2

3 minutes de lecture

Une belle quarantaine portée haut s’affichait sans ambiguïté sur les visages des deux femmes. Elles se ressemblaient dans leurs gestes et attitudes, quelque chose de la douceur retenue à la frontière de l’affectation. Amples mouvements de main, fugitives caresses, sensualité au bord des lèvres. Sublimes, envoûtantes. Le genre de femmes à l’épiderme volatile et aux manières rentrées, de celles dont il faudrait saisir la taille fine et arracher les vêtements pour espérer en percer le mystère. Même une vieille pédale de la trempe d’Edward se prêtait volontiers aux rêveries érotiques lorsqu’elles entraient dans le café. Leur pouvoir d’attraction confinait au gravitationnel. Décuplé lorsqu’elles étaient ensemble, il ne s’amenuisait pas pour autant individuellement. Un long moment, Edward pensa qu’elles se ressemblaient, réalisant sa lourde erreur qu’une fois aperçues seules. Il n’y avait pas d’êtres plus différents, comme si elles changeaient de mues éloignées l’une de l’autre.


Il avait d’abord Elizabeth, qu’il imaginait bien en femme d’affaires new-yorkaise. Tailleurs coûteux et verbe incisif, elle maniait la langue du pouvoir, chacune de ses phrases ayant le poids du péremptoire. Elle n’était pas jolie à proprement parler, mais l’autorité de sa silhouette, brisée par d’harmonieuses courbes et des prunelles languissantes, lui assuraient l’infinie beauté du charme ; celui que l’âge n’efface jamais. Elle portait de longs cheveux libérés dont les reflets oscillaient admirablement entre le blé et l’orge. Le plus fascinant, pour Edward, tenait à son contraste. L’autorité qu’elle portait comme une armure de plume se soulevait à la moindre brise. Une finesse fragile se devinait en dessous, comme un nouvel océan à explorer. Il comprit bien plus tard que cette apparente profondeur résultait d’un habile calcul destiné à appâter l’amour, et l’en admira davantage. Quelle science de la posture, quelle maîtrise du corps et des mots ! De tout son sexe, Elizabeth était sans doute la plus retorse, la plus perverse. Edward aimait les beaux ouvrages, or cette femme était la reine de sa discipline. De toute sa distance, il ne pouvait que la saluer bien bas.


Sa compagne était d’une autre espèce. À dire vrai, si Edward avait moins apprécié les poitrines velues, il en serait immédiatement tombé amoureux. Lucrezia, italienne de sang et d’esprit, portait sur elle la mélancolie des aristocraties européennes finissantes. Aristocrate, elle l’était bel et bien avait-il compris, d’une branche cadette d’un compté lombard. Edward, loin de s’en étonner, avait reconnu chez elle l’altier mêlé à la dégénérescence de l’âme malade d’être trop ancienne, si prégnante chez ces races en phase terminale. Ce désir latent de perdurer dans un monde voué aux fugaces plaisirs. Elle semblait en avoir pris son parti, et conciliait ses passions tristes avec un dilettantisme artistique à la hauteur de son rang déchu. Peintre ou sculptrice, Edward l’ignorait encore, mais il avait décidé de l’ériger en tailleuse de corps, à cause de ses mains. Ses mains, diable, étaient un chef-d’œuvre de la création. Paume soyeuse et doigts graciles, elles ne pouvaient que frôler les peaux, qu’elles soient de pierres ou de chairs. Chacun de ses élans, de ses contorsions semblait interrompre une langoureuse danse, tout en grâce rentrée, qui ne devait atteindre l’apogée que sous des draps de satin. Edward, à qui la féminité paraissait tour à tour ennuyeuse ou vaguement esthétique, découvrait chez cette Italienne le feu glacial de l’enchantement sensoriel. Il ne voulait pas coucher avec elle, il souhaitait qu’elle le sculpte, qu’elle attarde ses mains et sa bouche sur son épaule, sur le dessin de son ventre. Sa bouche, justement, sans être trop épaisse, arborait cette sorte de moue boudeuse qui ordonne à l’interlocuteur d’y poser les lèvres, ne serait-ce que pour essayer d’en dérider les contours. Elle soulignait un menton affirmé, fondu dans une mâchoire et des pommettes émaciées qu’encadrait une chevelure au brun chaleureux. Lucrezia n’était ni belle ni charmante, elle était splendide, sans âge. Son troublant port hiératique se confondait dans une sensualité étouffante, capiteuse et étourdissante comme de l’opium. La voir, c’était l’exhaler. Elle était venimeuse, le savait, en jouait avec brio.

Quelles chances avaient les pauvres filles qui croisaient le chemin d’Elizabeth ou Lucrezia ? Qui, en son âme et conscience, pouvait résister aux délices qu’elles promettaient ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Squabe ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0