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Edward avait la passion des tragédies secrètes. Après des années à voyager partout et habiter nulle part, à suivre l’agitation effrénée des hommes et des comptes en banque, un deuxième infarctus le jour de ses cinquante-six ans le poussa brusquement vers la retraite. Plus exactement, sa compagnie le bouta sans ménagement hors de ses rangs – avec un confortable pactole pour s’éviter toute complication judiciaire. Natif d’Angleterre déraciné dès la vingtaine, Edward s’était alors rendu compte qu’il n’appartenait plus à aucune terre ni aucune famille. Pragmatique, il élut domicile dans une cité aussi vide que lui : Los Angeles. Le climat, disait-on, était idéal pour y agoniser d’ennui. Il s’y attela derechef, inaugurant ses premiers mois d’inactivité par une dépression en règle – merveilleusement ensoleillée, cela dit – avant de se découvrir une âme contemplatrice. Attention, pas dans l’un de ces assommants passe-temps pour vieillards, bien qu’il aimât y faire croire. Lorsqu’un aimable quidam lui demandait la raison de son perpétuel sourire en coin, il ne dévoilait jamais la vérité, c’est-à-dire à moitié l’infarctus qui lui avait définitivement figé quelques muscles mineurs, à moitié la savoureuse observation de ses congénères. Par élégance ou par discrétion, il préférait passer sous silence ses goûts voyeuristes et répondait malicieusement « l’ornithologie, l’étude des oiseaux ». Malgré son manque de subtilité, la métaphore lui plaisait. Ça lui était venu comme ça, sans prémices. Ancien homme pressé, il avait récemment découvert le plaisir de s’attarder à un café, d’y lire le journal en sirotant d’infâmes eaux noirâtres, de regarder le temps et les corps courir sans lui. Peu à peu, il prit racine dans un de ces établissements typiquement américain, café de jours, bar de nuit, dont l’avantage premier tenait à sa géographie : à trois pas de son appartement. En guise de bonus, la situation l’Est hollywoodienne du troquet assurait une clientèle majoritairement homosexuelle, plutôt jeune, qui donnait à Edward le frustrant espoir d’un flirt ou d’un bon mot avec de sémillants acteurs ratés. Quoi qu’il en soit, un constant ravissement pour les yeux.
En les faisant s’attarder, ces yeux, le précoce retraité avait commencé à retrouver les mêmes visages, à entendre jour après jours des suites de conversations. Sans y prendre garde, il avait senti naître un grandissant intérêt pour la vie et les préoccupations de certains familiers, jusqu’à se créer un réseau d’amitiés unilatérales. Le petit merle Shane, qui troquait sa fragilité émotionnelle contre une addiction sexuelle carabinée, le paon flagorneur Robert qui épuisait ses craintes existentielles dans le désir de plaire, ou encore la perruche Jennifer en recherche désespérée d’une femme avec qui avoir un enfant. Il les connaissait tous, se prenait d’affection sans jamais s’impliquer. Mais les stars de sa réalité sans télé, de son théâtre grandeur nature, furent un couple de femmes, ses oiseaux de proie : Lucrezia et Elizabeth.
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