20 avril 2021 (La vie scolaire)
Moi : « Quand plus rien ne tourne rond, quand le monde est à la limite de la rupture, une chose intangible brille telle une petite bougie intrépide dans la nuit : la fac.
Elle : - Oui, bonjour aussi. T’as encore des problèmes avec l’université ce matin ?
Moi : - Non, pas du tout. Il y a que son aspect complètement hors du temps ne cesse de m’étonner.
Elle : - En bien ou en mal ?
Moi : - Ni l’un ni l’autre. Ça me surprend vraiment, c’est tout. Avant de venir te voir, j’ai reçu par e-mail une publicité pour un bouquin sur la slow life. Ça m’a parlé tout de suite. M’est avis qu’ils ont tous suivi un stage sur la chose, à l’Université de Lille. Surtout les gars du service paiement.
Elle : - Mmm, slow life, tu peux m’expliquer ?
Moi : - Attends, je te dis ça tout de suite… je prends mon antisèche. (Tapotant sur mon smartphone) Gu-gu-gu… Ah, voilà. ″Vivre pleinement le moment présent. S’ancrer dans l’ici et maintenant pour se relier à ce qui est.″
Elle : - Faut déjà s’accrocher pour tout comprendre…
Moi : - ″Il s’agit là de laisser les distractions à leur juste place pour focaliser son attention sur le présent.″ Et surtout ne pas anticiper l’avenir, le prochain confinement ou déconfinement, bref, toutes ces menues choses… Ensuite… (Soupirant) ″Plutôt que de multiplier les tâches en simultané, faire une chose à la fois permet d’une part de se préserver – d’être moins “en ébullition”.″ Je peux te dire qu’ils sont à fond dans le concept, les mecs. Il y a dans les services administratifs des gens qui sont plus proches du zéro Kelvin que du bouillonnement.
Elle : - Nan mais ils se préservent…
Moi : - Sauf qu’ils ne suivent pas un stage de pleine conscience mais sont censés être au boulot ! Enfin peut-être… Écoute ça encore : ″La slow life, c’est apprivoiser le lâcher prise, cesser de vouloir tout maîtriser.″ Ah bah complètement ! Ça fait longtemps que certains ne cherchent plus à maîtriser grand-chose… ″Pour concrétiser ce lâcher prise, les pauses représentent des bulles de lenteur à instiller dans votre quotidien.″ Tiens, je devrais faire ça en plein cours, genre : ″Aujourd’hui, mes chats-chats, je vais vous expliquer les quantifieurs en mode slow. On va tout faire a little bit slowly, quoi, entre deux auto-massages de la nuque, et puis on va oublier cinq minutes le programme, l’examen à la fin de l’année, et améliorer sa qualité de présence à l’instant. Et ça, vous voyez, ça se traduit en anglais par du présent continu.″
Elle : - En passant, il faudra que tu m’expliques un jour cette passion qu’ont les Français de foutre de l’anglais un peu partout.
Moi : - Disons que certains s’imaginent que l’anglais va donner plus de relief à leur prose. Ne pas dire grand-chose, oui, mais en plusieurs langues, c’est plus chiadé ! Par exemple, l’autre jour, je suis tombée sur une annonce d’une école de commerce à Lille qui cherchait quelqu’un pour monitorer le benchmarking des programmes des summer courses et réaliser le book des programmes proposés aux étudiants.
Elle : - Hein ???
Moi : - C’est de la vraie musique, non ? On entendrait presque les oiseaux singing dans le background…
Elle : - ″Le temps efface tout comme effacent les vagues. Nous oublierons ces mots si précis et si vagues, derrière qui chacun nous sentions l’infini.″*
Moi : - Ouais, peut-être. Tu vois, même l’élément le plus important de l’ENT** de l’Université de Lille s’appelle Moodle. (Soupir) Quand je pense que je faisais connaissance avec le bidule il y a un an à peine…
Elle : - Moodle ? Encore de l’anglais ?
Moi : - Oui, ça fait plus chic, et comme son nom l’indique, ses concepteurs ont voulu faire une synthèse entre un module et la moule.
Elle : - T’es sûre ?
