Quand Harry raconte Harry (partie 2)

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Dans la douceur d’un appartement, deux hommes se confient. Le plus jeune avec tendresse, l'aîné avec tristesse. Ainsi pourrais-je commencer mon article avec le titre accrocheur : Quand Harry raconte Harry ! Pas facile d'ouvrir chaque recoin de son âme. Ni aisé de se livrer. Chaque mot de l’inspecteur résonne encore dans ma tête et le sommeil s’échappe. Assis sur mon lit, l’ordinateur posé sur mes genoux, j’écris afin de garder une trace des révélations bouleversantes dont j’ai été le témoin. Noircir des lignes pour libérer de l’espace dans mon cerveau au bord de l'implosion. Étaler sur les pages blanches, les confessions sans concession d'un homme, d’un flic et d'un père. Comme si ce soir, j'étais le scribe d'un auteur tétanisé par son histoire. Comme si sa main tremblante ne pouvait tenir le stylo. Comme si je retranscrivais sa déposition pour ne pas oublier qu’il est et reste un homme avant tout avec ses qualités et ses défauts.

Le détonateur, Monsieur Asselin.

Harry m’a proposé un café, prétextant qu’il avait besoin de rester éveillé. Les traits de son visage étaient marqués, les cernes sous ses yeux ne trompaient personne. La fatigue le happait. De mon côté, ma sieste de début de soirée dans le canapé m’avait requinqué. Après la nuit dernière tronquée, celle à venir s'avérera tout aussi sommaire. J'étais prêt à entendre ses explications. Les vannes ouvertes, difficile de faire marche arrière. Laisser échapper le flot par la force des choses. Ne pas contraindre le déferlement des pensées. Le barrage avait cédé. Je me retrouvais le confident d’un passé tempétueux, toujours vif et douloureux.

  • Donc tu connais monsieur Asselin ? demandé-je sans le quitter des yeux.
  • Oui plutôt bien, m’avoue Harry.
  • Et plus précisément ? insisté-je ne voulant pas en rester là.
  • Avec Hugo et Max, nous avons sympathisé très rapidement.
  • Oula pas si vite, le tempéré-je avant qu’il ne déballe son sac. Qui est qui ?

Déformation professionnelle ou petit défi pour détendre l’atmosphère, l’inspecteur m’a alors proposé des indices pour décrire ses deux potes. Côtoyant l'un à longueur de semaine, je m'attendais à ce que ce soit un jeu d’enfant. Il en fut tout autrement. Pourtant à l'évocation de l’Italie, je compris qu’Hugo était Monsieur Asselin. Ce détail me confirma son lien de parenté avec Evan.

  • Nous nous sommes croisés à une soirée speed dating, m’avoue-t-il.
  • Pour le coup, c'est plutôt original, concèdé-je.
  • Oui, tu ne penses pas si bien dire.
  • Vous étiez trois célibataires ?
  • Trois divorcés malheureux.
  • Du coup vous vouliez faire des rencontres ?
  • Plus ou moins, résultat au bout d'une demi-heure, nous nous sommes retrouvés assis au bar pour échanger nos histoires.

Trois mecs à la recherche de l’amour ont trouvé une amitié solide. Toute ressemblance avec une autre histoire serait faire un raccourci. Revenons à nos moutons ou devrais-je dire au sujet principal la rencontre d’Harry avec ses deux compères.

