Beathlag Cawen tombe amoureux
Beathlag avait dix-sept ans, et son père était toujours en vie. Kanan se rinçait toujours au whisky, la main toujours aussi lourde, à la fois avec son verre, sa femme, et surtout son fils. La peur raisonnée que Beathlag avait pour l'eau lui menait la vie dure. Difficile, d'être phobique dans un village de marins.
Il travaillait comme apprenti menuisier, chez Kreg Lancesle. Vous ne devinerez jamais ce qu'il construisait :
Des bateaux.
Si le paternel tolérait sa présence, c'est uniquement parce qu'il ramenait du beurre à la maison. Quant à la mère, elle était plutôt contente que Kanan ne l'ait pas encore foutu à la porte. Tant qu'il était là, le vieux pouvait cogner sur quelqu'un d'autre qu'elle. On dit souvent que l'amour maternel est inconditionnel, que l'instinct de protection est la chose la plus forte du monde. Mais si vous voulez mon avis, ce n'est rien à côté de l'instinct de survie.
La vie du jeune Beathlag Cawen n'était pas des plus joyeuses. Les idées noires le couraient à longueur de journée, et encore plus la nuit. Au lieu des rêves, les cauchemars venaient le hanter. Il songeait au suicide (plus que songer, en fait), mais il n'était pas vraiment décidé sur la méthode.
Il voulait que ce soit rapide, sans souffrances, avec le moins de chances possibles de se rater. La pendaison présentait ses avantages : mort rapide, simple, peu de matériel. Mais ça, c'était si ça marchait bien. Corde trop courte ou poids trop léger, et la nuque ne craquerait pas. L'asphyxie, ça prend beaucoup de temps. En plus, il ne voulait pas quitter ce monde en bandant comme un âne et engendrer une mandragore (je vous raconterai cette histoire là une prochaine fois, elle vaut le détour).
Se jeter du haut de la falaise lui était aussi venu à l'idée. Un grand saut dans le vide pour se fracasser contre les rochers en contrebas. Là aussi, la méthode avait ses avantages. C'était rapide, impossible de s'arrêter en cours de route, et relativement peu de chances de se louper. L'inconvénient, c'est qu'à l'arrivée, il ne ressemblerait plus à rien. Et Beathlag Cawen voulait que sa mère puisse veiller son corps. Il l'aimait trop pour être égoïste à ce point là.
Dernière solution qu'il envisageait : le couteau sur les veines. Des trois, c'était celle qu'il aimait le moins. C'était long, douloureux (du moins c'est ce qu'il imaginait), et donc trop peu fiable. Il ne pensait pas pouvoir arriver jusqu'au bout, pour tout vous dire.
C'était là tout ce que Beathlag Cawen avait envisagé pour en finir. Il y avait bien le poison, ou bien des champignons vénéneux, aussi, mais il n'y connaissait rien. Alors, pour l'instant, il réfléchissait. Et il aurait fini tôt ou tard par passer à l'acte, s'il n'avait pas rencontré une certaine personne, lors de la foire annuelle de Caer Edyn.
Beathlag n'aimait pas ces fêtes, mais il s'y rendait quand même, ne serait-ce que pour échapper à son père. Une soirée au milieu de tous valait mieux qu'une soirée avec lui. Il errait tout seul et regardait les gens danser. Il finissait toujours par s’asseoir près de la piste de danse, pour observer le mouvement des corps et des étoffes.
Pour voir les sourires. Lui ne souriait pas beaucoup (même jamais, mais il n'osait pas se l'avouer). En fait, la dernière fois qu'il avait ri, c'était avec Bandit. Le seul ami qu'il ait jamais eu. C'est à ce moment là, assis près des danseurs, qu'il décida qu'il était temps de se suicider. À la fin de la nuit, il monterait à la cabane de chasseur de son père, loin dans les bois. Kanan n'y allait plus depuis longtemps, il y serait tranquille. Il avait opté pour la pendaison, au bout du compte.
Mais la vie est étrange, et certains la trouvent bien faite.
Un garçon un peu plus âgé est venu s'asseoir à côté de lui. Il s'appelait Alvin. Ils ont commencé à parler. Beaucoup. Alors que la fête s’essoufflait, ils discutaient toujours, de tout, mais surtout de rien. Alvin travaillait sur le navire de Grenn Faks, dans le transport de marchandises. Ses yeux pétillaient, sans doute à cause de la bière.
Beathlag s'est finalement rendu à la cabane de chasseur, mais pas pour s'y pendre. Et pas tout seul. Cette nuit là, à l'abri de la forêt, il embrassait un garçon pour la première fois (quelqu'un, on pourrait même dire). La barbe d'Alvin lui piquait les lèvres, mais c'était une douleur agréable, adoucie par sa langue contre la sienne.
Avant le lever du jour, Beathlag Cawen avait aussi donné sa première étreinte d'amour. Et la deuxième. Et la troisième. Les garçons sont tombés amoureux.
Pas évident, dans un village comme celui-ci, rempli de bourrins et de préjugés. Ils se voyaient en secret à la cabane, chaque vendredi soir. La forêt était le seul témoin.
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