me laisser porter par mon intuition. Il arrive qu’elle me joue des tours et me fasse emprunter des détours. Au bout du compte, j’ai appris à me fier à elle et à défier les moindres accrocs qui jalonnent mon chemin. Composer mon équipe m’a permis de poser un caillou sur le sentier. Ce petit rien me permettra de ne pas me perdre. De la même façon, accepter d'intégrer des inconnus dans mon giron n’est pas une fin en soi, juste une ouverture sur le monde.
D'après Léa, le seul risque encouru serait celui de s'être trompé. Mon amie ne m’a pas laissé le temps d’argumenter et à ajouter qu’il valait mieux faire des erreurs que de rester en retrait. Quelle que soient la suite, je me dis qu’elle n’a pas tort. Evan vient de m'accorder sa confiance, similaire à celle offerte par son père en début de journée. Reste à prouver que le fils ne m’a pas raconté des fadaises et que je n’ai pas mordu à l'hameçon, trop affamé.
En parlant de manger, une bonne odeur s'échappe de la cuisine pour s'immiscer dans mes narines et me rappeler à son doux souvenir. Si je ne veux pas déguster un fond de casserole brûlée, je devrais me bouger afin de retirer le repas du feu et prendre place à table. Adieu douillet canapé, l’appel du ventre remporte le round. Je pose le livre sur un coin de table pour le reprendre au cours de la soirée. Curieux d’en apprendre plus. Je le laisse ouvert à la page où le père regagne le foyer avec ses deux bras plâtrés. Un moment charnière de l'histoire. Je ne serai pas contre un happy ending.
Une fois devant l’évier, j’attrape l’assiette qui traîne sur l'égouttoir. Elle n’a pas bougé depuis que je l’ai abandonnée en partant il y a trois jours. J’en profite pour nettoyer la tasse à café, délaissée dans l’évier, seule trace du passage de Harry. Le bougre n’a pas eu le temps de la laver. Fait rare pour le signaler. Une nouvelle preuve de son départ précipité. Je m’assois sur la chaise, avale d’une traite mon verre d’eau et prends une bouchée du plat concocté par des mains expertes. Formidable luxe que celui de n’avoir rien à faire. Des saveurs d’épices tapissent mon palais et me réconfortent.
Je retrouve dans cette blanquette de poissons aux parfums de miel et de cannelle des souvenirs d’enfance. Petit, avant le lever du jour, avec Granpa et mon père nous partions pêcher. De leur côté, Grandma et ma mère en profitaient pour se rendre au marché. Puis nous nous retrouvions autour de la grande table, pour préparer le repas à huit mains. Les rires fusaient, les conversations étaient alimentées de part en part autour de sujets variés auxquels j’adorais me mêler. Rapidement les adultes me confièrent l’épluchage de légumes et écoutèrent mon avis. Au début, Pierrette me montra les gestes, par la suite elle m’observa avec bienveillance. Mon grand-père me forma à l’art de nettoyer le poisson, toujours avec beaucoup de patience. Pendant que le contenu du faitout mijotait, Pierrette et Stella regagnaient leur coin secret, le carré de jardin réservé aux aromatiques. Je revois ma mère suivre les traces de la sienne, l’une et l’autre avait ce don particulier pour prendre soin de tout un chacun.
La fourchette en lévitation entre l’assiette et mes lèvres, je songe aux femmes de ma vie qui m'accompagnent dans mes petits bonheurs tout autant que dans mes galères. En premier Grandma, dommage qu’il soit aussi tard, j’aurai voulu entendre le son de sa voix, juste un instant. À son tour, mon index reste en suspens au-dessus de mon téléphone. Je pourrais essayer, mais me ravise aussitôt, un appel tardif pourrait l'inquiéter. Je tenterai ma chance au réveil.
Ensuite mes pensées s’envolent vers Camille. Jérémie m’a raconté l’avoir croisée lors du week-end. Notre amie d’enfance les a invités pour leur annoncer son aménagement avec son chéri. Je suis ravi de leurs retrouvailles. Les connaissant, elles ont dû être simples et chaleureuses. Les deux avaient du retard à rattraper. Je ne doute pas que ma complice des bacs à sable me racontera dans les moindres détails leur soirée dans les jours à venir. Nous avons maintenu ces rendez-vous hebdomadaires depuis nos années lycées et nous les raterions pour rien au monde sans que l’un ou l’autre ne se fasse du souci.
Que dire de Rose, ma petite sœur d'adoption, ma Pink Lady. À ses côtés, j’apprends le lâcher-prise. Cette chipie me pousse dans mes retranchements. Je ne sais pas dire non à ses multiples propositions. Vivement samedi, elle m’a demandé d’être son cavalier pour assister à un défilé de mode. Je ne suis pas au bout de mes surprises.
Ne pas oublier Léa, mon phare dans ce nouveau monde. Dans son regard, je vois la confiance qu’il me manque parfois. Toutes nos conversations sont des moments précieux. Je la suivrai les yeux fermés, l’inverse est aussi vrai. La preuve: elle n’a pas hésité à intégrer l’équipe sans sourciller. Croiser sa route, ne laisse pas le place au doute, cette jeune femme est ma conscience.