  • Donc vous avez discuté ?
  • Jusqu’à ce que le proprio nous mette à la porte à quatre heures du matin. Max, à peine âgé de trente ans, avait pris son poste de médecin légiste après sa mutation à la suite de sa rupture avec son ex. Il voulait se rapprocher de sa sœur et changer d’air. Sa compagne était partie sur un coup de tête du jour au lendemain. Il avait retrouvé un mot dans lequel elle lui confiait la garde de leur fille. La petite Lola venait de souffler sa première bougie. Entre boulot et couches, il assurait, mais d'après sa frangine, il était temps qu’il se reprenne en main. Aussi, elle l’avait inscrit sans lui demander son avis. Pour Hugo, le contexte était différent, sa femme était partie avec son fils sans lui laisser d'autre choix que de le voir un week-end sur deux. Il n’avait pas lutté. À l'époque, ses missions de journaliste de terrain l'obligeait à se rendre aux quatre coins du globe, dans des terres minées. Il aimait son fils mais aimait tout autant son job.
  • Et toi dans tout ça ?
  • Mes quarante ans en poche, je cherchais du réconfort. Ma femme m’avait fait comprendre un an avant que j'étais toxique pour elle et notre fils. Qu'elle m’aimait mais que ce n'était plus possible de vivre à mes côtés. Emelyne avait besoin de stabilité, de sécurité. Ce que je ne lui apportais plus. Comment lui en vouloir ? Vivre au quotidien avec un flic peut s'avérer stressant, oppressant voire dangereux.
  • Pourtant, elle aurait pu accepter tes choix si elle t’aimait comme elle te le disait.

La mèche qui fait tout voler en éclats.

Le visage d’Harry s'est alors assombri. Ses yeux embrumés. Son corps crispé annonçait la tempête qui faisait rage dans ses entrailles. L’onde de choc serait à la hauteur de ses confidences, force dix. Jusqu’à présent, il avait évoqué des bribes de son passé sans entrer dans les détails. J’avais conscience qu’il avait dissimulé ses errances. Je ne pouvais pas en vouloir à cet homme meurtri. Il y a des choses que nous taisons pour tenter de les atténuer. Mais la marée remonte toujours et nous prenons la vague en pleine figure, une vraie claque qui nous maintient au fond. On se débat pour remonter à la surface ou on coule à pic et une main vient nous choper par la col pour ne pas nous laisser engloutir. Ce soir, à mon tour d’être cette main.

  • C’est bien plus compliqué Zach, j’ai failli tout perdre, les perdre par ma faute. Être flic, c'est s'entourer d'ennemis, soupire-t-il. Même si tu les connais sur le bout des doigts, ils peuvent t'exploser au visage à tout moment. Et c’est arrivé pas une fois mais deux et la deuxième fois a été celle de trop.
  • Tu veux en parler ? osé-je.
  • Sois toujours sur tes gardes, me prévient Harry, ne les laisse pas t’atteindre, assure tes arrières.
  • Avec toi à mes côtés et mes amis, je ne risque rien. Je suis bien entouré. Et je pense que l’intervention de Monsieur Asselin était là pour m’offrir une couverture pour nos recherches sur le trafic.
  • Oui, nous en avons discuté ce week-end, avoue l'inspecteur. Nous en avons conclu que de cette façon, en utilisant l'enquête d’investigation, les trafiquants se tiendraient à distance.
  • En parlant de ça, j’ai reçu une lettre de menace avant même que je ne fasse quoi que ce soit.
  • Tu peux me la montrer ?
  • Elle est dans mon sac, elle attendra demain.
  • Laisse-la sur la table avant de partir, je la donnerai à la scientifique pour faire un relevé d’empreintes et une recherche en graphologie.
  • Il risque d'y avoir les miennes et celles de Evan.
  • Nous les extrairons. Tu peux faire confiance au fils d’Hugo. Sous ses airs écorchés, c’est un bon gars.
  • Oui je n’en doute absolument pas. Et ton fils, il est comment ?

Harry m’a montré du doigt le livre posé sur l’accoudoir de mon fauteuil. Il m’a conseillé de lire la dizaine de pages qu'il me restait. Je n’ai pas hésité, j’avais hâte de découvrir la fin. Elle fut à la hauteur, pleine d’espoir sous quelques centimètres de glace. J’allais le refermer quand l’inspecteur a insisté pour que je tourne la dernière page. Sur celle-ci, deux petits mots, le premier du père : William, si un jour la glace se brise, tu sauras où me trouver je t'attendrais. Et la seconde du fils : Papa, quelle que soit la trajectoire des poissons, ils retrouvent toujours leur maison. Pour finir, il y avait une photo des deux assis sur le ponton au bord d’un lac.

