12 décembre 2020 (Bienvenue chez les ch’tis)
Elle : « On n’a rien de prévu aujourd’hui ?
Moi : - Non, pas de sortie. Je me détends les jambes cinq minutes ; j’ai commencé à corriger mes premières copies de partiels.
Elle : - Un samedi top délire, quoi.
Moi : - Je sens poindre comme un zeste de mépris de ta part. Je sais que c’est pas ton problème, mais nous les humains, nous sommes soumis à ces basses contingences que l’on nomme travail, délais à respecter, responsabilités, bref, toutes ces menues choses dont tu ne sembles pas saisir la portée.
Elle : - Oh hein, c’est pas la peine de me prendre de haut ! J’ai bien compris que tu es parfois occupée…
Moi : - Comment ça, PARFOIS ???
Elle : - … comme si tu étais la seule à avoir des choses à faire !
Moi : - Pardon ? Tu ne vas pas comparer tes activités aux miennes, quand même ?! D’ailleurs, quand il y a du mouvement, c’est grâce à moi, sinon tu ne bougerais pas beaucoup !
Elle : - Oui d’accord, il y a tout ça, mais il y a le reste, aussi.
Moi : - Quoi, tu as des activités annexes ?
Elle : - Ben, on discute pas mal entre consœurs. On échange des points de vue, on apprend à se connaître, on partage notre savoir…
Moi : - À t’entendre, on dirait des savants qui se réunissent en symposium…
Elle : - Ça peut être simplement des conseils de développement personnel, comme ceux de ma voisine – enfin, quand elle est là…
Moi : - Mmm, je ne ferais pas trop confiance à une Peugeot un rien schizo pour des leçons de joie de vivre…
Elle : - Je vois bien que t’as un problème avec elle.
Moi : - Toi aussi un peu, non ? Il faut avouer qu’elle est assez spéciale dans son genre !
Elle : - Oh, c’est loin d’être la voiture la plus originale du parking !
Moi : - Ah oui ? Y a plus frappadingue qu’elle dans le coin ?
Elle : - Bah oui. Regarde sur la gauche.
Moi : - C’est vrai. La Toyota orange vif. Déjà la couleur jure un peu dans son environnement.
Elle : - La couleur, c’est rien à côté du reste.
Moi : - Ah bon ?
Elle : - Tu devrais aller la saluer. Je suis sûre qu’elle ne refuserait pas une petite conversation avec toi.
Moi : - Mais… je ne pense pas avoir quelque chose à lui raconter, moi… Je vais la déranger inutilement…
Elle : - T’inquiète. Je suis persuadée qu’elle meurt d’envie d’échanger quelques mots avec toi. Les occasions de parler à une humaine ne sont pas si fréquentes ; tu ne vas pas du tout la déranger. Et tu reviendras me dire ce que tu en penses après.
Moi : - Bon, dans ce cas…
Elle : - Ne fais pas ta timide. Allez ! Va… Tu vas voir, elle vaut le détour.
Moi : - D’accord. Je te fais confiance. (M’approchant de la Toyota orange) Heu, konnichiwa Madame…
La Toyota : - Bonjour tizot’ ! J’ta r’connos ti, t’es la proprio d’la Touingo ! Commint cha va ?
Moi : - Pardon ?
La Toyota : - Bin t’in fais eun’ gueule ! Cha va nin ?
Moi : - C’est-à-dire que… Je ne m’attendais pas à… ça.
La Toyota : - Bin qwô ? T’as bin eun’ carrette qui causs, donc cha n’devrait pas trop t’surprindre !
Moi : - Les voitures qui parlent, je commence à en avoir l’habitude, mais… Enfin… la façon dont vous parlez… Je croyais que vous étiez une voiture japonaise.
La Toyota : - Bin wé. J’sus japonéss, mais j’chors d’la fabrique à Onnaing. Mi j’pale nin eul’ francés, j’pale chti, comme toudis ichi dins l’Nord !
Moi : - Ça alors ! Les Toyota qui viennent de l’usine de Valenciennes, elles parlent toutes comme vous ?
La Toyota : - Bin wé. T’as eun’ séquoi cont’ not’ biau parlache ?
Moi : - N-non, je n’ai rien contre ce type de langage en particulier…
La Toyota : - Bin alors, pourqwô t’es toute in foufelle* ? Et pourqwô te pale pas comm’ nouzot’ ?
Moi : - Pardon, mais je n’ai jamais parlé le patois, moi.
La Toyota : - Qwô ? T’es po d’ichi ?
Moi : - Si, je suis du Nord, mais je viens d’Hazebrouck.
La Toyota : - Ah wé, une Flahute ! J’comprinds mieux !
Moi : - Gare à ne pas trop m’appeler la Flamande, la famille de mon père vient de Wallonie…
La Toyota : - Wé. Un peu belche qwô. T’es vraimint espéciale, ti ! Deul’ Nord, mais po chtie !
Moi : - Si on va par là, je trouve que vous aussi, vous êtes du genre spécial ! Vous êtes sûre d’être japonaise ?
La Toyota : - Mi ? Évidemmint ! J’sus fin bénache d’êt’ japonéss ! J’ai l’esprit samouraï mais l’parlache d’min coin ! Eun’ guerrière d’la route, mais chtie !
Moi : - Ah. C’est curieux, mais moi si on me dit "samouraï" et "chti", je vais plutôt penser à un cornet de frites… Et donc, vous êtes adepte du bushido ?
La Toyota : - Forchémint ! Ma deviss : honneur, loyauté et tarte au suc’. Mi, j’n’in minge nin, mais mon proprio i s’in impafte** ! Adonc j’définds la tarte au suc’ pareillemint qu’l’honneur et la loyauté.
Moi : - Elle avait raison, Marie-Apolline, vous êtes assez unique.
La Toyota : - Ti auchi. Ch’est bin ti qui passe s’timps lib’ dins les gardins grind’ dints*** ?
Moi : - Je vois que ma réputation n’est plus à faire…
La Toyota : - Marie-Polline, èm’ dit qu’elle en véyot tell’mint avant le confin’mint qu’elle in d’venait vuvule**** !
Moi : - Disons qu’elle et moi, on n’a pas forcément les mêmes goûts… Oh, mais j’y pense, puisque je vous ai sous la main… Vous pouvez m’expliquer ce que signifie votre nom, Aygo ? C’est japonais ?
La Toyota : - Bé non. Cha veut dire "J’y vais" in francés. Ch’est "I go" in inglés. Ti connos l’inglés ?
Moi : - Oui, ça va, je me défends…
La Toyota : - Chez Toyota, y dissent que cha synthétiss la mobilité, la flexibilité et la liberté.
Moi : - C’est fou… Tout ça dans deux syllabes. Ce sont vraiment les champions de la miniaturisation, les Nippons. Bon, eh bien… Ce fut instructif. Désolée de ne pas pouvoir rester plus longtemps, mais j’ai du pain sur la planche qui m’attend.
La Toyota : - Eh bin bonne planque ! A la r’voyure !
Moi : - C’est ça, oui, au revoir… (Revenant près de ma Twingo) Eh ben si je m’attendais à ça !
Elle : - Intéressante, non ?
Moi : - Ouais. J’en conclus que vous avez toutes plus ou moins un grain. (Après un silence) Je crois qu’un de ces quatre, je vais me réveiller et m’apercevoir que je suis dans une institution psychiatrique au milieu de gens souffrant de troubles de la personnalité. Je baigne peut-être même déjà en plein cauchemar… »
* en émoi
** empiffre
*** cimetières
**** étourdie
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