Introduction
Naïf : quelqu’un qui ignore le mal, le vice, la cruauté ; qui fait preuve d’un excès de confiance, de crédulité.
C’est un naïf. Enfin, souvent. Et à chaque fois, il en a payé un lourd tribu.
Son enfance passa et lorsqu’il décida de devenir adulte, il fut confronté, pour la première fois, à l’étendue de la déception aride de sa naïveté.
Tout enfant grandi, logiquement, avec le sentiment très confortable d’être aimé. Centre du monde et des attentions. Oui mais… Voilà… Rien n’est gratuit. Rien n’a jamais été gratuit. Et quelle claque ! Quelle chute vertigineuse quand il constate, en finalité, n’avoir été l’objet que de spéculations. Une sorte d’investissement sur le long terme dont les géniteurs attendent un retour sur investissement. Non pas forcément en espèces sonnantes et trébuchantes, mais davantage en satisfecit permettant de se gargariser sur ce que l’on a réussi à faire du rejeton. Bien entendu, les parents clameront haut et fort, bienséance oblige, que cela a été fait avec amour, pour le bien de l’enfant et, ils le rappelleront certainement, au prix de gros sacrifices ! Les mêmes sacrifices d’un homme d’affaire misant de coquettes sommes sur une start-up en devenir. Parce que tout se compte. Tout se monnaie. La bouffe, les fringues, les études, les soins, les loisirs, l’argent de poche… Un gouffre à fric… Et je ne parle même pas des études supérieures… Il y a intérêt à ce que l’investissement en vaille la peine !
Il y aura de l’amour, forcément. Ou pas. Cela arrive aussi et peut-être même plus souvent qu’on ne le pense et qu’on ne le dit. « Ma foi, si on n’en parle pas autant, c’est que ce ne doit pas être si prégnant ! »… Ma foi… Bref, il y aura de l’amour, forcément. Ou pas. Lui, il a eu de la chance. Ses parents ont énormément investi en lui. Il était plein de promesses. Il avait un tel potentiel. Mais il a aussi été aimé. Cela rendait l’investissement peut-être plus léger. Mais quoi qu’il en fût, il fut aimé. Il s’en persuadait. Même si…
Dans la solitude de sa nuit, pareille au feu qui s’éteignait dans l’âtre, les braises de ses réflexions allaient et venaient comme les rafales de vent au dehors. Le vent sifflait dans les volets et soufflait les branches des arbres tandis que la mélodie chorale de la chaine Mezzo emplissait son bureau de notes feutrées et d’une mélopée propice au recueillement. De temps en temps, quelques accords de violons aigus le sortaient de sa torpeur et de ses réflexions désabusées et le figeaient comme autant de clous sur la croix de son ressentiment, de son amertume, de sa déception, de son chagrin.
L’amour : désigne un sentiment intense d’affection et d’attachement envers un être vivant ou une chose qui pousse ceux qui le ressentent à rechercher une proximité physique, intellectuelle ou même imaginaire avec l’objet de cet amour. Et oui… Même si…
Devait-il se rendre à l’évidence ? Ce n’était guère aisé. L’évidence était lézardée, fissurée et laissait poindre un rai de doute dans lequel se dispersait de manière confuse un halo flou et poudreux d’incertitudes en formes de points d’interrogations. Un peu comme un rai de lumière tamisée qui s’insinue à travers un mur de pierres lézardé et crevassé mettant en exergue les grains de poussières qui flottent en apesanteur dans un silencieux mouvement évaporé. Il se souvenait de moments de tendresse, de complicité, d’affection. Jamais, il n’avait manqué de rien d’essentiel. A ce sujet, d’ailleurs, le spéculoos trempé dans du café chaud au lait et sucré le ramenait au goût agréable et parfumé des matinées de Saint Nicolas. Non, assurément, il avait été aimé. L’évidence n’était pas là, à cette période de son enfance. La crevasse a fracturé son univers lorsqu’il décida de devenir un adulte. Il lui aura fallu du temps pour devenir adulte. Trente-trois ans, à peu de choses près. Maintenant, il était dans son salon, en train d’écouter de la musique classique, alors qu’une fois de plus, il était plongé dans son tourment.