  • C'était notre dernière virée à la pêche, soupire-t-il.
  • Ton repère du week-end ? essayé-je.
  • Oui, le chalet appartenait à mon père. Pour rien au monde, je ne m’en séparerai. Quand nous avons un moment de libre, nous nous y retrouvons avec Hugo et Max. Nous fermons nos portables et profitons de l'immensité de la nature.
  • Comme je vous comprends.
  • Si tu le veux, nous irons ensemble à l'occasion, propose-t-il.
  • Avec plaisir. Et ton fils ne te manque pas ? Tu n’as plus de nouvelles ?
  • Non, rien. Depuis un mois, il a coupé les ponts.
  • Sans raison ?

Un silence s'est installé à ce moment-là. Harry cherchait les mots pour répondre à mes questions. L’inspecteur semblait désorienté, comme si je venais de lui administrer une droite. Sonné, le protocole commission était en cours. Je n'osais pas aller plus loin dans mes interrogations. Une heure du matin s’affichait sur le téléphone, à cours de batterie. La dernière barre d'énergie fondait au fur et à mesure que nous avancions dans la nuit.

Une cicatrice toujours vive.

En savoir plus n'était pas l’essentiel, pourtant découvrir les blessures profondes rendaient l’enquêteur plus humain. Derrière sa carapace taillée sur mesure, se dissimulait un homme fragilisé par les fissures de son passé. Même s’il en avait consolidé quelques-unes, toute son histoire le rongeait. Même s’il avait trouvé en Hugo et Max de précieux alliés, ni l’un ni l’autre ne pourrait combler l’espace béant laissé par le départ de son fils. Je songeais à mon père et me réjouissais de savoir qu’il n'était plus seul.

  • Il se trouve où ? tenté-je pour sortir Harry de sa torpeur.
  • Quoi ? s'écrie-t-il en sursautant comme s’il se réveillait en plein cauchemar.
  • Ton fils vit où actuellement ?
  • Entre Dallas et Mexico. Emelyne est retournée habiter chez ses parents mais aux dernières nouvelles, elle aurait suivi son futur mari au Mexique. William vient de fêter ses dix huit ans. Peut-être a-t-il suivi sa mère ou tout simplement est-il resté chez ses grands-parents ?
  • Tu n'as pas essayé de le contacter ?
  • Non pour qu'il me dise qu’il me déteste de l’avoir abandonné.
  • Tu devrais lui laisser la chance de te le dire si c'est le cas. Peut-être qu’il pense la même chose et qu’il culpabilise.
  • Tu as sûrement raison. Mais il en a tellement bavé par ma faute.

Harry s’est alors jeté à corps perdu dans cette eau boueuse où il s'enlise. Il donna vie à ses fantômes qui continuaient à gâcher ses moments d’ennuis. À la façon d’Oliver, l’inspecteur travaille sans relâche et accepte les postes de nuit pour ne pas fermer les yeux trop longtemps. L’un et l’autre ont mis en place ce mécanisme de protection pour verrouiller leurs angoisses. Je connais trop bien ce sentiment. Les terreurs nocturnes ont été mes partenaires depuis la mort de ma mère. À la différence, au réveil, elles ne laissaient pas de trace lisible dans mon esprit. Seuls mes proches les ont subies et ont atténué mes cris. Au lever du jour, je restais dans un brouillard permanent. Seul Manu a su lever le voile.