Moi : - Parfaitement. La complexité du module et la lenteur de la moule, tout y est. Tout au long de cette année universitaire qui s’achève déjà, la direction de l’université nous a proposé une foule de tutos, de webinaires, de rencontres, etc., afin que nous nous appropriions les outils numériques mis à notre disposition – et donc, le fameux Moodle. C’est sympa, surtout les webinaires à l’heure où presque tout le monde travaille (si bien que je n’ai pas pu en suivre un seul), mais honnêtement, c’était l’an dernier que tout cela aurait été utile.
Elle : - Au moment où les enseignants sont passés au distanciel ?
Moi : - Ben ouais ! Au moment où tout nous est tombé dessus ! Au début, on nous a rien dit, juste ″démerdez-vous″. Je ne connaissais même pas Zoom…
Elle : - Les choses ne se sont pas vraiment faites dans l’ordre, si je te suis bien.
Moi : - C’est ça. Cela dit, j’ai toujours su que la fac avait un sens du timing particulier quand j’ai vu qu’ils envoyaient aux enseignants les trombinoscopes de leurs étudiants début novembre – soit deux mois après la rentrée, quand nous avons déjà eu tout le loisir de faire connaissance avec nos élèves. Mais c’est un détail. On touche là à la quintessence de la slow life. Pareil pour les versements de salaire. Non seulement c’est lent, mais en plus on reçoit les fiches de paie deux mois après avoir touché notre argent qui dormait depuis des mois on ne sait où par la grâce d’un logiciel et de fonctionnaires à donf dans le concept slow life. Pourquoi faut-il deux mois pour imprimer et envoyer une feuille de papier ? Comment ?… C’est un mystère, mais qui prend tout son sens à la lumière de la décompression slow.
Elle : - Ils te sont profitables, au moins, les tutos ?
Moi : - Ah mais oui. Le truc un peu con, c’est que je n’ai pas d’examen à faire passer ce printemps, alors qu’il y a un an à la même époque, je me triturais les méninges toute seule dans mon coin pour concevoir des tests afin d’évaluer la fournée 2019-2020. Maintenant, on va même jusqu’à m’expliquer comment faire un cours en distance, après un an de pratique de la visioconférence !
Elle : - Mieux vaut tard que jamais.
Moi : - C’est clair que ça peut encore servir, ces machins-là. J’ignorais même qu’il fallait effectuer autant d’opérations pour concevoir un cours.
Elle : - Ah ?
Moi : - Oui. D’abord, il faut ″scénariser″. Pour introduire du distanciel, il faut interroger ses idées reçues, choisir ses ressources, utiliser des grilles critériées, penser à prévenir le plagiat en amont, clarifier ses objectifs d’apprentissage, organiser le découpage dans Moodle et créer des parcours différenciés dans icelui. Ensuite, il faut produire des ressources (diaporamas sonorisés ou non, vidéos interactives, jeux sérieux, frise interactive…), concevoir des activités, engager les étudiants, créer des activités pour l’appropriation des ressources, organiser la mise en commun des contributions étudiantes, créer des tests auto-correctifs, élaborer un dépôt de devoirs, créer bien sûr une classe virtuelle, et puis quand tu as fait tout ça, tu es prête à enseigner ton cours – ou plutôt, pardon, assurer la présence à distance, guider le raisonnement, donner du feedback, inventer de l’interactivité avec un outil de vote, utiliser les outils de relance et de suivi Moodle, sans oublier de collaborer avec les forums, cela va sans dire.
Elle : - Fichtre ! C’est la jungle !
Moi : - En fait, je pense que ce sont plutôt les enseignants qui auraient besoin de se ménager de petits ou plus grands espaces de pauses récupératrices… (Tapotant à nouveau sur mon smartphone) Oh, mais je vois que l’une des prochaines formations proposées par l’Université de Lille, c’est : ″Connaissance de l’université : découvrir ou approfondir la connaissance de son environnement professionnel″. C’est chouette de proposer ça au mois de juin ! Sinon, il y a aussi l’alléchant ″Gérer le cycle de vie de son cours Moodle″. Et qu’est-ce que ça raconte ? ″…De la création jusqu’à sa réinitialisation en passant par son animation et son enrichissement, votre espace de cours Moodle subit un cycle de vie.″
Elle : - C’est beau. Un cours, ça naît, ça vit, ça meurt.
Moi : - Et ils t’apprennent comment supprimer un cours.
Elle : - Ah ça, c’est tout comme l’huile de vidange ! On ne s’en débarrasse pas n’importe comment ! »
* M. Proust
** Environnement Numérique de Travail
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