Beathlag Cawen part en voyage
Le Mais en question est arrivé sept ans après la mort de Kanan. Rappelez-vous, Alvin travaillait comme marin sur un navire de fret, et partait donc pour de longues périodes en mer. La suite est attendue, je sais bien. Vous la sentiez venir à des kilomètres.
Alvin n'est jamais revenu à Caer Edyn. Pas plus que le navire sur lequel il avait embarqué. Ce qu'il y a de difficile, dans les disparitions, c'est l'incertitude. D'un certain côté, elles sont pires que la mort. Du moins, c'est ce que pensait Beathlag Cawen. Ne pas savoir ce qu'il était advenu d'Alvin le rendait fou.
Alors, il a fait la seule chose qui lui paraissait sensée à ce moment-là. Après une discussion houleuse et animée avec Grenn Faks, il est parvenu à obtenir (moyennant finance) le droit de monter à bord du bateau qui partait à la recherche du navire perdu.
Quand je dis discussion houleuse, c'est pour ne pas dire engueulade, car Grenn Faks faisait partie de ceux que les relations entre jeunes hommes faisaient gerber. Et entre vieux hommes aussi, d'ailleurs.
Heureusement pour Beathlag, la femme du transporteur pouvait faire preuve de bien plus de compassion. Sans elle, il ne serait jamais monté à bord de ce foutu rafiot.
Est-ce que j'ai besoin d'expliquer à quel point ça a été difficile de naviguer, pour quelqu'un qui déteste l'eau ? Non, je crois pas.
C'est ainsi que pour la première fois de sa vie, Beathlag s'est retrouvé sans terre ferme sous les pattes, faisant route vers le nord. Le nord qui se trouve en haut. Très haut. Là où le vent glacé vous flingue les chairs si vous ne faites pas gaffe. Là où l'air est tellement froid que ça vous écorche les naseaux et les poumons, rien qu'à respirer.
Si vous ne savez pas ce que c'est, alors j'espère que vous ne le saurez jamais. À côté, les hivers de Caer Edyn ressemblent aux étés tropicaux.
Ils ont fait voile vers le grand océan de givre, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien d'autre que de la glace à perte de vue. Une mer tellement blanche qu'elle vous aveugle, prête à vous cramer les mirettes.
Ils ont passé beaucoup de temps dans ces eaux, à longer la banquise. Ils en ont passé assez pour trouver l'épave du navire perdu, désossé. À terre, les hommes ont découvert les membres de l'équipage allongés sur la glace, autour d'un âtre tout aussi éteint qu'eux.
Les gars avaient entamé le navire pour pouvoir faire du feu, mais c'était pas suffisant. Le manque de vivres les avait forcés à se bouffer. Suffisait de voir les cadavres amputés et les os rongés.
Pas un mot. Personne ne moufta. Dans ce désert de neige, croyez-moi, vous auriez entendu le plus grand silence du monde. Il n'y avait que le vent qui soufflait, en lacérant les visages.
C'est Beathlag Cawen, qui a été le premier à réagir. Il s'est déplacé de cadavre en cadavre, jusqu'à retrouver celui qu'il était venu retrouver. Celui d'Alvin. Il s'est effondré, sans pouvoir empêcher ses yeux de pleurer. Et quand il fait aussi froid, les larmes gèlent sur les joues. Elles vous brûlent, et laissent des marques qui ne s'en vont jamais vraiment. Sur le grand océan de givre, pleurer fait mal.
Il a épousseté le visage de son ami, couvert d'une fine pellicule de neige. Juste pour le caresser une dernière fois, avec ses mains gantées.
Beathlag a essayé de ne pas regarder la jambe amputée jusqu'au genou. Il ne voulait pas la voir. Mais c'était impossible. Quand l'horreur est là, on peut pas faire autrement que de la regarder bien en face.
Il voulait prendre Alvin dans ses bras et l'emmener avec lui, à Caer Edyn. Pour le mettre en terre. Mais la glace n'était pas d'accord.
Beathlag ne pouvait pas le ramener à la maison.
Aucun des hommes allongés sur la banquise ne pouvait rentrer à la maison.
Alors, en dépit des regards qui pesaient sur lui, malgré la présence de Grenn Faks, il s'est décidé à aller à l'encontre du secret. Il a retiré le bandana qui lui protégeait la bouche, pour pouvoir embrasser Alvin sur les lèvres, à la vue de tous.
Ça n'avait plus d'importance. Même Grenn Faks, trouvait que ça n'avait plus d'importance.
Mais quand il fait aussi froid, la glace colle à la peau. Et Alvin n'était plus qu'un corps congelé. Ce n'est pas que d'amour, que les lèvres de Beathlag ont brûlé, engluées à celles de son amant. Mais ça ne l'a pas empêché de continuer. Juste pour savourer un dernier baiser.
Et quand il s'est forcé à mettre fin à ses adieux, il s'est retiré. Sans prêter le moindre intérêt à la douleur, sans s'inquiéter des lèvres qui s'arrachaient de son visage, du sang qui lui coulait de la bouche.
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