  • William a été enlevé à l'âge de cinq ans et séquestré trois jours durant dans une cave sans manger ni boire, grince-t-il. Quand je l’ai retrouvé, mon fils était recroquevillé au fond de sa geôle comme un petit animal apeuré. Il ne pleurait plus, ses larmes s'étaient fondues sur ses joues creusées par la faim et la soif.
  • Mais tu n’y étais pour rien, me révolté -je.
  • Si tout était de ma faute, un ex taulard l’avait kidnappé pour se venger. Je l'avais fait incarcérer pour trafic d’armes une année auparavant. Il avait tout préparé avant sa sortie. Il voulait me faire payer de l'avoir privé de son fils.
  • Comment a-t-il été libéré aussi rapidement ? soufflé-je, stupéfait.
  • Des preuves avaient disparu et sans elles, plus de raison de le garder au frais. Et si un de mes indics ne m'avait pas prévenu qui sait combien de temps William serait resté au fond de ce trou.
  • Tu l'as coffré ?
  • Oui, j’ai monté un dossier solide et me suis assuré que plus aucune pièce à conviction ne disparaîtrait.
  • Après les choses sont rentrées dans l'ordre ? espéré-je à demi-mot.

Coup de grâce.

Mes doigts s’agitent sur le clavier, le passage suivant a réveillé mes peurs. Je tape frénétiquement des lignes qui n’ont aucun sens quand je prends la peine de les relire. Le silence de ma chambre est pesant et afin de pouvoir terminer cet article, je me penche sur mon téléphone pour mettre ma playlist. Les paroles des Cowboys Fringants remplissent le vide qui s'immisce. Me concentrer pour ne rien oublier. Rester focus sur les éléments importants, je ne dois pas me disperser.

Harry s’est décomposé. Son phrasé était moins fluide. Ses mains serraient la tasse. Le café refroidissait. L’ambiance s'alourdit. Mes battements de cœur s'accélèrent. Depuis notre première rencontre dans son bureau, je ne l’avais jamais vu en si mauvaise posture, paralysé par des images d’un autre temps. Le même état de transe que j’ai vécu le soir où l’horreur a emporté mon bonheur. Pourtant au vu de son métier, il a dû voir des scènes insurmontables et être au milieu d’échanges inqualifiables.

  • C’était un soir de novembre, un vendredi précisément. J’accompagnais William à son entraînement de hockey. Nous devions récupérer Jérémie au passage. J’avais accepté de réserver cette soirée pour mon fils et son ami.
  • Oh ça devait-être chouette, ajouté-je enthousiaste.
  • Les deux avaient rapidement sympathisé. Jérémie parlait souvent de son frère qu’il avait laissé en France. Quelque part l’un et l’autre appréciaient de se retrouver. Après cette soirée, bien plus encore.
  • Je peux te demander pourquoi ?
  • Un imprévu n’a pas permis à Jérémie de se joindre à nous pour la séance, mais il devait nous rejoindre pour manger les pizzas à la maison. Quelque part, heureusement pour mon ex-femme, lâche-t-il en reprenant son souffle.

La suite aurait pu m’anéantir.

  • Ma femme rentrait du travail et au coin de la rue, un homme l’attendait, tapi dans l’ombre. Il la suivit jusqu’au pas de la porte avant d’enfoncer une lame dans son dos.
  • Quoi ! hurlé-je malgré moi, tous mes membres tendus prêt à bondir.
  • Rassure-toi, il n’a touché aucun point vitaux et Jérémie qui arrivait au même moment a fait fuir le fou furieux et appelé les secours. Par chance, quelques semaines auparavant avec William, ils avaient suivi une formation aux premiers secours. Avec sang froid, Il a su administrer les soins en amont.
  • Ouf, laché-je retrouvant un minimum mes esprits.
  • Sans lui, je ne sais pas si j’aurai pu m’en remettre.
  • Moi, je n’ai pas réussi, reniflé-je tentant de retenir mes larmes.
  • Zach, tu n’aurais rien pu faire.
  • J’aurai dû, m’emporté-je dévasté par cette dernière révélation.

Alors l’inspecteur s’est approché pour me prendre dans ses bras. Ce contact a instantanément soulagé mon angoisse naissante. Harry connaissait mon histoire avant que je me pointe dans son monde. À son tour, il vient de me révéler la sienne. Jérémie savait très bien ce qu’il faisait quand il m’a envoyé à Montréal. Je ferme le dossier Harry raconte Harry avant d’ouvrir le prochain qui je l’espère ne m'emmènera pas dans un tas d’emmerdes. Dès demain, tout commence.

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