26 octobre 2020, 11h (La balade sauvage)
Elle : « Alors, comment c’était ?
Moi : - Bof.
Elle : - Quoi, bof ? Tout à l’heure, tu étais d’excellente humeur, tu t’extasiais sur la qualité des nuages dans le ciel, sur le plumage des arbres qui est joli en cette saison et sur les routes désertes, et maintenant tu fais la gueule ?
Moi : - Non mais écoute, je me tape pas plus de cent bornes pour photographier des conifères !!!
Elle : - Des conifères ? Quoi, les machins qui font dormir ?
Moi : - Je te parle des arbres à feuillage persistant. Je ne sais pas quel est l’enfoiré qui a décidé d’en planter ici, mais si je le tenais…
Elle : - Ben, tu voulais des arbres, et tu as des arbres, non ? C’est quoi, le problème ?
Moi : - L’intérêt de faire des sorties au mois d’octobre, c’est essentiellement pour immortaliser les feuillages flamboyants de l’automne. Avec des conifères, on n’a que dalle !
Elle : - C’est tellement important ?
Moi : - Oh oui ! Un cimetière militaire français est si pauvre du point de vue esthétique qu’il lui faut absolument des cache-misère. Le premier cimetière qu’on a vu ce matin, il était très bien. Cléry-sur-Somme, formidable. Rien à dire. Des feuillus en veux-tu en voilà, un beau soleil pour faire resplendir tout ça. Tout le boulot consiste à trouver le bon équilibre feuilles-tombes sur la photo. Et on arrive ici pour tomber sur des espèces de grands sapins…
Elle : - Tu es encore tombée ? Ton pantalon et toi, vous allez bien ?
Moi : - Non, je veux dire qu’on trouve des grands sapins à cet endroit – et RIEN D’AUTRE !
Elle : - Les conifères te dépriment ou quoi ?
Moi : - Oui !!! Je ne deviendrai jamais une grande photographe avec des sapins ! Qu’on me donne des érables, des cornouillers, des liquidambars, mais pas ça ! J’imagine le fonctionnaire dans les années 20 au moment où on a aménagé le cimetière : "Chef, chef ! J’ai une idée ! On va pas se casser la tête pour les arbres, on n’a qu’à mettre des résineux. D’accord, c’est moyennement beau, mais on a déjà réussi l’exploit à faire les cimetières militaires les plus moches – on va pas se triturer les méninges comme les Anglais, les Américains ou même les Allemands pour essayer de faire joli – alors quelques conifères de plus ou de moins, c’est pas ça qui changera quoi que ce soit. Il n’y aura pas à ramasser les feuilles, ça restera vert toute l’année, comme ça on se fatigue pas. C’est-y pas une bonne idée, chef ?"
Elle : - Tu es dure avec les cimetières français.
Moi : - On a surtout l’impression qu’ils représentent la version cheap de tous les autres cimetières militaires. Tu te souviens du cimetière américain qu’on a vu ans l’Aisne ?
Elle : - Oui : gazon impeccable, et plein de marbre. Z’avaient du fric, les Américains.
Moi : - Z’avaient surtout beaucoup moins de monde à enterrer que nous ! Mais ils ont néanmoins fait plus beau !
Elle : - Bon, résumons : il y a deux jours, ton problème, c’était comment chier dans les bois, et aujourd’hui, les bois te font chier ?
Moi : - Que veux-tu, les résineux sont foncièrement ennuyeux. Il n’y a que dans les films d’horreur qu’ils deviennent intéressants. Quand tu as vu la forêt de pins qui entoure l’hôtel de "The Shining", eh bien tu n’as pas envie d’y cueillir des champignons. Et en plus, sans neige, les conifères sont nuls !
Elle : - Si ça peut te remonter le moral, pense que normalement, tu devrais être au boulot avec tes étudiants.
Moi : - Ah, les chats-chats ! Je leur ai dit avant les vacances qu’on devait se revoir bientôt, mais que rien n’était moins sûr. Je termine tous mes cours sur la même note d’incertitude depuis septembre : "À la semaine prochaine… enfin peut-être. Si la fac n’est pas fermée, si nous sommes encore en vie, si mes fiches de voca ne sont pas perdues (les pénuries de papier toilette au printemps dernier m’ont fait faire quelques bêtises)." En fait, il n’y a jamais eu un tel suspense concernant la suite de l’année scolaire. Ça bat n’importe quelle bonne série américaine.
Elle : - Tu les appelles "chats-chats", tes étudiants ? Quand on sait à quel point tu portes les chats dans ton cœur…
Moi : - Ouais, ça devrait se psychanalyser, ça… Bon allez, en route, la journée est loin d’être terminée.
Elle : - Tu sais, je me disais… C’est aussi à la mise en valeur d’un sujet, aussi ingrat soit-il, qu’on voit le talent d’un photographe… Un bon photographe doit pouvoir se débrouiller avec n’importe quoi, même avec des conifères…
Moi : - Ferme-la et roule. »
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