Il aimait bien sa maison. Perdue dans un village anonyme, dans un département anonyme… Une sorte de solitude qui lui plaisait, sans lui plaire pour autant. A peine trois-cent personnes. Et encore… en été ! Un tout petit village, loin de tout, abandonné des services publics, des commerces, des médecins, des artisans. Que des vieux ! Quelques enfants et un tout petit peu de jeunesse turbulente, mal éduquée, déviante même. L’absence de tout n’est pas forcément très cadrante et dans cette absence de tout, tout peut y prendre racine. Ce ne sera souvent guère le mieux mais plutôt le pire qui en émergera. Le commerce le plus proche est à quinze kilomètres, comme le poste de police le plus proche, comme le premier médecin, proche de la retraite, comme le premier boulanger. Un problème de vue et ce sont deux heures de route qui vous attendent pour aller à la rencontre du premier ophtalmologiste, après une attente de six à huit mois pour obtenir votre rendez-vous. Un problème cardiaque et ce sera l’hélicoptère du SAMU parce que ce n’est pas le défibrillateur dans le caisson fixé au mur extérieur de l’église qui vous sauvera. Un incendie (on se chauffe encore au bois dans son petit village perdu) et la certitude de tout perdre dans les flammes avant l’arrivée des pompiers qui n’arriveront à temps que pour constater l’étendue et l’origine du feu.
Heureusement qu’il lui reste une voiture. Elle se délite chaque mois un peu plus, mais elle roule encore. Jusque quand ? Question prégnante qui se pose souvent. Il en avait deux mais l’une à rendu l’âme. Heureusement que dans son couple, l’un des deux travaille. Ils travaillaient tous les deux. Mais avec une seule voiture pour deux lieux de travail à plus de cinquante kilomètres et forcément à l’opposé, cela était compliqué de se déplacer pour aller travailler. Et avec un seul salaire et tous les coûts générés par cette désertification, la banquière opposait une fin de non-recevoir systématique à chaque demande de financement pourtant argumentée. Il ne demandait pourtant pas l’Amérique. Une simple voiture, toute bête, d’occasion, avec quatre roues et deux portières suffisait. Mais non. Il ne fallait pas trop en demander… quand on exigeait de vous toujours, et toujours et encore davantage…
Il a atterri dans ce coin paumé, il y a une dizaine d’années.
L’amour : Un sentiment intense d’affection et d’attachement envers un être vivant qui pousse ceux qui le ressentent à rechercher une proximité physique, intellectuelle.
C’est cela qui expliquait sa présence dans cette vieille maison de pierres et de bois, au coin du feu, à écouter de la musique classique diffusée depuis la chaine Mezzo, en plein milieu de la nuit, dans ce village anonyme d’un coin de France anonyme. Mais, peut-être aussi son absence.
Il y a treize ans, il vivait bien. Au soleil, sur la frange littorale de la Côte d’Azur. Il gagnait même bien sa vie. L’argent rentrait. Il sortait aussi beaucoup. Jamais de folies, mais la vie dans le Sud a un certain coût. L’immobilier varois est une source extraordinaire de revenus pour tout agent immobilier qui parvient à tirer son épingle du jeu. Et il savait y faire pour séduire les clients suisses, russes, anglais ou français, tous forcément fortunés. L’immobilier, dans le Sud, n’est accessible qu’à certains…
Enfin… l’immobilier tout court n’est devenu accessibles qu’à certains, quelle que soit la région. Et certainement pas à lui. Il n’a d’ailleurs jamais compris. A trois reprises, dans son trou perdu, il a cherché à acquérir un bien immobilier. Et modeste qui plus est. Il n’y a d’ailleurs que du modeste dans son coin. Jamais plus de cinquante mille pauvres euros. Le remboursement du crédit lui aurait coûté moins que son loyer actuel qu’il paie régulièrement et sans faillir. Un toit sur la tête devient un impératif d’autant plus précieux et impérieux quand on se rend compte que l’on glisse tout doucement vers une précarité de plus en plus exacerbée au fur et à mesure que passent les décisions et les lois pondues par des dirigeants hors sol et déconnectés des réalités quotidiennes. Mais non ! La banquière… toujours elle et son véto catégorique : « Ce n’est pas que votre situation n’est pas saine. Mais elle peut changer du jour au lendemain. Le risque est trop important. »
Cette réponse a aujourd’hui dix ans. Depuis dix ans, il verse chaque mois cent cinquante euros de plus que ce que lui aurait coûté son crédit qui serait aujourd’hui intégralement remboursé. Allez comprendre ! Il ne comprend toujours pas. Mais aujourd’hui, c’est vraiment compromis. Un seul salaire et des frais qui ne cessent de s’allonger au fur et à mesure que le temps progresse. Une pente savonneuse, le toboggan de la vie auquel il s’agrippe aux deux extrémités du rebord afin de ralentir la glissade autant que faire se peut. Un peu comme une vie qui joue au Titanic après s’être fracassée sur l’iceberg des désillusions d’une société à la dérive. Et quelle dérive ! Il y a des fractures qui ne guérissent jamais ! On les panse, on les soigne mais on boite après sans jamais s’en remettre vraiment.