Dans ce portrait de famille, je peux ajouter avec sérénité la mère d’Alexis et de Rose. Je ne pourrais expliquer ce qui nous lie, un simple hasard de la vie, ajouté à un accident du quotidien. Si la maison d’Harry n’avait pas été mon point de chute, Marie-Rose m’aurait offert une place dans le cocon douillet de son nid.
Il manque à l’appel, Juju, une grand-mère tombée du ciel, lors d’une tempête de neige. Un flocon de douceur pour réchauffer les cœurs. Une terre d’asile pour Lucas, pour soulager son exil loin de son père et de sa petite sœur. Un îlot de tendresse pour trois gars unis par un passé teinté de tristesse. Un pied à terre pour une soirée récréative pour raviver une mémoire moins vive.
Chacune de ces femmes avec leurs faiblesses, leur force et leur courage ont une place privilégiée dans mon univers. Et ce soir, mon ultime songe file vers ma mère, mon étoile polaire, celle qui a su offrir tant d'amour à un fils et son père. Tu me manques, il ne peut en être autrement. Ton image reste gravée dans mes pensées. En quelques heures, les stigmates de cette nuit cauchemardesque ont refait surface. Une piqûre de rappel qui me glace. Mais avant de me lancer dans la recherche d’une vérité qui me dépasse. À cette heure, j’ouvre l’espace de nos souvenirs heureux partagés à deux. Un sourire aux lèvres, apaisé, je termine mon repas.
***
- Zach, réveille-toi. Tu seras bien mieux dans ton lit, me dit une voix m’extirpant de mes rêves.
Mes paupières se décollent pour réaliser que les paroles ne sont pas celles de mon père.
- Harry, quelle heure est-il ?
- Celle où ton carrosse va reprendre son apparence de citrouille, murmure l'inspecteur avec sérieux.
- Minuit ?
- Oui et j’ai trouvé ta pantoufle de verre, ajoute-t-il en poussant les claquettes que j’avais abandonnées en plein milieu du salon.
- Et mon prince ne t’a pas accompagné, plaisanté-je.
- Oh à cette heure, il doit être dans les bras de Morphée, le chanceux. Et au sourire sur tes lèvres vous partagiez le même voeux.
Je me redresse, émergeant peu à peu de mon sommeil. L’inspecteur ramasse le livre échoué au sol. Il a dû glisser de mes mains alors que j’étais si proche de la fin.
- Très bon bouquin, me lance Harry avant de s'écrouler dans son fauteuil.
Je sens comme une pointe d’amertume dans sa voix.
- Un bol d'oxygène, une bouffée d’air, précisé-je avec plus d’enthousiasme.
- Tu l’as terminé ? me demande-t-il en portant sa tasse de café aux lèvres.
- Non, il ne me restait qu'une dizaine de page quand la fatigue a pris le dessus.
- Je l’avais offert à mon fils à moins que ce soit le contraire, je ne sais plus, soupire-t-il.
Les traits de son visage sont marqués. Sa journée a dû être tendue à moins que ce soit le livre qui lui ait rappelé un souvenir perdu.
- Tout va bien ? tenté-je bien qu’au final cette question somme toute banale ne soit qu'une façon d'entrée en communication.
S’il me répond oui, je serais soulagé sauf si les intonations de sa voix ne cachent autre chose. S’il me répond non, alors je me retrouverais comme un con.
- Une journée de merde, lâche-t-il sans détour.
Celle-ci n'était pas dans mon champ des possibles, mais l'heure tardive de son retour ne laissait rien présager de bon..
- Et toi ? me demande-t-il.
- Surprenante.
Ma réponse étire un sourire sur ses lèvres, comme s'il était déjà au courant. Mais comment pourrait-il l'être ? Nous venons juste de nous retrouver après trois jours sans avoir communiqué.
- D’ailleurs, j’ai trouvé une solution pour mener mon enquête.
- Ah oui, raconte-moi, me lance-t-il.
- On va dire que mon prof m’a facilité la vie.
- Monsieur Asselin ?
Je reste sans voix. Il ne me semble pas avoir donné le nom de mes profs au cours de nos conversations antérieures. Je parlais surtout du contenu de mes matières et comment le prof d’histoire du journalisme abordait les cours sans pour autant le citer. Enfin pas que je me souvienne.
- Cool Zach, je vois dans ton regard que ça cogite, mais je dois t'avouer quelque chose.
- Je ne comprends pas.
- Nous en avons parlé ce week-end et en avons déduit que c'était plus simple ainsi.
À quoi fait-il allusion ? Et qui est ce nous ?
- Pendant que tu pêchais ? l’interrogé-je.
- Oui, je dirais même pendant que nous préparions la blanquette de poissons.
- D'ailleurs elle était délicieuse, confirmé-je avant d’enchaîner, et ce nous il était composé…
- D'un inspecteur, d'un professeur, et d'un médecin légiste.
- Quoi ! m’écrié-je cette fois totalement réveillé.
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