Il était donc agent immobilier pour une franchise qui était le premier groupe européen de l’enseigne pour laquelle il vendait des appartements luxueux, des maisons les pieds dans l’eau, des villas anciennes ou modernes aux jardins abondants qui résistaient à la morsure du soleil grâce à une gabegie en eau effarante. La journée. Le soir, il devenait, sous l’emprise consentie d’un patron qui aimait la fête, un bambochard qui se cuitait au Ruinart tout en découvrant les plaisirs de la table provençale. Au grand dam de sa compagne qui seule s’inquiétait au milieu de la nuit de son absence, et qui malade à ne plus savoir bouger s’occupait tant bien que mal d’un nourrisson qui lui braquait ses quelques heures de sommeil et de répit face à la douleur de sa maladie.
Il n’a pas été parfait. Il n’a jamais été parfait. Il n’est pas parfait. Il est même imparfait dans le temps présent qui se conjugue au conditionnel plus qu’au futur.
Jusqu’au verre de trop ! Jusqu’à l’absence de trop ! Jusqu’au mot de trop !
Ne pas la perdre ! Surtout ne pas la perdre ! Elle qui l’avait sauvé, il y avait trois ans. Lui qui l’avait trouvée, par hasard, dans le dédale de la toile. Elle qui avait jeté son dévolu sur lui. Lui qui se demandait ce qu’elle pouvait lui trouver. Elle qui, finalement, lui demanda de venir vivre avec elle. Lui qui ne pouvait rien lui offrir quand, au regard de sa beauté et de son sex-appeal, elle aurait pu trouver n’importe qui d’autre qui puisse lui offrir davantage que lui-même et son passé.
Quand ils s’offraient quelques vacances, ils remontaient toujours au même endroit. Pas d’escapades à l’étranger, à l’hôtel, pas de destinations lointaines et encore moins de vacances dites « paradisiaques ». Tout au plus, un week-end en amoureux à Tourtour et une dizaine de jours de camping avec les enfants dans le Lubéron. Bref, jamais de folies. Rien de très sensationnel si ce n’est que leur lieu de villégiature préféré était justement régi par cette définition de l’amour : un sentiment d’affection et d’attachement envers un être vivant qui pousse ceux qui le ressentent à rechercher une proximité physique.
Ils étaient deux : les parents de sa compagne étaient des gens admirables. C’est là qu’ils remontaient à chaque occasion. Dans ce village anonyme de ce département anonyme perdu au fin fond de nulle part et loin de tout ou abandonné de tous… à choisir…
Ils se plaisaient ici. La région est particulièrement belle et sauvage. Le climat peut y être très chaud comme très froid. Et l’abandon dont elle est victime non consentante des administrations publiques, des commerces et toute activité (même les agriculteurs fuient le secteur !), le désamour dont elle est l’objet en font aussi un havre de calme et de silence. Enfin, tant que la voisine ne passe pas des heures sur sa tondeuse à tourner en rond sur son terrain pour ensuite manier du coupe-bordure pour les limites de clôtures, de la tronçonneuse pour tailler les fruitiers et du coupe-haie électrique pour égaliser les maigres thuyas qui font office de limite de terrain. Heureusement, ce n’était que le mardi, toute l’après-midi et par beau temps. Et quand ce n’était pas le mardi, c’était systématiquement quand il décidait de profiter du calme de son jardin et de la clémence du temps. Quoi qu’il en soit, ils s’y plaisaient.
Un verre de trop ! Une absence de trop ! Un mot de trop !
Quelques semaines plus tard et après s’être assagi du jour au lendemain, démission en poche et dernier chèque récupéré tant bien que mal auprès de son patron qui l’avait mauvaise de le voir partir, les voilà sur la route, remontant l’A6 comme les saumons remontent le courant vers un village anonyme, dans un département anonyme, mais auprès de personnes qui les aimaient et qu’ils aimaient en retour. Une remontée aux sources pour tous les deux. Elle, parce qu’elle retrouvait ses parents, se rapprochait d’eux qui vieillissaient et devenaient de moins en moins indépendants. Elle pouvait donc, à tout moment, être à leurs côtés et veiller au confort de leurs vieux jours. Lui, parce qu’il retrouvait ses beaux-parents qui lui prodiguaient tant de chaleur humaine, de sincérité, sans calculs, sans faux semblant, sans aucun jugement, sans tout ce qu’il avait fui. Elle et lui parce qu’ils se retrouvaient avec leur petit bout de trois ans, loin de toute tentation, à revivre ensemble, au sein de leur maison anonyme, dans ce village anonyme de ce département français anonyme.
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